Tribunal administratif N° 35108 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 22 août 2014 3e chambre Audience publique de vacation du 22 juillet 2015 Recours formé par Madame …, … contre deux décisions du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 19, L.5.5.2006)
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 35108 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 22 août 2014 par Maître Edévi Amegandji, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Madame …, née le … à … (Togo), demeurant à L-…, tendant à la réformation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 22 juillet 2014 portant refus de sa demande de protection subsidiaire et à l’annulation de l’ordre de quitter le territoire inscrit dans le même acte ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 13 novembre 2014 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment les décisions critiquées ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport ainsi que Maître Edévi Amegandji et Madame le délégué du gouvernement Jacqueline Jacques en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 3 juin 2015.
En date du 19 février 2013, Madame … introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères, direction de l’Immigration, une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 5 mai 2006 relative au droit d’asile et à des formes complémentaires de protection, ci-après désignée par la « loi du 5 mai 2006 ».
Lors du dépôt de sa demande de protection internationale, Madame … déclara que son père aurait voulu la marier de force à un homme inconnu, qui aurait été un avocat dans son village. Elle ajouta que cet homme l’aurait violée. Elle aurait très peur de cet homme, ainsi que de son père. Elle aurait réussi à s’enfuir et à se cacher auprès de sa tante, qui lui aurait aidé à quitter le Togo.
Les déclarations de Madame … sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Grand-Duché de Luxembourg furent actées dans un procès-verbal du service de police judiciaire, section police des étrangers et des jeux, de la police grand-ducale du même jour.
Madame … fut entendue les 17 juillet, 16 septembre et 3 octobre 2013 par un agent du ministère des Affaires étrangères, direction de l’Immigration, sur sa situation et sur les motifs se trouvant à la base de sa demande de protection internationale.
A ces occasions, Madame … déclara qu’elle aurait vécu chez son père à Lomé, la capitale du Togo. A l’âge de vingt-trois ans, son père l’aurait, contre son gré, donnée en mariage à un homme d’une cinquantaine d’années, qui aurait déjà eu plusieurs épouses et qui aurait été avocat dans son village. Elle précisa que, lors d’une réunion de famille le 31 décembre 2012, deux hommes inconnus seraient venus et l’auraient emmenée de force. Ils l’auraient déposée dans la maison de son futur mari à Dagbati, dans la ville de Vogan, où ils l’auraient enfermée dans une chambre. Elle serait restée enfermée pendant deux semaines, période pendant laquelle son futur mari l’aurait régulièrement violée. Lorsqu’elle aurait voulu sortir, il serait devenu violent et l’aurait frappée.
Elle relata qu’un jour, une femme âgée, en l’occurrence la première épouse de son futur mari, serait entrée dans sa chambre et lui aurait offert son aide pour s’enfuir, en lui racontant qu’elle aurait vécu la même chose qu’elle. Elle lui aurait donné de l’argent et lui aurait dit de partir et d’aller à Lomé.
Madame … indiqua qu’elle aurait alors rejoint sa tante paternelle, auprès de laquelle elle n’aurait cependant pas pu rester en raison de sa situation familiale critique. Sa tante l’aurait envoyée chez un pasteur de l’Eglise pentecôtiste, un dénommé …, qui l’aurait hébergée pendant deux semaines et aurait organisé, ensemble avec sa tante, son départ du Togo et son voyage, en compagnie d’un groupe de six missionnaires de l’Eglise pentecôtiste, jusqu’au Luxembourg.
Elle déclara encore que, malgré le fait que deux de ses sœurs aient été mariées de force, elle ne se serait jamais renseignée sur l’existence d’organisations engagées dans la protection des droits de la femme et dans la lutte contre les mariages forcés.
Finalement, elle indiqua qu’une fuite interne n’aurait pas été possible, puisque son père, respectivement son futur mari auraient pu la retrouver partout. En cas de retour dans son pays d’origine, elle risquerait d’être à nouveau mariée de force par son père, soit au même homme, pour le mariage avec lequel elle ne saurait pas si la dot avait déjà été donnée à sa famille, soit à un autre homme.
Par une décision du 22 juillet 2014 notifiée à l’intéressée par lettre recommandée envoyée le même jour, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, désigné ci-après par « le ministre », informa Madame … que sa demande de protection internationale avait été refusée comme non fondée, tout en lui ordonnant de quitter le territoire dans un délai de trente jours.
