Tribunal administratif Numéro 37114 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 2 novembre 2015 2e chambre Audience publique du 26 novembre 2015 Recours formé par Monsieur …, … contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 15, Loi du 5 mai 2006)
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 37114 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 2 novembre 2015 par Maîre Nicky Stoffel, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Bénin), de nationalité béninoise, demeurant actuellement à L-…, tendant à l’annulation d’une décision du 16 octobre 2015 par laquelle le ministre de l’Immigration et de l’Asile s'est déclaré incompétent pour connaître de l’examen de sa demande de protection internationale ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif en date du 3 novembre 2015 ;
Vu l’ordonnance du président du tribunal administratif du 3 novembre 2015, inscrite sous le numéro 37115 du rôle ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision attaquée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Vanessa Hayo, en remplacement de Maître Nicky Stoffel, et Monsieur le délégué du gouvernement Jean-Paul Reiter en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 23 novembre 2015.
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Le 10 août 2015, Monsieur … introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 5 mai 2006 relative au droit d’asile et à des formes complémentaires de protection, désignée ci-
après par la « loi du 5 mai 2006 ».
Les déclarations de Monsieur… sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg furent actées dans un rapport de la police grand-ducale, section police des étrangers et des jeux, du même jour.
Le 26 août 2015, Monsieur… fut entendu par un agent du ministère sur son identité, sa situation familiale, ses séjours antérieurs dans d’autres pays, les documents de voyage en sa possession et l’itinéraire suivi pour arriver au Luxembourg.
Par décision du 16 octobre 2015, notifiée à l’intéressé par courrier recommandé envoyé le même jour, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après dénommé le « ministre », informa Monsieur… que le Grand-Duché de Luxembourg ne serait pas compétent pour examiner sa demande de protection internationale, en se référant aux dispositions de l’article 15 de la loi du 5 mai 2006 et à celles de l’article 12 (4) du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III », au motif que ce serait la République fédérale d’Allemagne qui serait responsable du traitement de sa demande de protection internationale, du fait qu’il serait titulaire d’un visa allemand valable du 7 au 13 mai 2015. Ledit arrêté fait encore état de ce que les autorités allemandes auraient accepté, en date du 3 septembre 2015, de reprendre en charge l’examen de sa demande d’asile.
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 2 novembre 2015, inscrite sous le numéro 37114 du rôle, Monsieur… fit introduire un recours tendant à l’annulation de la décision ministérielle, précitée, du 16 octobre 2015.
Par requête séparée déposée au greffe du tribunal administratif le même jour, inscrite sous le numéro 37115 du rôle, Monsieur… fit encore introduire une demande tendant à l’institution d’une mesure provisoire, de laquelle il fut débouté par une ordonnance du président du tribunal administratif du 3 novembre 2015.
Etant donné que l’article 17 de la loi du 5 mai 2006 prévoit un recours en annulation contre les décisions d’incompétence prises en vertu de l’article 15 de la même loi, un tel recours en annulation a valablement pu être dirigé contre la décision ministérielle litigieuse. Le recours en annulation ayant, par ailleurs, été introduit dans les formes et délai prévus par la loi, il est recevable.
A l’appui de son recours, le demandeur expose les faits et rétroactes à la base de la décision déférée. En droit, il reproche au ministre d’avoir fait une application disproportionnée de la loi du 5 mai 2006 et du règlement Dublin III. Par ailleurs, il soutient qu’ « (…) aucune motivation tangible n’[aurait] été invoquée par la partie étatique à l’appui de la décision du 16 octobre 2015, hormis l’accord des autorités allemandes (…) », de sorte que la décision litigieuse violerait l’article 6 du règlement du 8 juin 1979 relatif à la procédure à suivre par les administrations relevant de l’Etat et des communes, ci-après désigné par « le règlement grand-ducal du 8 juin 1979 ». A cet égard, le demandeur précise que « (…) le cas d’espèce ne tombe[rait] dans aucune des hypothèses (…) énumérées [à l’alinéa 2 de l’article 6, précité, du règlement grand-ducal du 8 juin 1979, prévoyant l’obligation d’indiquer formellement les motifs à la base des décisions administratives y visées] (…) », tout en concluant, néanmoins, à la violation de cette dernière disposition réglementaire. Le demandeur soutient encore que son transfert « (…) en Belgique (…) » serait constitutif d’une atteinte injustifiée à son droit à la protection de sa vie privée « (…) dès lors qu’il [serait] obligé de ce fait de se séparer des personnes avec qui (…) il [aurait] noué des liens très solides au Grand-Duché de Luxembourg (…) ».
