Tribunal administratif N° 35177 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 12 septembre 2014 2e chambre Audience publique du 9 juillet 2015 Recours formé par Monsieur …., …, contre une décision du ministre l’Immigration et de l’Asile en matière de statut d’apatride
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 35177 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 12 septembre 2014 par Maître Arnaud Ranzenberger, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …., né le … à … (Russie), déclarant être apatride, sans domicile connu, mais élisant domicile en l’étude de Maître Arnaud Ranzenberger, tendant à l’annulation d’une décision implicite de refus du ministre de l’Immigration et de l’Asile découlant du silence observé pendant plus de trois mois depuis l’introduction de sa demande du 20 février 2014 tendant à l’obtention du statut d’apatride ;
Vu l’ordonnance du président du tribunal administratif du 23 septembre 2014, inscrite sous le numéro 35178 du rôle ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 12 décembre 2014 ;
Vu le mémoire en réplique déposé le 8 janvier 2015 au greffe du tribunal administratif par Maître Arnaud Ranzenberger pour compte du demandeur ;
Vu le mémoire en duplique du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 19 janvier 2015 ;
Vu les pièces versées en cause ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Rafaëlle Weiss, en remplacement de Maître Arnaud Ranzenberger, et Monsieur le délégué du gouvernement Luc Reding en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 27 avril 2015.
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En date du 20 février 2008, Monsieur …. introduisit auprès du ministère des Affaires étrangères et de l’Immigration une demande de reconnaissance du statut d’apatride.
Une enquête de la police grand-ducale ayant permis d’établir que Monsieur …., avant son arrivée au Luxembourg, avait formé le 24 février 2006 une demande d’asile auprès des autorités néerlandaises, le ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration adressa le 22 février 2008 aux autorités néerlandaises compétentes une demande de reprise en charge de l’intéressé, sur le fondement de l’alinéa e) du paragraphe 1 de l’article 16 du règlement (CE) n° 343/2003 du Conseil du 18 février 2003 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée dans l’un des Etats membres par un ressortissant d’un Etat tiers, ci-après désigné par « le règlement Dublin II », à laquelle les autorités néerlandaises donnèrent leur accord en date du 29 février 2008.
Par courrier du 4 mars 2008 à l’adresse du « ministère des Affaires étrangères », le mandataire de l’époque de Monsieur …. précisa que ce dernier « (…) ne sollicite pas le statut de réfugié politique mais la reconnaissance de son apatridie (…) ».
Par arrêté du 5 mars 2008, le ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration refusa à Monsieur …. l’entrée et le séjour sur le territoire du Luxembourg, au motif qu’il ne disposait pas de moyens d’existence personnels, qu’il se trouvait en séjour irrégulier au pays et qu’il était susceptible de compromettre l’ordre public. Monsieur …. fut transféré le 13 mars 2008 aux Pays-Bas.
Revenu au Luxembourg, Monsieur …. fut transféré une nouvelle fois aux Pays-Bas le 24 février 2009, après avoir fait l’objet d’un nouveau refus de séjour au Luxembourg en date du 6 février 2009.
Monsieur …. vint toutefois à nouveau au Luxembourg en 2010. Le 10 mai 2010, il fit l’objet d’une interdiction d’entrée sur le territoire luxembourgeois pour une durée de trois ans et il fut à nouveau transféré aux Pays-Bas le 21 juin 2010.
Monsieur …. se représenta au Luxembourg en décembre 2010 et le 13 janvier 2011, il fit introduire par l’intermédiaire de son mandataire de l’époque une demande de séjour pour motifs humanitaires, demande qui fit l’objet en date du 26 janvier 2011 d’une décision de refus du ministre du Travail, de l’Emploi et de l’Immigration.
Le 31 janvier 2011, Monsieur …. fut à nouveau transféré aux Pays-¬Bas.
Le 15 mars 2011, il fit introduire un recours gracieux contre la décision ministérielle précitée, lequel fut rejeté par une décision confirmative du ministre du Travail, de l’Emploi et de l’Immigration du 3 mai 2011.
Par arrêt de la Cour administrative du 18 décembre 2012, inscrit sous le numéro 30365C du rôle, Monsieur …. fut définitivement débouté de son recours contentieux introduit à l’encontre de la décision ministérielle, précitée, du 26 janvier 2011, ainsi que de la décision confirmative du 3 mai 2011.