Le ministre motiva sa décision par la considération que les raisons ayant amené Madame … à quitter son pays d’origine ne seraient pas liées à un des critères de fond définis par Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après désignée par « la Convention de Genève », étant donné qu’il s’agirait de motifs d’ordre familial et privé.
Par ailleurs, le ministre releva que le père et le futur époux de Madame … ne sauraient pas être considérés comme des agents de persécution, dans la mesure où les actes émanant de personnes privées ne pourraient être considérés comme fondant une crainte légitime de persécutions qu’en cas de défaut de protection de la part des autorités étatiques. Or, il ne ressortirait pas du rapport d’audition que l’Etat togolais ou d’autres organisations étatiques présentes sur le territoire du Togo ne pourraient ou ne voudraient accorder une protection à Madame …, puisqu’elle n’aurait pas requis la protection des autorités de son pays d’origine.
Le ministre souligna encore, en se référant à des sources internationales, que le Togo serait particulièrement engagé dans la lutte contre le mariage forcé, lequel serait interdit par la loi togolaise, à savoir par l’article 11 de la loi numéro 2007-005 du 10 janvier 20071.
Il fit encore état de réels progrès réalisés par le Togo au niveau de la promotion des droits de la femme, notamment à travers l’adaptation du cadre législatif aux instruments et conventions internationaux, et plus particulièrement par l’inclusion de l’article 1er de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes du 18 décembre 1979 dans l’article 50 de la Constitution togolaise2. Par ailleurs, le code de l’enfant imposerait que chacun des futurs époux consente personnellement au mariage3.
Finalement, le ministre releva un rapport du Comité pour l'élimination de la discrimination à l'égard des femmes, duquel il ressortirait, d’une part, que le mariage forcé serait en net déclin au Togo et que les autorités togolaises combattraient ces pratiques et, d’autre part, qu’en 2008, le Togo aurait compté quelques 200 organisations non gouvernementales actives dans la lutte pour les droits de la femme4.
Le ministre évoqua encore la possibilité d’une fuite interne et souligna qu e les craintes de Madame … de ne pas pouvoir vivre normalement dans une autre région de son pays d’origine seraient purement hypothétiques.
Enfin, le ministre estima que les faits invoqués à l’appui de la demande de Madame … ne constitueraient pas des atteintes graves au sens de l’article 37 de la loi du 5 mai 2006.
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 22 août 2014, Madame … a fait introduire un recours tendant à la réformation de la décision précitée du ministre du 22 juillet 2014 portant refus d’une protection internationale, et à l’annulation de l’ordre de quitter le territoire contenu dans le même acte.
1. Quant au recours tendant à la réformation de la décision du ministre du 22 juillet 2014 portant refus d’une protection internationale Etant donné que l’article 19 (3) de la loi du 5 mai 2006 prévoit un recours en réformation en matière de demandes de protection internationale déclarées non fondées, le tribunal est compétent pour connaître du recours en réformation.
Le recours en réformation est encore recevable pour avoir par ailleurs été introduit dans les formes et délai de la loi.
Quant aux faits, la demanderesse renvoie aux faits et rétroactes de sa demande en obtention d’une protection internationale tels que retranscrits dans le rapport d’entretien auprès de l’agent compétent du ministère des Affaires étrangères.
1 Immigration and Refugee Board of Canada, Togo : Forced marriage, particularly in Lomé, including its prevalence, the consequences of a refusal, and the treatment by society and the government of women who refuse a forced marriage ; state protection and services (2010 – February 2013), 2 avril 2013.
2 Committee on the Elimination of Discrimination against Women, Consideration of reports submitted by States parties unde article 18 of the Convention on the Elimination of Dicrimination against Women – Togo, 14 avril 2011.
3 Ibidem.
4 Cf. note de bas de page numéro 2.
En droit, elle reproche au ministre d’avoir procédé à une analyse superficielle de ses déclarations, en ayant retenu, d’une part, que sa demande ne serait pas fondée sur un des motifs mentionnés à l’article 1er, section A, § 2 de la Convention de Genève et, d’autre part, que son père, respectivement son futur époux ne seraient pas à qualifiés d’agents de persécution au sens de cette même Convention de Genève.
