Tribunal administratif N° 36373 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 4 juin 2015 3e chambre Audience publique du 23 mars 2016 Recours formé par Monsieur …, … contre deux décisions du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 19, L.5.5.2006)
___________________________________________________________________________
JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 36373 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 4 juin 2015 par Maître Nicky Stoffel, avocat à la Cour, assistée de Maître Bouchra Fahime-Ayadi, avocat à la Cour, toutes les deux inscrites au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, déclarant être né le … à … (Tunisie), et déclarant être de nationalité tunisienne, actuellement sans domicile connu, mais ayant élu domicile en l’étude de Maître Stoffel, sise à L-1636 Luxembourg, 8, rue Willy Goergen, tendant, d’une part, à la réformation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 26 mai 2015 portant refus de sa demande de protection internationale, et, d’autre part, à l’annulation de l’ordre de quitter le territoire inscrit dans le même acte ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé en date du 14 juillet 2015 au greffe du tribunal administratif ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Marcel Marigo, en remplacement de Maître Nicky Stoffel et Madame le délégué du gouvernement Danièle Martin en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 9 mars 2016 ;
En date du 19 mars 2012, Monsieur … introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères, direction de l’Immigration, une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 5 mai 2006 relative au droit d’asile et à des formes complémentaires de protection, désignée ci-après par « la loi du 5 mai 2006 ».
Les déclarations de Monsieur … sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Grand-Duché de Luxembourg furent actées par un agent de la Police grand-ducale, section police des étrangers et des jeux, dans un rapport du même jour.
Après avoir déposé sa demande de protection internationale, Monsieur … disparut pour réapparaître le 5 septembre 2014 dans le cadre d’un mandat d’amener pour infractions à la loi sur les stupéfiants.
En date du 30 janvier 2015, Monsieur … fut entendu au Centre Pénitentiaire par un agent du ministère des Affaires étrangères, direction de l’Immigration, sur sa situation et sur les motifs se trouvant à la base de sa demande de protection internationale, cet entretien a toutefois dû être interrompu au vu de l’état dépressif de Monsieur … et son refus de fournir les renseignements nécessaires.
A cette occasion, Monsieur … déclara être né à … en Tunisie dans un petit village sans nom dans la forêt près de la frontière algérienne « là où il y a les barbus et tous les terroristes ». Puisque son frère serait parti « à cause des problèmes » et que sa sœur serait portée disparue, sa famille l’aurait obligé de quitter la Tunisie à l’âge de 17 ans pour ne pas avoir le même sort que ses frères et sœurs. Il ajouta que sa famille l’aurait obligé de fuir en Europe étant donné qu’il ne serait pas un musulman pratiquant mais « ne faisait rien » et « buvait ».
Il expliqua encore ne pas vouloir faire ses déclarations sans la présence d’un avocat et de son frère et sans être en possession des preuves relatives à son vécu, ces preuves se trouvant d’après lui chez son frère et Allemagne.
En date du 30 mars 2015, un agent du ministère des Affaires étrangères, direction de l’Immigration, se rendit de nouveau au Centre Pénitentiaire en vue de la continuation de l’entretien commencé en date du 30 janvier 2015, Monsieur … refusa toutefois de le recevoir.
Par courrier du 9 avril 2015, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après dénommé « le ministre », invita Monsieur … à prendre position par écrit sur sa situation et sur les motifs se trouvant à la base de sa demande de protection internationale pour le 30 avril 2015 au plus tard.
Par courrier du 19 avril 2015, Monsieur … souligna qu’il a « un grand problème dans son pays » et expliqua qu’il aurait refusé de parler à l’agent du ministère des Affaires étrangères parce qu’il n’aurait pas été en possession des « papiers légaux qui l’auraient aidé », tout en affirmant que ces preuves se trouvant au domicile de son ami.
Par décision du 26 mai 2015, notifiée en main propre le 27 mai 2015, le ministre informa Monsieur … que sa demande de protection internationale avait été rejetée comme non fondée, tout en lui enjoignant de quitter le territoire dans un délai de 30 jours.