Par courrier de son mandataire du 20 février 2014, Monsieur …. fit introduire une nouvelle demande en obtention du statut d’apatride auprès du ministre de l’Immigration et de l’Asile, entretemps en charge du dossier, ci-après désigné par « le ministre », erronément qualifié de ministre du Travail, de l’Emploi et de l’Immigration dans ladite demande.
Par courrier du 16 avril 2014, le ministre s’adressa au mandataire de Monsieur …. en ces termes :
« (…) En mains votre demande en obtention du statut d’apatride […] du 20 février 2014 pour le compte de Monsieur …..
Il y a lieu de rappeler que depuis début 2008 Monsieur …. a été intercepté à plusieurs reprises comme étant en séjour irrégulier au Luxembourg et qu’un arrêté d’expulsion a été prononcé à son encontre en décembre 2010. De même, une autorisation de séjour lui a été refusée par décision ministérielle du 26 janvier 2011, décision qui a été confirmée par la Cour administrative en décembre 2012. Le séjour de Monsieur …. au Luxembourg est irrégulier. De même, il ressort de votre courrier que l’intéressé est, je cite « sans domicile connu ».
Je me permets de vous rappeler que votre mandant a fait l’objet de plusieurs transferts vers les Pays-Bas en vertu du règlement dit Dublin II.
Par conséquent, et avant tout autre progrès en cause, je vous saurais gré de me communiquer le lieu de séjour actuel de Monsieur et de me faire part d’une adresse. (…) ».
Par courriers des 8 et 29 avril 2014, transmis en copie au ministre de la Justice par courriers des 8 et 30 avril 2014, l’association sans but lucratif Amnesty International Luxembourg a.s.b.l., ci-après désignée par « Amnesty International », sollicita, entre autres, du ministre « (…) d’accélérer la procédure de reconnaissance d’un statut [d’apatride en faveur de Monsieur ….] (…) », respectivement « (…) d’intervenir afin que la demande de Monsieur …. (…) puisse être traitée dans les meilleurs délais et dans le respect du droit international (…) ».
Par courrier du 20 mai 2014, le mandataire de Monsieur …. s’adressa au ministre de la Justice en ces termes :
« (…) J’ai l’honneur de vous informer que je représente les intérêts de Monsieur …..
J’ai effectué, conformément aux demandes effectuées préalablement par le précédent confrère en charge de ce dossier, une demande d’obtention [du] statut d’apatride au bénéfice de mon mandant.
Après vérification, il s’avère que Votre Ministère est compétent pour octroyer un tel statut d’apatride.
N’ayant pas de réponse du Ministère des affaires étrangères et européennes à ma précédente demande je suppose que notre demande ne vous a pas été transmise.
Afin de pallier […] cette situation, je vous prie de bien vouloir trouver en annexe à la présente copie du courrier adressé précédemment au Ministère des affaires étrangères et de l’Immigration.
Les motifs et demandes formulés aux termes de ce présent courrier sont maintenus et sont portés à votre attention afin de bien vouloir octroyer à mon mandant le statut sollicité.
A toutes fins utiles je joins encore à la présente le dernier courrier tout à fait circonstancié adressé par Amnesty International au bénéfice de mon mandant au Ministère des affaires étrangères et européennes.
Les moyens y figurant sont également versés au dossier de mon mandant concernant l’octroi d’un statut d’apatride à son bénéfice.
Je vous remercie de bien vouloir réserver une réponse aussi rapide que possible à la présente alors que mon mandant est actuellement sans aucune ressource et vit dans la rue alors qu’il est âgé de plus de 60 ans. (…) ».
Le 27 mai 2014, le ministre adressa au mandataire de Monsieur …. un courrier rédigé comme suit :
« (…) En mains votre courrier du 20 mai 2014 que vous avez adressé au Ministère de la Justice et qui nous a été transmis pour raison de compétence en date du 26 mai 2014.
Contrairement à vos avancements le Ministère des Affaires étrangères et européennes a répondu à votre courrier du 20 février 2014 par courrier ministériel du 10 avril 2014, courrier qui est resté sans réponse de votre part ! Par conséquent, et avant tout autre progrès en cause dans le dossier sous rubrique, je vous saurais gré de me communiquer les renseignements demandés. (…) ».
Par courrier du 4 juin 2014, le ministre de la Justice s’adressa à Amnesty International en ces termes :
« (…) Par la présente, j’accuse bonne réception de vos courriers des 8 et 30 avril 2014.