A ce sujet, elle fait valoir, sources internationales à l’appui5, qu’en sa qualité de femme, sa demande de protection internationale reposerait sur un des critères énumérés à l’article 1er, section A, § 2 de la Convention de Genève, en l’occurrence sur celui de l’appartenance à un groupe social.
Quant aux problèmes qu’elle aurait rencontrés dans son pays d’origine, en l’occurrence la tentative de son père de la marier de force à un homme polygame plus âgé, ainsi que la séquestration et les viols réguliers subis de la part de ce dernier sur une période de deux semaines constitueraient des violences sexuelles, physiques et mentales et seraient à qualifier de sévices graves équivalents à une persécution.
S’agissant des auteurs des actes dont elle aurait fait l’objet au Togo, la demanderesse prétend que si son père et son futur époux étaient certes des personnes privées, ils seraient néanmoins à qualifier d’agents de persécution, étant donné que la protection de la part des autorités togolaises aurait fait défaut.
A ce sujet, elle donne à considérer que, malgré le fait que la législation togolaise regorgerait de lois protectrices des droits de la femme, notamment en matière de mariage forcé, leur mise en œuvre effective échouerait cependant souvent en pratique face à de nombreux facteurs socioculturels. Dans ce contexte, elle fait état de l’absence d’une stratégie sectorielle contre les violences commises contre les femmes, l’insuffisance de ressources financières pour accompagner les actions initiées en matière de lutte contre de telles violences, l’inexistence de bases de données centralisées sur la question, la faible application de la loi, les obstacles socioculturels ou encore le manque de culture de dénonciation. Ainsi, la pratique culturelle prendrait le pas sur l’application des lois.
Quant aux organisations de protection des femmes présentes au Togo, la demanderesse donne à considérer que leur intervention serait souvent limitée et se heurterait à des barrières culturelles, étant donné que, selon la tradition, les filles concernées seraient données en mariage par leurs propres parents contre une dot.
Dans ce contexte, la demanderesse reproche encore au ministre de ne pas avoir insisté davantage sur la question de la protection par les autorités étatiques de son pays d’origine, notamment en l’ayant invité, à travers des questions, à prendre position à ce sujet.
Enfin, la demanderesse conteste la possibilité d’une fuite interne.
Le délégué du gouvernement soutient que le ministre aurait fait une saine appréciation de la situation de la demanderesse et conclut ainsi au rejet du recours.
5 UNHCR, Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut des réfugiés, version décembre 2011, page 92, points 29 et 30.
Aux termes de l’article 2 a) de la loi du 5 mai 2006, la notion de « protection internationale » se définit comme correspondant au statut de réfugié et au statut conféré par la protection subsidiaire.
La notion de « réfugié » est définie par l’article 2 d) de ladite loi comme étant « tout ressortissant d’un pays tiers qui, parce qu’il craint avec raison d’être persécuté du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de ses opinions politiques ou de son appartenance à un certain groupe social, se trouve hors du pays dont il a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ou tout apatride qui, se trouvant pour les raisons susmentionnées hors du pays dans lequel il avait sa résidence habituelle, ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut y retourner […] ».
Par ailleurs, aux termes de l’article 31, pragraphe (1) de la loi du 5 mai 2006 : « Les actes considérés comme une persécution au sens de l’article 1A de la Convention de Genève doivent :
a) être suffisamment graves du fait de leur nature ou de leur caractère répété pour constituer une violation grave des droits fondamentaux de l’homme, en particulier des droits auxquels aucune dérogation n’est possible en vertu de l’article 15, paragraphe 2, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
ou b) être une accumulation de diverses mesures, y compris des violations des droits de l’homme, qui soit suffisamment grave pour affecter un individu d’une manière comparable à ce qui est indiqué au point a). […] » Finalement, aux termes de l’article 28 de la loi du 5 mai 2006 : « Les acteurs des persécutions ou atteintes graves peuvent être :
a) l’Etat ;
b) des partis ou organisations qui contrôlent l’Etat ou une partie importante du territoire de celui-ci ;
c) des acteurs non étatiques, s’il peut être démontré que les acteurs visés aux points a) et b), y compris les organisations internationales, ne peuvent ou ne veulent pas accorder une protection contre les persécutions ou atteintes graves. », et aux termes de l’article 29 de la même loi : « (1) La protection contre les persécutions ou les atteintes graves ne peut être accordée que par :
a) l’Etat, ou b) des partis ou organisations y compris des organisations internationales, qui contrôlent l’Etat ou une partie importante du territoire de celui-
ci, pour autant qu’ils soient déposés à offrir une protection au sens du paragraphe (2) et en mesure de le faire.