Le ministre souligna tout d’abord qu’il aurait déployé tous les moyens à sa disposition afin de permettre au demandeur de lui soumettre les motifs à la base de sa demande et que ce dernier aurait violé les obligations incombant à un demandeur de protection internationale en vertu des dispositions de l’article 9 de la loi du 5 mai 2006.
Le ministre estima ensuite que les quelques éléments dont le demandeur a fait état ne rentreraient pas dans le champ d’application de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après dénommée « la Convention de Genève », étant donné que d’une part sa demande reposerait essentiellement sur des motifs remontant à l’année 2004 lesquels seraient dès lors trop éloignés dans le temps pour fonder la demande de protection internationale déposée en 2012 et d’autre part, que les déclarations du demandeur selon lesquelles il aurait quitté la Tunisie à cause des « barbus et tous les terroristes » et qu’il serait un musulman non pratiquant seraient insuffisantes pour constituer un acte de persécution ou établir une crainte fondée d’être persécuté au sens de la Convention de Genève.
Le ministre souligna ensuite que la situation sécuritaire en Tunisie se serait considérablement améliorée depuis la fin de la révolution. Ainsi, les dernières informations démontreraient une transition progressive du pays vers la démocratie et vers la stabilité politique1. De même, le ministre souligna que selon deux notes récentes du « Bundesamt für Migration und Flüchtlinge », l’état d’urgence, proclamé après le départ de l’ex-président aurait été levé le 6 mars 20142 et la Tunisie mènerait des efforts importants contre l’extrémisme3.
Finalement, le ministre retint que le récit de Monsieur … ne contiendrait pas de motifs sérieux et avérés permettant de croire qu’il courrait un risque réel de subir des atteintes graves définies à l’article 37 de la loi du 5 mai 2006 en cas de retour dans son pays d’origine.
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 4 juin 2015, Monsieur … a fait introduire un recours tendant d’une part à la réformation de la décision du ministre du 26 mai 2015 portant refus de sa demande de protection internationale et, d’autre part, à l’annulation de l’ordre de quitter le territoire inscrit dans le même acte.
A titre liminaire, force est au tribunal de constater que la loi modifiée du 5 mai 2006 relative au droit d’asile et à des formes complémentaires de protection a été abrogée par l’article 83 de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « loi du 18 décembre 2015 ». La nouvelle loi précitée du 18 décembre 2015 a apporté plusieurs changements législatifs notamment au niveau de la procédure et de la nature des voies de recours en la présente matière. Par ailleurs, la loi du 18 décembre 2015 prévoit dans son article 35, paragraphe (1) de manière générale un recours en pleine juridiction devant le tribunal administratif contre les décisions du ministre de l’Immigration et de l’Asile prises dans le cadre d’un refus ou de retrait de la demande de protection internationale et contre l’ordre de quitter le territoire, contrairement à la loi abrogée du 5 mai 2006, qui ne prévoyait qu’un recours au fond contre la seule décision du ministre portant refus d’accorder un des statuts de la protection internationale. Or, en ce qui concerne les affaires contentieuses en cours au moment de l’entrée en vigueur de la nouvelle loi, ce changement législatif quant à la nature de la voie de recours qui est ouverte, est susceptible, à défaut de dispositions transitoires, d’entraîner des conflits de lois dans le temps.
En l’espèce, la procédure contentieuse était pendante au moment de l’entrée en vigueur de la nouvelle loi précitée du 18 décembre 2015. En effet, le recours contentieux contre la décision déférée a été introduit en date du 4 juin 2015, tandis que la nouvelle loi date du 18 décembre 2015 et est entrée en vigueur, à défaut de dispositions spécifiques afférentes, trois jours après sa publication au journal officiel le 28 décembre 2015, c’est-à-dire avant que l’affaire n’ait été prise en délibéré et que le tribunal n’ait statué. Il se pose dès lors la question de savoir quelle loi est applicable en l’espèce et plus particulièrement quelle voie de recours était ouverte à l’encontre des décisions déférées.