Je me permets de vous informer que le Ministre de la Justice n’est compétent ni pour reconnaître le statut d’apatride à une personne déterminée ni pour élaborer un projet de loi portant sur l’apatridie.
Ces questions relèvent de la compétence exclusive du Ministre ayant l’Immigration et l’Asile dans ses attributions. (…) ».
Le même jour, le mandataire de Monsieur …. envoya au ministre un courrier rédigé comme suit :
« (…) J’ai l’honneur de revenir vers vous dans le cadre du dossier sous rubrique et suite à vos courriers des 16 avril et 27 mai 2014.
Ma lettre datée du 20 février 2014 avait pour but de solliciter l’obtention d’un statut d’apatride au bénéfice de mon mandant.
Votre réponse émise en date du 16 avril 2014 n’apporte aucune réponse concrète quant à cette demande alors que vous sollicitez simplement l’adresse de mon mandant.
Vous n’êtes pas sans savoir que mon mandant est sans domicile fixe, fait souligné à de nombreuses reprises, de sorte qu’il m’est impossible de vous communiquer une quelconque adresse de celui-ci.
Cette situation d’extrême précarité de mon mandant est la cause principale de l’urgence de cette demande en reconnaissance du statut d’apatride qui n’a pas connu de réponse de votre part depuis le 20 février 2014. (…) ».
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 12 septembre 2014, inscrite sous le numéro 35177 du rôle, Monsieur …. fit introduire un recours tendant à l’annulation d’une décision implicite de refus du ministre découlant du silence observé pendant plus de trois mois depuis l’introduction de sa demande du 20 février 2014 tendant à l’obtention du statut d’apatride.
Par requête séparée déposée le même jour au greffe du tribunal administratif, inscrite sous le numéro 35178 du rôle, Monsieur …. fit encore introduire une demande tendant à l’institution d’une mesure de sauvegarde, qui fut rejetée par une ordonnance du président du tribunal administratif du 23 septembre 2014.
Aucune disposition légale ne prévoyant un recours au fond en la présente matière, le tribunal est compétent pour connaître du recours en annulation.
Le délégué du gouvernement conclut tout d’abord à l’irrecevabilité du recours, au motif qu’il ne saurait y avoir une décision implicite de refus en l’espèce. En effet, le ministre, afin d’être en mesure de statuer sur la demande de Monsieur …. en obtention du statut d’apatride, aurait impérativement dû savoir si l’intéressé se trouvait à nouveau sur le territoire luxembourgeois ou s’il se trouvait aux Pays-Bas. Or, aucune réponse n’aurait été fournie à cet égard par le demandeur.
Le demandeur rétorque que par courrier du 4 juin 2014, faisant suite au courrier ministériel, précité, du 16 avril 2014, son mandataire aurait expliqué au ministre qu’il ne serait pas en mesure de lui fournir l’adresse de son mandant, étant donné qu’il serait sans domicile fixe. Suite à cette réponse, aucune décision expresse n’aurait été prise quant à sa demande tendant à l’obtention du statut d’apatride.
En vertu de l’article 4 (1) de la loi modifiée du 7 novembre 1996 portant organisation des juridictions de l’ordre administratif, ci-après désignée par « la loi du 7 novembre 1996 », « Dans les affaires contentieuses qui ne peuvent être introduites devant le tribunal administratif que sous forme de recours contre une décision administrative, lorsqu’un délai de trois mois s’est écoulé sans qu’il soit intervenu aucune décision, les parties intéressées peuvent considérer leur demande comme rejetée et se pourvoir devant le tribunal administratif. » Cette disposition légale est claire dans la mesure où elle prévoit une présomption de rejet de la demande introduite à partir du moment où aucune décision n’est intervenue dans le délai de trois mois, qui court en principe à partir du moment de l’introduction de la demande, de sorte que l’application de cet article présuppose, d’une part, la formulation d’une demande effective à l’adresse de l’administration et, d’autre part, l’absence de décision afférente.1 1 Trib. adm., 18 février 2005, n° 18721 du rôle, Pas. adm. 2015, V° Procédure contentieuse, n° 220.