(2) La protection contre les persécutions ou les atteintes graves doit être effective et non temporaire. Une telle protection est généralement accordée lorsque les acteurs visés au paragraphe (1) points a) et b) prennent des mesures raisonnables pour empêcher la persécution ou des atteintes graves, entre autres lorsqu’ils disposent d’un système judiciaire effectif permettant de déceler, de poursuivre et de sanctionner les actes constituant une persécution ou une atteinte grave, et lorsque le demandeur a accès à cette protection. » (3) Lorsqu’il détermine si une organisation internationale contrôle un Etat ou une partie importante de son territoire et si elle fournit une protection au sens du paragraphe (2), le ministre tient compte des orientations éventuellement données par les actes du Conseil de l’Union européenne en la matière.» Il se dégage des articles précités de la loi du 5 mai 2006 que l’octroi du statut de réfugié est notamment soumis aux conditions que les actes invoqués sont motivés par un des critères de fond définis à l’article 2 d) de la loi du 5 mai 2006, à savoir la race, la religion, la nationalité, les opinions politiques ou l’appartenance à un certain groupe social, que ces actes sont d’une gravité suffisante au sens de l’article 31, paragraphe (1) de la loi du 5 mai 2006, et qu’ils émanent de personnes qualifiées comme acteurs aux termes des articles 28 et 29 de la loi du 5 mai 2006, étant entendu qu’au cas où les auteurs des actes sont des personnes privées, elles sont à qualifier comme acteurs seulement dans le cas où les acteurs visés aux points a) et b) de l’article 28 de la loi du 5 mai 2006 ne peuvent ou ne veulent pas accorder une protection contre les persécutions et, enfin, que le demandeur ne peut ou ne veut pas se réclamer de la protection de son pays d’origine.
Dans la mesure où les conditions sus-énoncées doivent être réunies cumulativement, le fait qu’une d’elles ne soit pas valablement remplie est suffisant pour conclure que le demandeur ne saurait bénéficier du statut de réfugié.
Force est encore de relever que la définition du réfugié contenue à l’article 2 d) de la loi du 5 mai 2006 retient qu’est un réfugié une personne qui « craint avec raison d’être persécutée », de sorte à viser une persécution future sans qu’il n’y ait nécessairement besoin que le demandeur ait été persécuté avant son départ de son pays d’origine. Par contre, s’il s’avérait que tel avait été le cas, l’article 26 (4) de la loi du 5 mai 2006 établit une présomption simple que de telles persécutions se poursuivront en cas de retour dans le pays d’origine, étant relevé que cette présomption pourra être renversée par le ministre par la justification de l’existence de bonnes raisons de penser que ces persécutions ne se reproduiront pas. L’analyse du tribunal devra par conséquent en définitive porter sur l’évaluation, au regard des faits que les demanderesses avancent, du risque d’être persécuté qu’elles encourent en cas de retour dans leur pays d’origine.
Contrairement à ce que prétend la partie étatique, le mariage forcé, la séquestration et les viols dont fait état la demanderesse ne sont pas à considérer comme délits de droit commun, mais tombent dans le champ d’application de la Convention de Genève, dans la mesure où le comportement manifesté à son égard est motivé par son appartenance au groupe social des femmes.
A ce sujet, force est en effet de constater que, selon l’UN High Commissioner for Refugees, ci-après désigné par « l’UNHCR »6, « « La persécution liée au genre » est une expression utilisée pour englober la variété de demandes dans lesquelles le genre est une considération pertinente pour la détermination du statut de réfugié. […] 6 UNHCR, Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut des réfugiés, version décembre 2011, page 86, points 1 et 3.
Afin de comprendre la nature de la persécution liée au genre, il est essentiel de définir les termes « genre » et « sexe » et de faire la distinction entre eux. Le genre fait référence aux relations entre les femmes et les hommes basées sur des identités, des statuts, des rôles et des responsabilités qui sont définis ou construits socialement ou culturellement, et qui sont attribués aux hommes et aux femmes, tandis que le « sexe » est déterminé biologiquement.