Le délégué du gouvernement conclut au rejet du recours.
Dans la mesure où l’examen de la légalité externe d’une décision administrative doit précéder celui de sa légalité interne, le tribunal est en premier lieu amené à trancher le moyen ayant trait à l’insuffisance de la motivation à la base de la décision déférée.
A cet égard, le tribunal relève que, conformément à l’article 4 de la loi réglant la procédure administrative non contentieuse, aux termes duquel « Les règles établies par le règlement grand-ducal [du 8 juin 1979] s’appliquent à toutes les décisions administratives individuelles pour lesquelles un texte particulier n’organise pas une procédure spéciale présentant au moins des garanties équivalentes pour l’administré », l’article 6 dudit règlement grand-ducal du 8 juin 1979 – invoqué par le demandeur dans ce contexte et en vertu duquel certaines catégories de décisions doivent formellement indiquer les motifs par l’énoncé au moins sommaire de la cause juridique qui leur sert de fondement et des circonstances de fait à leur base – ne trouve pas application en l’espèce, dans la mesure où une disposition spéciale prévoit une garantie au moins équivalente, en l’occurrence l’article 15 (2) de la loi du 5 mai 2006, qui requiert que si le ministre se déclare incompétent pour connaître d’une demande de protection internationale, il prend une décision « motivée ».
Or, le tribunal retient que la motivation à la base de la décision déférée est conforme aux exigences de la disposition légale susvisée, étant donné que le ministre a indiqué, avec précision et par référence aux normes applicables, en l’occurrence les articles 15 de la loi du 5 mai 2006 et 12 (4) du règlement Dublin III, les raisons l’ayant amené à prendre la décision d’incompétence litigieuse, à savoir le fait que les autorités allemandes, d’une part, seraient responsables du traitement de la demande de protection internationale de Monsieur…, au motif que ce dernier aurait été titulaire d’un visa allemand valable du 7 au 13 mai 2015, et d’autre part, auraient accepté en date du 3 septembre 2015 de prendre en charge l’examen de ladite demande. Il s’ensuit que le moyen tiré d’une insuffisance de la motivation de la décision litigieuse n’est pas fondé.
Quant à la légalité interne de la décision litigieuse, le tribunal relève que l’article 15 de la loi du 5 mai 2006 prévoit ce qui suit :
« (1) Si, en vertu d’engagements internationaux auxquels le Luxembourg est partie, un autre pays est responsable de l’examen de la demande, le ministre surseoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la prise respectivement reprise en charge.
(2) Lorsque le pays responsable accepte la prise en charge, le ministre se déclare incompétent pour l’examen de la demande de protection internationale par une décision motivée qui est communiquée par écrit au demandeur. Les informations relatives au droit de recours sont expressément mentionnées dans la décision. Le demandeur est transféré vers le pays responsable de l’examen de sa demande. » Il s’ensuit que si, en vertu d’engagements internationaux auxquels le Luxembourg est partie, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise en charge, le ministre se déclare incompétent pour l’examen de la demande.