Cependant, il appartient à l’administré, aux fins de pouvoir se prévaloir sur base de l’article 4 (1), précité, de la loi du 7 novembre 1996 de l’inertie de l’administration, de formuler sa demande de manière suffisamment précise et complète afin de réaliser une information effective de l’administration, à défaut de quoi l’autorité saisie n’est pas tenue d’arrêter une décision. Il convient dans cet ordre d’idées de souligner que si l’administration est certes tenue d’une obligation de collaboration avec l’administré, notamment en invitant l'administré de préciser ou de compléter la demande en vue de lui permettre d'y statuer utilement, il n’en reste pas moins qu’il appartient également et réciproquement à l’administré de collaborer avec l’administration et de mettre celle-ci en mesure de prendre une décision par rapport à la demande lui soumise, notamment en répondant en temps utile à ses demandes d’informations.2 Il s'ensuit qu'il ne saurait être reproché à l'administration de ne pas avoir statué sur une demande insuffisamment complétée par l'administré, une telle demande n'étant pas de nature à faire courir le délai prévu à l'article 4 (1 ) de la loi du 7 novembre 1996.3 En l’espèce, s’il se dégage du dossier administratif que, par courrier du 16 avril 2014, le ministre a demandé des renseignements complémentaires au litismandataire de Monsieur …., concernant le lieu de séjour et l’adresse actuels de ce dernier, il en ressort également que ledit mandataire a, par courrier du 4 juin 2014, envoyé par télécopie le même jour, fait savoir au ministre qu’il ne serait pas en mesure de lui fournir l’adresse de son mandant, dans la mesure où ce dernier serait sans domicile fixe. S’il est exact que ce courrier reste muet sur le lieu de séjour du demandeur, la partie étatique est restée en défaut d’indiquer dans quelle mesure la demande de Monsieur …. du 20 février 2014 tendant à l’obtention du statut d’apatride, telle que complétée par ledit courrier du 4 juin 2014, l’aurait mise dans l’impossibilité de statuer utilement, la seule affirmation non autrement précisée selon laquelle « (…) pour statuer sur le sort du requérant, et notamment son apatridie, le ministre doit impérativement savoir si le requérant se trouve de nouveau sur le territoire luxembourgeois ou bien s’il se trouve aux Pays-Bas (…) » étant insuffisante à cet égard.
Dans ces circonstances, le tribunal est amené à retenir qu’au plus tard le 4 juin 2014, date d’envoi par télécopie du courrier, précité, du mandataire de Monsieur …. ayant fait suite à la demande de renseignements complémentaires du ministre du 16 avril 2014, le délai prévu à l’article 4 (1), précité, de la loi du 7 novembre 1996 a commencé à courir, de sorte qu’au plus tard le 4 septembre 2014, la demande de Monsieur …. tendant à l’obtention du statut d’apatride a fait l’objet d’une décision implicite de refus susceptible d’un recours devant le tribunal administratif. Il s’ensuit que le moyen d’irrecevabilité sous analyse laisse d’être fondé.
Le délégué du gouvernement soulève encore l’irrecevabilité du recours en annulation, au motif que la requête introductive d’instance ne mentionnerait pas le domicile du demandeur, contrairement aux exigences de l’article 1er de la loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives, ci-après désignée par « la loi du 21 juin 1999 ».
2 Trib. adm., 21 mai 2007, n° 22205 du rôle, confirmé par Cour adm., 6 décembre 2007, n° 23150C du rôle, Pas.
adm., 2015, V° Procédure administrative non contentieuse, n° 22.
3 Trib. adm., 9 novembre 2005, n° 19940 du rôle, Pas. adm., 2015, V° Procédure contentieuse, n° 222 et l’autre référence y citée.
En réponse à ce moyen d’irrecevabilité, le demandeur soutient que la requête introductive d’instance contiendrait une élection de domicile en l’étude de son litismandataire, de sorte qu’il serait satisfait à l’exigence d’indication du domicile du demandeur, telle qu’inscrite à l’article 1er de la loi du 21 juin 1999.
Le tribunal est amené à relever que l’article 1er, alinéa 2 de la loi modifiée du 21 juin 1999 exige comme mention devant obligatoirement figurer dans la requête introductive d’instance le « domicile du requérant ».