Ainsi, le genre n’est ni statique ni inné mais acquiert une signification construite socialement et culturellement au fil du temps. Les demandes d’asile liées au genre peuvent être présentées aussi bien par des femmes que par des hommes, bien que, en raison de formes spécifiques de persécutions, ces demandes soient plus communément présentées par des femmes. […] Il est typique que les demandes d’asile liées au genre comprennent, même si elles ne s’y limitent certainement pas, les actes de violence sexuelle, les violences conjugales/familiales, la planification familiale imposée, les mutilations génitales féminines, les sanctions pour transgression de normes sociales et la discrimination envers les homosexuel(le)s. » Il ressort encore de cette même source internationale que « les femmes [constituent] un exemple manifeste d’ensemble social défini par des caractéristiques innées et immuables, et qui sont fréquemment traitées différemment des hommes. Leurs caractéristiques les identifient également en tant que groupe dans la société, les exposant à des formes de traitement et des normes différentes selon certains pays. De la même façon, cette définition comprend les homosexuel(le)s, les transsexuel(le)s ou les travesti(e)s. »7 Il ressort des différentes sources internationales citées par la partie étatique et par la demanderesse, que les mariages forcés au Togo et les violences sexuelles corrélatives concernent exclusivement les femmes, de sorte qu’à cet égard, les femmes forment un groupe social particulièrement vulnérable en raison de leur genre, auquel appartient la demanderesse.
Le tribunal constate, par ailleurs, que les difficultés rencontrées par la demanderesse revêtent une gravité telle qu’elles dépassent le seuil fixé à l’article 31 de la loi du 5 mai 2006.
En effet, le fait d’avoir été mariée contre son gré avec une personne inconnue, celui d’avoir été séquestrée et violée régulièrement par cette personne pendant une période de deux semaines et celui d’avoir été frapée pour avoir essayé de sortir de la maison sont d’une gravité indéniable. Ces faits s’analysent en de véritables actes de torture physiques et sont de ce fait suffisamment graves de par leur nature et leur caractère répété pour constituer une violation grave des droits fondamentaux de l’homme au sens de l’article 31, paragraphe (1) de la loi du 5 mai 2006.
Si les maltraitances physiques subies par la demanderesse sont certes d’une gravité incontestable, il n’en reste pas moins qu’à défaut d’avoir sollicité une quelconque aide ou protection de la part des autorités togolaises, il n’est pas établi que celles-ci ne voudraient ou ne pourraient pas lui accorder une protection adéquate.
Or, concernant les actes en provenance de personnes privées, sans lien avec l’Etat, tel que cela est le cas en l’espèce, les auteurs ayant été le père et, surtout, le futur époux de la demanderesse, l’article 28 de la loi du 5 mai 2006 dispose que des agents non étatiques ne peuvent être considérés comme des acteurs de persécutions que si les autorités de l’Etat d’origine, en l’espèce les autorités togolaises, ne veulent ou ne peuvent pas fournir à la demanderesse une protection effective contre ces actes. L’essentiel est en effet d’examiner si 7 Ibidem, page 92, point 30.
la personne peut être protégée compte tenu de son profil dans le contexte qu’elle décrit : c’est l’absence de protection qui est décisive, quelle que soit la source des persécutions.