Conformément au droit commun, les lois de droit judiciaire privé entrent en vigueur à la date qu’elles fixent ou à défaut, trois jours après leur publication. Or, ce principe n’est pas transposable de manière aussi évidente s’agissant de l’application de la nouvelle loi aux instances en cours, qui par hypothèse, ont débuté sous l’empire de la loi ancienne. En principe, la nouvelle loi a vocation à s’appliquer immédiatement à ces instances et cela quel que soit son objet4. Ainsi, tant la jurisprudence française que luxembourgeoise s’accordent à 1 UN News Service, Ban hails Tunisian vote as critical step as country continues transition to democracy, 27 octobre 2014.
2 Bundesamt für Migration und Flüchtlinge, Briefing Notes, 10 mars 2014.
3 Bundesamt für Migration und Flüchtlinge, Briefing Notes, 21 juillet 2014.
4 Loïc Cadiet, Emmanuel Jeuland, Droit judiciaire privé, Litec, 5e édition, p.11, n°19.
dire que, sauf s’il n’en a été autrement disposé par le législateur, toute loi nouvelle de compétence et de procédure s’applique aux instances qui sont en cours au jour de son entrée en vigueur, à moins qu’une décision sur le fond ait été rendue5.
Toutefois, le principe de l’application directe de la nouvelle loi connaît des exceptions.
Ainsi, la loi ancienne de compétence continue à s’appliquer lorsque, au moment de l’entrée en vigueur de la loi nouvelle, la juridiction saisie a déjà rendu une décision intéressant le fond de l’affaire. La loi ancienne doit également continuer à s’appliquer lorsque la loi nouvelle met en cause le fond du droit6. Or, l’existence d’une voie de recours est une règle de fond du droit judiciaire et non pas une règle de forme7. Dès lors, la survie de la loi ancienne joue également en matière de voies de recours. La nouvelle loi est applicable aux instances en cours quand elle se contente de modifier les formes ou la procédure du recours, mais elle ne l’est pas lorsqu’elle affecte la recevabilité même du recours qui doit être appréciée selon la loi en vigueur au jour où la décision a été rendue. En résumé, l’existence d’une voie de recours est régie, en l’absence de mesures transitoires, par la loi sous l’empire de laquelle a été rendue la décision attaquée8.
En l’espèce, par l’article 83 de la nouvelle loi précitée du 18 décembre 2015, le législateur s’est limité à abroger purement et simplement la loi du 5 mai 2006 dans son intégralité, sans prévoir de dispositions transitoires. Ainsi, à défaut par le législateur d’en avoir autrement disposé, l’existence et la nature du recours ouvert en l’espèce, sont régis par la loi du 5 mai 2006.
1) Quant au recours en réformation introduit contre la décision du ministre du 26 mai 2015 portant refus d’une protection internationale L’article 19, paragraphe (3) de la loi du 5 mai 2006, applicable en l’espèce suivant les principes retenus ci-avant, prévoit un recours en réformation en matière de décisions de refus d’une demande de protection internationale, le tribunal est compétent pour statuer sur le recours en réformation dirigé contre la décision ministérielle déférée. Le recours en réformation ayant été introduit par ailleurs dans les formes et délai de la loi, il est recevable.
Dans le cadre du recours en réformation, le juge est amené à apprécier la décision déférée quant à son bien-fondé et à son opportunité, avec le pouvoir d’y substituer sa propre décision impliquant que cette analyse s’opère au moment où il est appelé à statuer9. Par voie de conséquence, c’est la loi du 18 décembre 2015 qui est applicable au recours en réformation intenté contre la décision du ministre du 26 mai 2015.
A l’appui de ce volet du recours et en fait, le demandeur fait en substance valoir les mêmes circonstances que celles déjà exposées lors de l’entretien au Centre Pénitentiaire avec l’agent du ministère des Affaires étrangères en date du 30 janvier 2015.