Or, en l’espèce, la requête introductive d’instance précise que le demandeur est « sans domicile connu », de sorte qu’elle ne satisfait pas à l’exigence d’indication « domicile du requérant », inscrite à l’article 1er, alinéa 2 de la loi du 21 juin 1999. Cette conclusion n’est pas énervée par la circonstance selon laquelle ladite requête contient une élection de domicile du demandeur en l’étude de son litismandataire, une telle élection de domicile ne valant pas indication du « domicile du requérant » au sens de l’article 1er, alinéa 2 de la loi du 21 juin 1999. En effet, cette disposition légale doit être interprétée comme visant l’indication du domicile réel du demandeur, étant donné qu’elle a pour finalité de permettre à la partie défenderesse de pouvoir utilement identifier le demandeur, afin d’être en mesure d’assurer sa défense de façon valable et complète.
Il n’en reste pas moins que suivant l’article 29 de la loi du 21 juin 1999, « l’inobservation des règles de procédure n’entraîne l’irrecevabilité de la demande que si elle a pour effet de porter effectivement atteinte aux droits de la défense ».
Or, en l’espèce, l’Etat n’a pas pu se tromper sur l’identité du demandeur, la seule absence de l’indication de son domicile réel n’étant, à elle seule, pas de nature à induire la partie défenderesse en erreur, d’autant plus que celle-ci a pu conclure quant au fond et quant aux faits de la présente cause, de sorte qu’il n’y a pas lieu de retenir une atteinte à ses droits de la défense. Le moyen d’irrecevabilité sous examen est partant à écarter pour ne pas être fondé.
Finalement, le délégué du gouvernement soulève l’irrecevabilité du recours pour défaut d’intérêt à agir dans le chef du demandeur, au motif qu’en 2011, le ministre aurait pris un arrêté d’expulsion à l’égard du demandeur, qui serait coulé en force de chose décidée.
A cet égard, le demandeur se prévaut d’un arrêt de la Cour administrative du 11 novembre 2004, inscrit sous le numéro 18260C du rôle, ayant retenu ce qui suit : « (…) il importe de retenir que ni la condition de la résidence régulière ni celle de la présence régulière sur le territoire d’un Etat contractant ne constitue d’après la Convention [relative au statut des apatrides, signée à New York le 28 septembre 1954, approuvée par une loi du 13 janvier 1960, ci-après désignée par « la Convention de New York »,] une condition à la base de la reconnaissance du statut d’apatride dans l’Etat contractant sur le territoire duquel une telle demande est introduite. (…) ». Il en déduit qu’il aurait été « (…) en droit d’intenter une action relativement à sa demande de statut d’apatride alors qu’il [aurait été] en droit de formuler une telle demande (…) ».
Il convient de rappeler que pour justifier d'un intérêt à agir, il faut pouvoir se prévaloir de la lésion d'un intérêt personnel dans le sens que la réformation ou l'annulation de l'acte attaqué confère au demandeur une satisfaction certaine et personnelle.4 Par ailleurs, l'intérêt à agir se mesure aux prétentions du demandeur, abstraction faite de leur caractère justifié au fond.5 En l’espèce, force est au tribunal de constater que, contrairement à ce que prétend le délégué du gouvernement, il ne ressort pas du dossier administratif que le demandeur aurait fait l’objet d’un arrêté d’expulsion, c’est-à-dire d’une décision prise par le ministre sur base de l’article 116 de la loi du 29 août 2008, en vertu duquel «(1) Peut être expulsé du Grand-
Duché de Luxembourg, l’étranger dont la présence constitue une menace grave pour l’ordre public ou la sécurité publique ou qui réapparaît sur le territoire malgré l’interdiction d’entrée sur le territoire prononcée contre lui.
(2) La décision d’expulsion est prise par le ministre dans les formes et suivant les modalités prévues aux articles 109, paragraphe (2) et 110. Elle comporte l’obligation de quitter le territoire sans délai.
(3) La décision d’expulsion comporte une interdiction d’entrée sur le territoire prononcée conformément à l’article 112. (…) », de sorte que le moyen d’irrecevabilité sous analyse est à écarter en ce qu’il manque en fait, étant par ailleurs précisé que le délégué du gouvernement est resté en défaut d’indiquer dans quelle mesure la prise d’une telle décision à l’encontre du demandeur le priverait d’un intérêt à agir à l’encontre de la décision déférée.
A titre superfétatoire, le tribunal est amené à retenir que, dans la mesure où la décision implicite déférée refuse de faire droit à la demande de Monsieur …. en obtention du statut d’apatride – statut dont la reconnaissance lui permettrait de bénéficier de l’ensemble des droits y associés, tels que prévus par la Convention de New York et sous les conditions y visées –, l’annulation de la décision déférée confèrerait au demandeur une satisfaction certaine et personnelle, de sorte qu’il dispose d’un intérêt à agir.