Il y a, à cet égard, encore lieu de rappeler l’article 29, paragraphe (2) de la loi du 5 mai 2006 qui définit la protection comme suit : « La protection contre les persécutions ou les atteintes graves doit être effective et non temporaire. Une telle protection est généralement accordée lorsque les acteurs visés au paragraphe (1) points a) et b) prennent des mesures raisonnables pour empêcher la persécution ou des atteintes graves, entre autres lorsqu’ils disposent d’un système judiciaire effectif permettant de déceler, de poursuivre et de sanctionner les actes constituant une persécution ou une atteinte grave, et lorsque le demandeur a accès à cette protection. » Une protection peut dès lors être considérée comme suffisante si les autorités du pays d’origine ont mis en place une structure policière et judiciaire capable et disposée à déceler, à poursuivre et à sanctionner les actes constituant des atteintes graves et lorsque la demanderesse a accès à cette protection, la disponibilité d’une protection nationale exigeant par conséquent un examen de l’effectivité, de l’accessibilité et de l’adéquation d’une protection disponible dans le pays d’origine même si une plainte a pu être enregistrée. Cela inclut notamment la volonté et la capacité de la police, des tribunaux et des autres autorités du pays d’origine, à identifier, à poursuivre et à punir ceux qui sont à l’origine des atteintes graves sans cependant que cette exigence n’impose pour autant un taux de résolution et de sanction des infractions de l’ordre de 100%, taux qui n’est pas non plus atteint dans les pays dotés de structures policières et judiciaires les plus efficaces, ni qu’elle n’impose nécessairement l’existence de structures et de moyens policiers et judiciaires identiques à ceux des pays occidentaux. En effet, la notion de protection de la part du pays d’origine n’implique pas une sécurité physique absolue des habitants contre la commission de tout acte de violence, et une persécution ne saurait être admise dès la commission matérielle d’un acte criminel, mais suppose des démarches de la part des autorités en place en vue de la poursuite et de la répression des actes de violence commis, d’une efficacité suffisante pour maintenir un certain niveau de dissuasion.8 Or, en ce qui concerne précisément la possibilité pour la demanderesse de bénéficier de la protection des autorités de son pays d’origine, il résulte des sources internationales citées par le ministre dans la décision déférée que l’Etat togolais a, par ses initiatives législatives et ses coopérations avec des organisations non gouvernementales protectrices des droits de la femme, réussi à provoquer une amélioration sensible de la situation des droits des femmes et de leur accès à la justice. Il en ressort également que tout mariage, sous peine de nullité, doit être célébré devant un officier de l’Etat civil et nécessite le consentement obligatoire des deux époux. Le ministre a également fait état d’un rapport du Committee on the Elimination of Discrimination against Women du 14 avril 2011 constatant qu’en 2008, il y avait deux cent organisations non gouvernementales au Togo défendant les droits de femmes et qui travaillent actuellement toujours en concert avec les institutions étatiques.
Force est encore au tribunal de relever que ces conclusions ne sont pas énervées par les affirmations de la demanderesse, selon lesquelles tant la mise en œuvre effective de la législation togolaise interdisant le mariage forcé, que l’intervention des organisations de protection des femmes se heurteraient souvent en pratique à des barrières socioculturelles, faisant état, dans ce contexte, de l’absence d’une stratégie sectorielle contre les violences 8 Trib. adm. 5 octobre 2009, n° 25765, Pas. adm. 2015, V° Etrangers, p. 440, n°124.
commises contre les femmes, l’insuffisance de ressources financières pour accompagner les actions initiées en matière de lutte contre de telles violences, l’inexistence de bases de données centralisées sur la question, la faible application de la loi, les obstacles socioculturels ou encore le manque de culture de dénonciation. Faute pour la demanderesse d’avoir appuyé ces affirmations sur des sources internationales concrètes et récentes, elles restent à l’état de pures allégations, le tribunal étant dans l’impossibilité de contrôler leur réalité.
Il convient, par ailleurs, de constater que la demanderesse, qui est originaire de Lomé, capitale du Togo, a réussi à y trouver refuge auprès d’un pasteur après sa fuite de la maison de son futur époux à Vogan, situé à une cinquantaine de kilomètres de Lomé. Dans la mesure où l’impossibilité matérielle de trouver refuge auprès d’une organisation non gouvernementale située à Lomé et d’y porter plainte auprès des forces de l’ordre locales ne se trouve pas vérifiée, le constat que la demanderesse n’a pas tenté d’obtenir une telle protection de la part des autorités togolaises la met en défaut de pouvoir invoquer une absence de protection dans son pays d’origine.
Or, il est de jurisprudence constante que, si le dépôt d’une plainte n’est certes pas une condition légale, un demandeur ne saurait cependant, in abstracto, conclure à l’absence de protection, s’il n’a pas lui-même tenté formellement d’obtenir une telle protection : or, une telle demande de protection adressée aux autorités policières et judiciaires prend, en présence d’agressions ou de menaces physiques, communément la forme d’une plainte, respectivement, comme en l’espèce la demanderesse a été victime d’un mariage forcé et de violences familiales, de la recherche de refuge et d’assistance auprès d’une organisation d’aide aux femmes en détresse, et plus spécialement, d’aide aux victimes de mariages forcés et de violences sexuelles.