En droit, le demandeur estime que les faits à la base de sa demande de protection 5 Encyclopédie Dalloz, Procédure, V° Conflits de lois dans le temps, n° 132 et 133 et voir dans le même sens :
trib. adm. 25 juin 2009, n°24354 du rôle, Pas. adm. 2015, V° Lois et règlements, n° 43.
6 Loïc Cadiet, Emmanuel Jeuland, op. cit., n°20.
7 Jurisclasseur, Procédure, Vol. 2, fasc. 61, n°72 et voir en ce sens : Cour adm. 10 juillet 1997, n° 9804C du rôle, Pas. adm. 2015, V° actes règlementaires, n° 4.
8 Jurisclasseur, Procédure, Vol. 2, fasc. 61, n°72.
9 Trib. adm. 1er octobre 1997, n°9699 du rôle, Pas. Adm. 2015 v° Recours en réformation, n°15 et les références y citées.
internationale seraient pertinents et qu’en se limitant à une description de la situation actuelle en Tunisie et au fait qu’il aurait violé ses obligations légales, sans toutefois procéder à une analyse des problèmes avancés, le ministre n’aurait pas correctement évalué sa situation personnelle. A cet égard, il précise que les faits invoqués pris dans leur globalité constitueraient des éléments de persécution morale.
En ce qui concerne la situation générale en Tunisie, le demandeur donne à considérer que malgré la nouvelle constitution adoptée en janvier 2014, la situation en Tunisie ne se serait pas améliorée10. Ainsi, les autorités auraient continué de restreindre la liberté d’expression et d’association et d’infliger des actes de torture à des détenus. La nouvelle constitution n’aurait pas non plus mis fin à la discrimination des femmes et à la peine de mort. Le demandeur verse encore deux extraits du journal : le nouvel observateur dit « OBS », témoignant d’attaques djihadistes dans le petit village de Ben Gardane en Tunisie, quelques kilomètres de la frontière libyenne11 en soulignant que le réseau des salafistes pousserait de nombreuses jeunes tunisiens à partir soutenir le djihad en Libye et en Syrie12.
Il en conclut que la situation en Tunisie ferait naître dans son chef un sentiment de peur permanent ce qui constituerait une persécution morale insupportable qui compromettrait la dignité et l’épanouissement de tout être humain, et il estime que les actes dirigés à son encontre seraient dans leur ensemble d’une gravité suffisante pour être considérés comme des actes de persécution.
Le délégué du gouvernement conclut que le ministre aurait fait une saine analyse de la situation du demandeur, de sorte que ce serait à bon droit qu’il lui a refusé le bénéfice de la protection internationale, tout en précisant que si le demandeur aurait craint les « barbus » et les « terroristes » au début des années 2000, il aurait pu s’installer dans une grande ville où les habitudes religieuses auraient été moins observées par le voisinage.
Aux termes de l’article 2 h) de la loi du 18 décembre 2015, la notion de « protection internationale » se définit comme correspondant au statut de réfugié et au statut conféré par la protection subsidiaire.
La notion de « réfugié » est définie par l’article 2 f) de ladite loi comme étant « tout ressortissant d’un pays tiers ou apatride qui, parce qu’il craint avec raison d’être persécuté du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de ses opinions politiques ou de son appartenance à un certain groupe social, se trouve hors du pays dont il a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ou tout apatride qui, se trouvant pour les raisons susmentionnées hors du pays dans lequel il avait sa résidence habituelle, ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut y retourner […]».
Par ailleurs, aux termes de l’article 42, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015:
« Les actes considérés comme une persécution au sens de l’article 1A de la Convention de Genève doivent :
a) être suffisamment graves du fait de leur nature ou de leur caractère répété pour constituer une violation grave des droits fondamentaux de l’homme, en particulier des droits auxquels aucune dérogation n’est possible en vertu de l’article 15, paragraphe 2, de la 10 Amnesty International, rapport 2014-2015.