Aucun autre moyen d’irrecevabilité n’ayant été soulevé par la partie étatique, le recours en annulation, qui a, par ailleurs, été introduit dans les formes et délai de la loi, est recevable.
A l’appui de son recours, le demandeur expose les faits et rétroactes de la décision déférée.
En droit, il conteste, en substance, la pertinence, respectivement le bien-fondé du contenu du courrier, précité, du ministre du 16 avril 2014, cité in extenso ci-avant. Ainsi, en se prévalant de l’arrêt, précité, de la Cour administrative du 11 novembre 2004, il soutient que, dans la mesure où sa situation serait telle qu’il devrait être qualifié d’apatride au sens de l’article 1er (1) de la Convention de New York, il ne pourrait pas être considéré comme étant en situation irrégulière au Luxembourg. Il en déduit que le ministre, en se référant dans le 4 Trib. adm., 22 octobre 2007, n° 22489 du rôle, Pas. adm. 2015, V° Procédure contentieuse, n° 7 et les autres références y citées.
5 Trib. adm., 14 février 2001, n° 11607 du rôle, Pas. adm. 2015, V° Procédure contentieuse, n° 3 et les autres références y citées.
courrier susmentionné à l’irrégularité de son séjour, aurait commis une erreur manifeste d’appréciation, sinon une erreur de droit.
Par ailleurs, en se référant à un document de l’UNHCR, intitulé « Protection des droits des apatrides », il soutient que le ministre, en se référant dans le courrier susmentionné du 16 avril 2014 à la circonstance selon laquelle il aurait fait l’objet de plusieurs transferts dans le cadre du règlement Dublin II, aurait commis une erreur manifeste d’appréciation, sinon une erreur de droit, étant donné que ledit règlement ne serait pas applicable aux apatrides qui, sans formuler une demande de protection internationale, solliciteraient uniquement la reconnaissance de leur état d’apatride en application de la Convention de New York, tel que ce serait le cas en l’espèce. En outre, en se référant à l’arrêt, précité, de la Cour administrative du 11 novembre 2004, il soutient que le ministre, « (…) en concluant à une quelconque compétence des Pays-Bas (…) », aurait commis un excès de pouvoir, étant donné que le Luxembourg serait compétent pour l’examen de sa demande en reconnaissance du statut d’apatride, dans la mesure où ladite demande y aurait été introduite et où il ne se trouverait plus aux Pays-Bas.
Le délégué du gouvernement conclut au rejet du recours. Il insiste sur le fait que le règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III », ayant remplacé le règlement Dublin II, auquel le demandeur s’est référé dans sa requête introductive d’instance, serait applicable en l’espèce, en citant son article 1er, aux termes duquel « Le présent règlement établit les critères et les mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou par un apatride ». Par ailleurs, il soutient que l’arrêt, précité, de la Cour administrative du 11 novembre 2004, qui concernerait une personne admissible au statut d’apatride dans aucun autre pays à l’exception du Luxembourg, ne serait pas transposable au cas d’espèce, qui aurait trait à « (…) un demandeur de protection internationale aux Pays-Bas qui n’entend[rait] cependant pas y rester (…) ». En effet, en application du règlement Dublin III, les autorités néerlandaises seraient clairement compétentes pour examiner la demande de Monsieur ….. Or, ce dernier tenterait de contourner « (…) les règles du système Dublin (…) » et de s’établir au Luxembourg moyennant une demande en obtention du statut d’apatride.
A titre subsidiaire, le délégué du gouvernement soutient que l’apatridie, qui ne se présumerait pas, ne serait pas établie dans le chef du demandeur. En effet, le simple fait, pour ce dernier, d’avoir renoncé à sa nationalité russe ne ferait pas de lui un apatride. Rien n’indiquerait qu’il ne pourrait pas recouvrer sa nationalité ou récupérer le titre de séjour russe dont il aurait disposé jusqu’en 2006.
Dans son mémoire en réplique, le demandeur insiste sur l’inapplicabilité du règlement Dublin III.