Force est dès lors au tribunal de retenir que la demanderesse n’a pas eu recours aux moyens mis à sa disposition pour bénéficier d’une protection des autorités compétentes. Elle est partant mal fondée à arguer de l’absence de protection de la part des autorités togolaises du fait qu’elle n’a pas sollicité cette protection et n’a pas mis les autorités en mesure de la lui apporter. Il ne saurait en effet en principe être admis qu’un demandeur, aux fins d’obtenir le statut de réfugié, se prévale de l’incapacité des autorités en place d’assurer sa protection sans avoir seulement tenté d’obtenir une telle protection9.
Pa voie de conséquence, c’est à bon droit que le ministre a refusé à la demanderesse l’octroi du statut de réfugiée.
En ce qui concerne la demande en obtention d’une protection subsidiaire, il convient de relever qu’aux termes de l’article 2 f) de la loi du 5 mai 2006, est une « personne pouvant bénéficier de la protection subsidiaire », « tout ressortissant d’un pays tiers ou tout apatride qui ne peut être considéré comme un réfugié, mais pour lequel il y a des motifs sérieux et avérés de croire que la personne concernée, si elle était renvoyée dans son pays d’origine ou, dans le cas d’un apatride, dans le pays dans lequel il avait sa résidence habituelle, courrait un risque réel de subir les atteintes graves définies à l’article 37, l’article 39, paragraphes (1) et (2), n’étant pas applicable à cette personne, et cette personne ne pouvant pas ou, compte tenu de ce risque, n’étant pas disposée à se prévaloir de la protection de ce pays ».
9 Cour adm. 5 novembre 2013, n° 33217C, Pas. adm. 2015, V° Etrangers, p. 440, n°125.
L’article 37 de la même loi énumère, en tant qu’atteintes graves, sous ses points a), b) et c), « la peine de mort ou l’exécution ; la torture ou des traitements ou sanctions inhumains ou dégradants infligés à un demandeur dans son pays d’origine ; des menaces graves et individuelles contre la vie ou la personne d’un civil en raison d’une violence aveugle en cas de conflit armé interne ou international ».
Il s’ensuit que l’octroi de la protection subsidiaire est notamment soumis à la double condition que les actes invoqués par le demandeur, de par leur nature, entrent dans le champ d’application de l’article 37 précité de la loi du 5 mai 2006, à savoir qu’ils répondent aux hypothèses envisagées aux points a), b) et c), précitées, de l’article 37, et que les auteurs de ces actes puissent être qualifiés comme acteurs au sens des articles 28 et 29 de cette même loi, l’article 29 disposant que « Les acteurs des persécutions ou atteintes graves peuvent être :
a) l’Etat ;
b) des partis ou organisations qui contrôlent l’Etat ou une partie importante du territoire de celui-ci ;
c) des acteurs non étatiques, s’il peut être démontré que les acteurs visés aux points a) et b), y compris les organisations internationales, ne peuvent ou ne veulent pas accorder une protection contre les persécutions ou atteintes graves. », et l’article 29 de la même loi disposant que « (1) La protection contre les persécutions ou les atteintes graves ne peut être accordée que par :
a) l’Etat, ou b) des partis ou organisations y compris des organisations internationales, qui contrôlent l’Etat ou une partie importante du territoire de celui-ci, pour autant qu’ils soient disposés à offrir une protection au sens du paragraphe (2) et en mesure de le faire.
(2) La protection contre les persécutions ou les atteintes graves doit être effective et non temporaire. Une telle protection est généralement accordée lorsque les acteurs visés au paragraphe (1) points a) et b) prennent des mesures raisonnables pour empêcher la persécution ou des atteintes graves, entre autres lorsqu’ils disposent d’un système judiciaire effectif permettant de déceler, de poursuivre et de sanctionner les actes constituant une persécution ou une atteinte grave, et lorsque le demandeur a accès à cette protection.