11 OBS : « TUNISIE. Pourquoi Ben Gardane est une cible privilégiée des djihadistes », du 8 mars 2016.
12 OBS : « Après la révolution, la Tunisie gangrenée par le djihad », du 15 janvier 2016.
Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
ou b) être une accumulation de diverses mesures, y compris des violations des droits de l’homme, qui soit suffisamment grave pour affecter un individu d’une manière comparable à ce qui est indiqué au point a). […] » Finalement, aux termes de l’article 39 de la loi du 18 décembre 2015: « Les acteurs des persécutions ou atteintes graves peuvent être :
a) l’Etat ;
b) des partis ou organisations qui contrôlent l’Etat ou une partie importante du territoire de celui-ci ;
c) des acteurs non étatiques, s’il peut être démontré que les acteurs visés aux points a) et b), y compris les organisations internationales, ne peuvent ou ne veulent pas accorder une protection contre les persécutions ou atteintes graves. », et aux termes de l’article 40 de la même loi: « (1) La protection contre les persécutions ou les atteintes graves ne peut être accordée que par :
a) l’Etat, ou b) des partis ou organisations y compris des organisations internationales, qui contrôlent l’Etat ou une partie importante du territoire de celui-ci, pour autant qu’ils soient déposés à offrir une protection au sens du paragraphe (2) et en mesure de le faire.
(2) La protection contre les persécutions ou les atteintes graves doit être effective et non temporaire. Une telle protection est généralement accordée lorsque les acteurs visés au paragraphe (1) points a) et b) prennent des mesures raisonnables pour empêcher la persécution ou des atteintes graves, entre autres lorsqu’ils disposent d’un système judiciaire effectif permettant de déceler, de poursuivre et de sanctionner les actes constituant une persécution ou une atteinte grave, et lorsque le demandeur a accès à cette protection.
(3) Lorsqu’il détermine si une organisation internationale contrôle un Etat ou une partie importante de son territoire et si elle fournit une protection au sens du paragraphe (2), le ministre tient compte des orientations éventuellement données par les actes du Conseil de l’Union européenne en la matière.» Il se dégage des articles précités de la loi du 18 décembre 2015 que l’octroi du statut de réfugié est notamment soumis aux conditions que les actes invoqués sont motivés par un des critères de fond définis à l’article 2 f) de la loi du 18 décembre 2015, à savoir la race, la religion, la nationalité, les opinions politiques ou l’appartenance à un certain groupe social, que ces actes sont d’une gravité suffisante au sens de l’article 42, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, et qu’ils émanent de personnes qualifiées comme acteurs aux termes des articles 39 et 40 de la loi du 18 décembre 2015, étant entendu qu’au cas où les auteurs des actes sont des personnes privées, elles sont à qualifier comme acteurs seulement dans le cas où les acteurs visés aux points a) et b) de l’article 39 de la loi du 18 décembre 2015 ne peuvent ou ne veulent pas accorder une protection contre les persécutions et, enfin, que le demandeur ne peut ou ne veut pas se réclamer de la protection de son pays d’origine.
Dans la mesure où les conditions sus-énoncées doivent être réunies cumulativement, le fait qu’une d’elles ne soit pas valablement remplie est suffisant pour conclure que le demandeur ne saurait bénéficier du statut de réfugié.
Force est encore de relever que la définition du réfugié contenue à l’article 2 f) de la loi du 18 décembre 2015 retient qu’est un réfugié une personne qui « craint avec raison d’être persécutée », de sorte à viser une persécution future sans qu’il n’y ait nécessairement besoin que le demandeur ait été persécuté avant son départ de son pays d’origine. Par contre, s’il s’avérait que tel avait été le cas, l’article 37, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 établit une présomption simple que de telles persécutions se poursuivront en cas de retour dans le pays d’origine, étant relevé que cette présomption pourra être renversée par le ministre par la justification de l’existence de bonnes raisons de penser que ces persécutions ne se reproduiront pas. L’analyse du tribunal devra par conséquent en définitive porter sur l’évaluation, au regard des faits que le demandeur avance, du risque d’être persécuté qu’il encourt en cas de retour dans son pays d’origine.