Il soutient encore qu’il ne saurait lui être reproché de ne pas avoir rapporté la preuve qu’il ne pourrait pas récupérer sa nationalité russe, étant donné que cela reviendrait à exiger de lui la fourniture d’une preuve négative. Au contraire, il appartiendrait à la partie étatique d’établir qu’il serait en mesure de recouvrer sa nationalité russe, ce qu’elle serait restée en défaut de faire, le demandeur insistant dans ce contexte sur le fait qu’il serait constant en cause qu’il se serait vu retirer ladite nationalité.
Dans son mémoire en duplique, le délégué du gouvernement insiste, d’une part, sur l’applicabilité, en l’espèce, du règlement Dublin III, au motif qu’il couvrirait les demandes de protection internationale introduites non seulement par des ressortissants de pays tiers, mais aussi par des apatrides et, d’autre part, sur le fait que le demandeur aurait volontairement renoncé à sa nationalité russe, en donnant à considérer à cet égard qu’« (…) on ne saurait, moyennant renonciation à une nationalité, s’autoproclamer comme étant apatride (…) ». En outre, le délégué du gouvernement réitère son argumentation selon laquelle le demandeur serait resté en défaut de prouver qu’il serait dans l’impossibilité de récupérer sa nationalité russe. Par rapport à l’argumentation du demandeur selon laquelle il s’agirait d’une preuve négative impossible à rapporter, il fait valoir qu’il suffirait à Monsieur …. d’adresser une demande afférente aux autorités russes. Il en déduit que le demandeur n’aurait pas prouvé sa qualité d’apatride, de sorte que le recours serait à rejeter pour ne pas être fondé.
A titre liminaire, le tribunal est amené à retenir que c’est à bon droit que le demandeur soutient que le règlement Dublin III est dépourvu de pertinence en l’espèce, contrairement à ce que fait valoir le délégué du gouvernement. En effet, ce règlement a, aux termes de son article 1er, pour objet d’établir « (…) les critères et les mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou par un apatride (…) ». S’il est exact que ledit règlement concerne la détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale présentée dans l’un des Etats membres par un apatride, tel que le délégué du gouvernement le souligne dans son mémoire en réponse, il n’a pas pour objet la détermination de l’Etat responsable d’une demande tendant à l’obtention du statut d’apatride au sens de la Convention de New York – telle que la demande de Monsieur …. du 20 février 2014, complétée le 4 juin 2014, qui fait à elle seule l’objet du présent recours –, ni ne contient-il de règles de fond relatives à une telle demande, de sorte qu’il est inapplicable en la matière. Il s’ensuit que s’il est constant en cause que le demandeur avait déposé une demande de protection internationale aux Pays-Bas le 24 février 2006 et s’il ressort du dossier administratif, plus précisément d’un courrier adressé le 6 janvier 2011 par les autorités néerlandaises au ministère des Affaires étrangères et de l’Immigration, direction de l’Immigration, que cette demande avait été rejetée le 26 mars 2006, de sorte qu’en application de l’article 18 (1) d) du règlement Dublin III, aux termes duquel « L’État membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de (…) reprendre en charge (…) le ressortissant de pays tiers ou l’apatride dont la demande a été rejetée et qui (…) se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre État membre », le demandeur est, le cas échéant, susceptible d’être transféré, dans le cadre du règlement Dublin III, vers les Pays-Bas, État responsable de l’examen de sa demande de protection internationale, cette seule circonstance ne saurait dispenser les autorités luxembourgeoises de statuer sur la demande de Monsieur …. tendant à l’obtention du statut d’apatride, ni, a fortiori, constituer un motif valable de rejet de cette demande.
Le tribunal est ensuite amené à relever que la notion d’apatride est définie à l’article 1er de ladite Convention de New York, aux termes duquel : « Aux fins de la présente Convention, le terme « apatride » désigne une personne qu’aucun Etat ne considère comme son ressortissant par application de sa législation ».
La reconnaissance du statut d’apatride est dès lors conditionnée par le constat que l’intéressé n’est considéré par aucun Etat comme son ressortissant.