En l’espèce, le tribunal constate que la décision déférée – prise par le ministre en application de l’article 15, précité, de la loi du 5 mai 2006, ainsi que de l’article 12 (4) du règlement Dublin III, aux termes duquel « Si le demandeur est seulement titulaire d’un ou de plusieurs titres de séjour périmés depuis moins de deux ans ou d’un ou de plusieurs visas périmés depuis moins de six mois lui ayant effectivement permis d’entrer sur le territoire d’un État membre, les paragraphes 1, 2 et 3 sont applicables aussi longtemps que le demandeur n’a pas quitté le territoire des États membres. (…) », le paragraphe 2 de l’article 12 dudit règlement auquel il est ainsi renvoyé prévoyant que « Si le demandeur est titulaire d’un visa en cours de validité, l’État membre qui l’a délivré est responsable de l’examen de la demande de protection internationale (…) » – est motivée par le fait que les autorités allemandes, d’une part, seraient responsables du traitement de la demande de protection internationale de Monsieur…, au motif que ce dernier aurait été titulaire d’un visa allemand valable du 7 au 13 mai 2015, et d’autre part, auraient accepté en date du 3 septembre 2015 de prendre en charge l’examen de ladite demande, tel que relevé ci-avant.
A l’appui de son recours, le demandeur ne conteste pas la compétence de principe des autorités allemandes, mais se borne à invoquer le caractère disproportionné de la décision déférée, ainsi que le fait que celle-ci serait constitutive d’une atteinte à son droit au respect de sa vie privée.
Le tribunal relève en premier lieu que le demandeur est resté en défaut de préciser pour quelles raisons la décision litigieuse serait disproportionnée, de sorte que le moyen afférent est à rejeter, étant rappelé, dans ce contexte, qu’il n’appartient pas au tribunal de suppléer à la carence de la partie demanderesse et de rechercher lui-même les moyens juridiques qui auraient pu se trouver à la base de ses conclusions.
S’agissant ensuite du moyen tiré de la violation du droit de Monsieur… au respect de sa vie privée, pour autant que le demandeur ait entendu viser l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ci-après désignée par « la CEDH », ledit article prévoit ce qui suit : « 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. ».
Force est au tribunal de constater que le demandeur ne se prévaut pas de l’existence, dans son chef, d’une vie familiale, au sens de l’article 8 (1) de la CEDH, mais qu’il invoque uniquement une violation de son droit au respect de sa seule vie privée. Dans ce contexte, le tribunal relève que si l’article 8 de la CEDH se réfère à la notion de « vie privée et familiale », la Cour européenne des droits de l’homme a retenu que « (…) tous les immigrés établis (…) n’ont pas nécessairement une « vie familiale » au sens de l’article 8.
Toutefois, dès lors que l’article 8 protège également le droit de nouer et entretenir des liens avec ses semblables et avec le monde extérieur et qu’il englobe parfois des aspects de l’identité sociale d’un individu, il faut accepter que l’ensemble des liens sociaux entre les immigrés établis et la communauté dans laquelle ils vivent font partie intégrante de la notion de « vie privée » au sens de l’article 8. (…) », de sorte qu’en matière d’immigration, la notion de « vie privée » est susceptible d’être invoquée de façon autonome par rapport à celle de « vie familiale ».
Or, dans la mesure où, face aux contestations de la partie étatique sur ce point, le demandeur s’est borné à faire état de « (…) liens très solides (…) » qu’il aurait créés avec « (…) des personnes (…) » au Luxembourg, sans fournir la moindre précision ni quant à l’identité de ces personnes ni quant à l’intensité des liens qu’il aurait entretenus et qu’il entretiendrait avec ces dernières et sans par ailleurs verser la moindre pièce probante à cet égard, le moyen tiré d’une violation du droit au respect de sa vie privée est à écarter pour manquer en fait.
Il suit des considérations qui précèdent que le recours en annulation est à rejeter pour n’être fondé dans aucun de ses moyens.
Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant à l’égard de toutes les parties ;
reçoit le recours en annulation en la forme ;
au fond, le déclare non justifié et en déboute ;
condamne le demandeur aux frais.
Ainsi jugé par :
Anne Gosset, premier juge, Paul Nourissier, juge, Daniel Weber, juge, et lu à l’audience publique du 26 novembre 2015 par le premier juge, en présence du greffier Michèle Hoffmann.
s. Michèle Hoffmann s. Anne Gosset Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 26/11/2015 Le Greffier du Tribunal administratif 5