En l’espèce, il convient de constater de prime abord que si le demandeur déclare avoir quitté son pays d’origine pour ne pas subir le même sort que son frère et sa sœur, ces faits ne sont pas motivés par un des critères de fond définis à l’article 2 f) de la loi du 18 décembre 2015, à savoir la race, la religion, la nationalité, les opinions politiques ou l’appartenance à un groupe social. En effet, lesdits faits sont exclusivement d’ordre privé, voir familial et ne sont dès lors pas susceptible de justifier l’obtention d’un statut de réfugié.
Par ailleurs, il se dégage des dispositions légales précitées que l’octroi du statut de réfugié suppose, entre autres que les faits invoqués par le demandeur à l’appui de sa demande de protection internationale atteignent un certain degré de gravité, lequel est déterminé, s’agissant du statut de réfugié, par l’article 42 (1) de la loi du 18 décembre 2015 relatif à la notion de « persécution ». Si, le fait de ne pas pratiquer activement la religion musulmane tel qu’avancé par le demandeur, est a priori de nature à rentrer dans le champ d’application de l’article 2 d) de la loi du 18 décembre 2015, à savoir, la religion, ou plutôt le fait de ne pas pratiquer sa religion, force est toutefois de constater que le demandeur n’invoque pas de persécutions en relation avec sa religion, des simples critiques éventuelles et relatives au fait de ne pas pratiquer la religion musulmane exprimées de la part de sa famille, ne revêtent pas une gravité suffisante pour constituer une violation grave des droits fondamentaux de l’homme au sens de l’article 42 de la loi du 18 décembre 2015.
Si le demandeur a certes tenté lors de son audition d’expliquer son refus de pratiquer la religion musulmane par la présence d’hommes barbus et de prétendus terroristes dans son village de naissance, force est cependant au tribunal de retenir que cette simple affirmation, non autrement étayée par le demandeur dans sa requête introductive d’instance repose sur aucun fait concret, de sorte qu’elle ne saurait entraîner la conviction du tribunal.
Il en est de même en ce qui concerne le rapport d’Amnesty International 2014-2015 versé en cause qui souligne certes quelques dysfonctionnements au niveau du système politique et judiciaire de la Tunisie, ces faits ne sont toutefois pas en relation directe avec les problèmes invoqués par le demandeur. Ainsi, les problématiques de la liberté d’expression, de la torture des détenus, de la discrimination des femmes, ainsi que de l’existence de la peine de mort n’ont pas d’incidence directe sur la situation personnelle du demandeur.
En ce qui concerne les articles de l’OBS invoqués et notamment la crainte vis-à-vis des extrémistes islamistes dont le demandeur fait état, force est de constater que si la situation sécuritaire actuelle reste certes précaire, situation ne résultant en tout état de cause pas d’un conflit armé interne au sens d’une situation dans laquelle des forces régulières d’un Etat affrontent un ou plusieurs groupes armés ou dans laquelle deux ou plusieurs groupes armés s’affrontent, mais de tentatives de déstabilisation de groupes terroristes éminemment minoritaires, suscitant la réprobation de la majorité de la population tunisienne13, il résulte des explications de la partie étatique, sources internationales à l’appui, que les autorités en place font des efforts pour combattre la tendance salafiste qui a connu une brève montée après la révolution.
Il résulte des observations qui précèdent que les craintes dont le demandeur fait état s’analysent en substance en un sentiment général d’inquiétude et d’insécurité par rapport à sa situation dans son pays d’origine, sentiment qui ne saurait fonder une crainte de persécution au sens de la Convention de Genève, de sorte que le recours en réformation est à rejeter comme non fondé dans la mesure où il est dirigé contre le refus ministériel d’accorder le bénéfice du statut de réfugié.
Il s’ensuit que c’est à bon droit que le ministre a rejeté la demande du statut de réfugié.