S’agissant de la charge de la preuve de l’apatridie, à l’instar de la règle qui régit la preuve de la nationalité, c’est à celui qui se prévaut de n’en avoir aucune qu’incombe la charge d’établir qu’il a perdu la nationalité qui était la sienne par naissance ou qu’il n’en a jamais eue, le demandeur ne devant cependant à cet égard pas prouver qu’il n’a aucune nationalité du monde, mais plutôt qu’il ne peut pas prétendre à la nationalité des Etats pertinents pour lui: il s’agit principalement du pays dans lequel il est né, où les membres de sa famille résident, où il a séjourné ou dans lequel il a eu sa résidence.6 Il ressort des pièces versées en cause que, par décret n° 2060 du 23 décembre 2000, le Président de la Fédération de Russie a fait droit à la demande de Monsieur …. tendant à l’ « (…) annulation de [la] nationalité de [la] Fédération de Russie (…) », de sorte que le demandeur a volontairement renoncé à la nationalité qui était la sienne.
Or, dans la mesure où le statut d’apatride est destiné à offrir une protection de substitution à ceux qui sont exclus de toute protection étatique et qu’il ne saurait constituer un moyen déguisé d’immigration7, il ne saurait être reconnu à une personne dont la prétendue apatridie résulte de son propre fait, notamment de la renonciation à la nationalité qui était la sienne8, à moins que ce fait ne soit justifié par des éléments extérieurs à la volonté de l’intéressé9, tels que notamment le risque de subir des traitements inhumains et dégradants dans son pays d’origine10.
En l’espèce, étant donné que le demandeur a renoncé à la nationalité qui était la sienne et qu’il ressort, d’une part, d’un article publié dans le « Luxemburger Wort » le 27 septembre 2008, concernant la situation du demandeur et figurant au dossier administratif, que « (…) Nach Russland könnte …. nur zurückkehren wenn er ein entsprechendes Gesuch stellt. Doch dies lehnt er ab, weil er unter keinen Umständen in seine alte Heimat zurück will (…) » et, d’autre part, d’un article publié dans le même journal, intitulé « Dissident ohne Causa in Luxemburg – eine menschliche Odyssee : Der Staatenlose …. ist zwischen die Fronten geraten », figurant lui-aussi au dossier administratif, que « (…) am 29. Juni 2004 (…) wird ihm ein Dokument ausgestellt, das ihn als Staatenloser mit Aufenthaltserlaubnis in Russland ausweist. (…) Doch mittlerweile, im März 2006 ist auch sein russischer Ausweis für Staatenlose abgelaufen und er selbst weigert sich, nach Russland zurückzukehren. (…) », le tribunal est amené à retenir que la prétendue apatridie du demandeur résulte de son propre fait et de sa propre volonté, sans qu’il ne soit établi que son attitude serait justifiée par des éléments extérieurs à celle-ci, sa demande de protection internationale introduite aux Pays-
Bas le 24 février 2006 ayant été rejetée le 26 mars 2006, tel que relevé ci-avant, le demandeur n’ayant, par ailleurs, pas fait état d’un risque de subir d’autres traitements inhumains et dégradants en Russie que ceux qui ont fait l’objet de la décision de refus des autorités néerlandaises du 26 mars 2006. Il s’ensuit que le demandeur ne saurait prétendre au statut d’apatride, de sorte que le recours en annulation est à rejeter pour ne pas être fondé, sans qu’il 6 Trib. adm., 2 février 2009, n° 24813 du rôle, Pas. Adm. 2015, V° Etrangers, n° 801.
7 C.-A. Chassin, Panorama du droit français de l’apatridie, RFDA 2003, p. 324.
8 Trib. adm. Strasbourg, 31 mars 1994, Dragotel, D. 1994, somm. p. 246 ; C.E. fr., 21 nov. 1994, Popescu, Rec.
1994, tables, p. 940, 947 et 949 ; C.E. fr., 3 nov. 1997, Préfet de police c/ Dozsa, req. 156241 ; C.E. fr., 17 mars 1999, Buta, req. 160895.
9 C.-A. Chassin, op. cit..
10 C.E. fr., 29 déc. 2000, Préfet de police c/ Sarigul, req. 216121, Rec. 2000.
n’y ait lieu d’analyser les autres moyens soulevés par le demandeur, cet examen devenant surabondant.
Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant à l’égard de toutes les parties ;
reçoit le recours en annulation en la forme ;
au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;
condamne le demandeur aux frais ;
Ainsi jugé par :
Anne Gosset, premier juge, Paul Nourissier, juge, Daniel Weber, juge, et lu à l’audience publique du 9 juillet 2015 par le premier juge, en présence du greffier Monique Thill.
s. Monique Thill s. Anne Gosset Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 9 juillet 2015 Le greffier du tribunal administratif 12