(3) Lorsqu’il détermine si une organisation internationale contrôle un Etat ou une partie importante de son territoire et si elle fournit une protection au sens du paragraphe (2), le ministre tient compte des orientations éventuellement données par les actes du Conseil de l’Union européenne en la matière.» Par ailleurs, l’article 2 f), précité, définissant la personne pouvant bénéficier de la protection subsidiaire comme étant celle qui avance « des motifs sérieux et avérés de croire que », si elle était renvoyée dans son pays d’origine « courrait un risque réel de subir les atteintes graves définies à l’article 37 », cette définition vise partant une personne risquant d’encourir des atteintes graves futures, sans qu’il n’y ait nécessairement besoin que le demandeur ait subi des atteintes graves avant son départ de son pays d’origine. Par contre, s’il s’avérait que tel avait été le cas, l’article 26, paragrpahe (4) de la loi du 5 mai 2006 instaure une présomption réfragable que les atteintes graves antérieures d’ores et déjà subies se reproduiront en cas de retour dans le pays d’origine, étant relevé que cette présomption pourra être renversée par le ministre par la justification de l’existence de bonnes raisons de penser que ces atteintes graves ne se reproduiront pas. L’analyse du tribunal devra par conséquent en définitive porter sur l’évaluation, au regard des faits qu’il avance, du risque réel de subir des atteintes graves que le demandeur encourt en cas de retour dans son pays d’origine.
Le tribunal constate qu’à l’appui de sa demande de protection subsidiaire, la demanderesse invoque en substance les mêmes motifs que ceux qui sont à la base de sa demande de reconnaissance du statut de réfugié.
Comme il n’y a pas de conflit armé au Togo et que la demanderesse n’allègue pas risquer la peine de mort ou l’exécution dans son pays d’origine, il y a seulement lieu de vérifier si les traitements dont elle fait état peuvent être qualifiés de torture ou de traitements, respectivement sanctions inhumains ou dégradants.
Or, tel que développé ci-avant dans le cadre de l’analyse de la demande en obtention du statut de réfugié et au vu des mêmes considérations, si le mariage forcé, ainsi que les violences sexuelles et les coups subis par la demanderesse sont d’une gravité indéniable, il n’en reste pas moins que, à défaut d’avoir sollicité une quelconque aide ou protection de la part des autorités togolaises, il n’est pas établi que celles-ci ne voudraient ou ne pourraient pas lui accorder une protection adéquate de sorte que le recours en ce qu’il est dirigé contre le refus de la protection subsidiaire est également à rejeter.
Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent et en l’absence d’autres éléments, c’est à juste titre que le ministre a retenu que c’est à bon droit que le ministre a déclaré la demande de protection internationale sous analyse comme non justifiée, de sorte que le recours en réformation est à rejeter comme non fondé.
2. Quant au recours tendant à l’annulation de la décision du ministre du 22 juillet 2014 portant ordre de quitter le territoire Etant donné que l’article 19 (3) de la loi du 5 mai 2006 prévoit un recours en annulation contre l’ordre de quitter le territoire contenu dans une décision statuant sur une demande de protection internationale, le recours en annulation introduit contre pareil ordre contenu dans la décision déférée du 22 juillet 2014 est recevable pour avoir été, par ailleurs, introduit dans les formes et délai de la loi.
La demanderesse sollicite l’annulation de l’ordre de quitter le territoire au motif qu’il serait manifestement illégal dans la mesure où un retour dans son pays d’origine aurait pour elle des conséquences graves.
Aux termes de l’article 19, paragraphe (1) de la loi du 5 mai 2006, « une décision négative du ministre en matière de protection internationale vaut ordre de quitter le territoire aux termes de la loi du 5 mai 2006 ».
Dans la mesure où le tribunal vient de retenir que c’est à juste titre que le ministre a rejeté la demande de protection internationale de la demanderesse, il a également valablement pu assortir cette décision d’un ordre de quitter le territoire.
A défaut d’autres moyens, le recours en annulation est à rejeter comme étant non fondé.
Par ces motifs, le tribunal administratif, troisième chambre, statuant à l’égard de toutes les parties ;
reçoit en la forme le recours en réformation introduit contre la décision ministérielle du 22 juillet 2014 portant rejet d’un statut de protection internationale ;
au fond, le déclare non justifié et en déboute ;
reçoit en la forme le recours en annulation introduit contre la décision ministérielle du 22 juillet 2014 portant ordre de quitter le territoire ;
au fond, le déclare non justifié et en déboute ;
condamne la demanderesse aux frais.
Ainsi jugé par :
Claude Fellens, vice-président, Annick Braun, premier juge, Jackie Maroldt, attaché de justice, et lu à l’audience publique de vacation du 22 juillet 2015 par le vice-président, en présence du greffier Judith Tagliaferri.
s. Judith Tagliaferri s. Claude Fellens Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 23.07.2015 Le greffier du tribunal administratif 12