Quant au volet de la décision litigieuse portant refus dans le chef du demandeur d’un statut de protection subsidiaire, il y a lieu de relever qu’aux termes de l’article 2 g) de la loi du 18 décembre 2015, est une « personne pouvant bénéficier de la protection subsidiaire », « tout ressortissant d’un pays tiers ou tout apatride qui ne peut être considéré comme un réfugié, mais pour lequel il y a des motifs sérieux et avérés de croire que la personne concernée, si elle était renvoyée dans son pays d’origine ou, dans le cas d’un apatride, dans le pays dans lequel il avait sa résidence habituelle, courrait un risque réel de subir les atteintes graves définies à l’article 48, l’article 50, paragraphes (1) et (2), n’étant pas applicable à cette personne, et cette personne ne pouvant pas ou, compte tenu de ce risque, n’étant pas disposée à se prévaloir de la protection de ce pays ».
L’article 48 de la même loi énumère, en tant qu’atteintes graves, sous ses points a), b) et c), « la peine de mort ou l’exécution ; la torture ou des traitements ou sanctions inhumains ou dégradants infligés à un demandeur dans son pays d’origine ; des menaces graves et individuelles contre la vie ou la personne d’un civil en raison d’une violence aveugle en cas de conflit armé interne ou international ».
Il s’ensuit que l’octroi de la protection subsidiaire est notamment soumis aux conditions que les actes invoqués par le demandeur, de par leur nature, entrent dans le champ d’application de l’article 48 précité de la loi du 18 décembre 2015, à savoir qu’ils répondent aux hypothèses envisagées aux points a), b) et c), précitées, de l’article 48, et que les auteurs de ces actes puissent être qualifiés comme acteurs au sens des articles 39 et 40 de cette même loi, étant relevé que les conditions de la qualification d’acteur sont communes au statut de réfugié et à celui conféré par la protection subsidiaire.
13 Trib. adm. 1er décembre 2015, n°35807 du rôle, disponible sur www.ja.etat.lu.
Par ailleurs, l’article 2 g), précité, définissant la personne pouvant bénéficier de la protection subsidiaire comme étant celle qui avance « des motifs sérieux et avérés de croire que », si elle est renvoyée dans son pays d’origine « courrait un risque réel de subir les atteintes graves définies à l’article 48 », cette définition vise partant une personne risquant d’encourir des atteintes graves futures, sans qu’il n’y ait nécessairement besoin que le demandeur ait subi des atteintes graves avant son départ de son pays d’origine. Par contre, s’il s’avérait que tel avait été le cas, l’article 37, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 établit une présomption simple que les atteintes graves antérieures d’ores et déjà subies se reproduiront en cas de retour dans le pays d’origine, étant relevé que cette présomption pourra être renversée par le ministre par la justification de l’existence de bonnes raisons de penser que ces atteintes graves ne se reproduiront pas. L’analyse du tribunal devra par conséquent en définitive porter sur l’évaluation, au regard des faits que le demandeur avance, du risque réel de subir des atteintes graves qu’il encourt en cas de retour dans son pays d’origine.
A l’appui de sa demande de protection subsidiaire, le demandeur invoque les mêmes motifs que ceux qui sont à la base de sa demande de reconnaissance du statut de réfugié et il souligne que le fait de vivre dans une crainte constante constituerait une véritable torture psychologique, sinon un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ci-après désignée par la « CEDH ».
Le délégué du gouvernement conclut au rejet de ce volet du recours.
Au vu des conclusions dégagées ci-avant au sujet de la demande en reconnaissance du statut de réfugié, dans la mesure où il a été jugé que les faits et motifs invoqués par le demandeur manquent de fondement, il y a lieu de retenir qu’il n’existe pas davantage d’éléments susceptibles d’établir, sur la base des mêmes arguments, qu’il existerait de sérieuses raisons de croire qu’il encourrait, en cas de retour dans son pays d’origine, un risque réel et avéré de subir des atteintes graves au sens de l’article 48 précité. Plus particulièrement, le demandeur reste en défaut d’établir qu’en cas de retour dans son pays d’origine, il risquerait la peine de mort ou l’exécution, la torture ou des traitements ou sanctions inhumains ou dégradants, ou encore des menaces graves et individuelles contre sa vie ou sa personne en raison d’une violence aveugle en cas de conflit armé interne ou international. Dans la mesure où il a été retenu que les faits invoqués par le demandeur ne rentrent pas dans le champ d’application de la Convention de Genève, respectivement n’atteignent pas le degré de gravité requis, le demandeur ne saurait faire valoir un risque réel de subir des traitements inhumains et dégradants visés par l’article 3 de la CEDH alors que, tout comme la notion de « réfugié », celle de « personne pouvant bénéficier de la protection subsidiaire » implique nécessairement des atteintes graves, ou à tout le moins le risque d’atteintes graves.
Il s’ensuit en l’absence d’autres éléments que c’est à juste titre que le ministre a retenu que le demandeur n’a pas fait état de motifs sérieux et avérés permettant de croire qu’il courrait le risque de subir des atteintes graves au sens de l’article 48 de la loi du 18 décembre 2015 et qu’il lui a partant refusé l’octroi d’une protection subsidiaire au sens de l’article 2 g) de ladite loi.
A vu des conclusions dégagées ci-avant, le recours est à rejeter pour ne pas être fondé.
2) Quant au refus dirigé contre la décision ministérielle du 26 mai 2015 portant ordre de quitter le territoire Tel que précisé ci-avant, l’article 19, paragraphe (3) de la loi du 5 mai 2006, applicable en l’espèce selon les principes dégagés ci-avant, prévoit un recours en annulation contre l’ordre de quitter le territoire du ministre de sorte que le tribunal est compétent pour en connaître en la présente matière. Le recours en annulation, par ailleurs introduit dans les formes et délai de la loi, est recevable.
Dans le cadre du recours en annulation, l’analyse du tribunal ne saurait se rapporter qu’à la situation de fait et de droit telle qu’elle s’est présentée au moment de la prise de la décision déférée, le juge de l’annulation ne pouvant faire porter son analyse ni à la date à laquelle il statue, ni à une date postérieure au jour où la décision déférée a été prise14. Par voie de conséquence, c’est la loi du 5 mai 2006 qui est applicable au recours en annulation intenté contre la décision du ministre du 26 mai 2015.
Aux termes de l’article 20, paragraphe (2) de la loi du 5 mai 2006, « Une décision négative du ministre vaut décision de retour. […] ». En vertu de l’article 2 r) de la loi du 5 mai 2006, la notion de « décision de retour » se définit comme « la décision négative du ministre déclarant illégal le séjour et imposant l’ordre de quitter le territoire». Il s’ensuit que l’ordre de quitter est la conséquence automatique du refus de séjour.
Dans la mesure où le tribunal vient de retenir que c’est à juste titre que le ministre a rejeté la demande de protection internationale du demandeur, il a également valablement pu assortir cette décision d’un ordre de quitter le territoire.
A défaut d’autres moyens, le recours en annulation est à rejeter comme étant non fondé.
Par ces motifs, le tribunal administratif, troisième chambre, statuant à l’égard de toutes les parties ;
reçoit en la forme le recours en réformation introduit contre la décision ministérielle du 26 mai 2015 portant refus d’un statut de réfugié et d’une protection subsidiaire ;
au fond, le déclare non justifié et en déboute ;
reçoit en la forme le recours en annulation introduit contre l’ordre de quitter le territoire ;
au fond, le déclare non justifié et en déboute ;
condamne le demandeur aux frais.
Ainsi jugé par :
Claude Fellens, vice-président, Thessy Kuborn, premier juge, 14 TA 23 mars 2005, n° 19061 du rôle, Pas. Adm. 2015 v° Recours en annulation, n°18 et les références y citées.
Géraldine Anelli, attaché de justice, et lu à l’audience publique du 23 mars 2016, par le vice-président, en présence du greffier Judith Tagliaferri.
s. Judith Tagliaferri s. Claude Fellens Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 25 mars 2016 Le greffier du tribunal administratif 11