Tribunal administratif N° 36441 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 17 juin 2015 1re chambre Audience publique du 1er juillet 2015 Recours formé par Monsieur …, … contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 15 L.5.5.2006)
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 36441 du rôle et déposée le 17 juin 2015 au greffe du tribunal administratif par Maître Françoise NSAN-NWET, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le …(Cameroun), de nationalité camerounaise, demeurant à L-…, tendant à l’annulation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile datée du 18 mai 2015 par laquelle ledit ministre s’est déclaré incompétent sur base de l’article 15 de la loi modifiée du 5 mai 2006 relative au droit d’asile et à des formes complémentaires de protection et de l’article 13, paragraphe 1er) du règlement (UE) n° 604/2013 du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, pour connaître de sa demande de protection internationale ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 19 juin 2015 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision attaquée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport ainsi que Maître Françoise NSAN-NWET et Monsieur le délégué du gouvernement Jean-Paul REITER en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 29 juin 2015.
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Le 17 février 2015, Monsieur … introduisit une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 5 mai 2006 relative au droit d’asile et à des formes complémentaires de protection, ci-après la « loi du 5 mai 2006 ».
Le 9 mars 2015, Monsieur … passa un entretien auprès du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.
Par arrêté du 18 mai 2015, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après dénommé le « ministre », informa Monsieur … que le Grand-Duché de Luxembourg n’était pas compétent pour examiner sa demande en reconnaissance d’un statut de protection internationale, en se référant aux dispositions de l’article 15 de la loi du 5 mai 2006 et à celles de l’article 13, paragraphe 1er) du règlement (UE) n° 604/2013 du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après « le règlement (UE) n° 604/2013 », au motif que ce serait le Royaume d’Espagne qui serait responsable du traitement de sa demande d’asile, du fait qu’il y aurait précédemment franchi illégalement la frontière en date du 27 août 2014. Ledit arrêté fait encore état de ce que les autorités espagnoles auraient accepté, en date du 15 mai 2015, de reprendre en charge l’examen de sa demande d’asile.
Dans la même décision, le ministre annonça à l’intéressé que son transfert vers l’Espagne serait organisé dans les meilleurs délais.
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 17 juin 2015, inscrite sous le numéro 36441 du rôle, Monsieur … a fait introduire un recours en annulation contre la décision ministérielle précitée du 18 mai 2015.
Etant donné que l’article 17 de la loi du 5 mai 2006 prévoit un recours en annulation contre les décisions d’incompétence, une requête sollicitant l’annulation de la décision d’incompétence déférée a pu valablement être déposée.
Le recours en annulation dirigé à l’encontre de la décision d’incompétence déférée, par ailleurs déposé dans les formes et délai de la loi, est recevable.
Monsieur … expose à l’appui de son recours avoir fui le Cameroun alors qu’il y aurait été persécuté et harcelé du fait de son homosexualité, laquelle serait susceptible d’être condamnée pénalement en application du Code Pénal camerounais.
Il explique avoir dès lors entrepris un long voyage jusqu’au Maroc où des passeurs l’auraient conduit jusqu’à l’enclave espagnole de Melilla, où il aurait subi de nombreuses violences, notamment du fait des policiers marocains et de la garde civile espagnole. Dès lors, il redouterait son renvoi vers l’Espagne dans la mesure où ses droits fondamentaux y auraient été systématiquement bafoués.
Le demandeur relate à ce sujet que les autorités espagnoles lui auraient enjoint de signer des documents en langue espagnole, langue qui lui serait étrangère, et alors que l’assistance d’un interprète lui aurait été refusée. Il affirme que ses multiples demandes de bénéficier des services d’un interprète auraient exaspéré les autorités espagnoles, qui l’auraient menacé de l’enregistrer comme « fauteur de trouble », statut qui ne lui aurait donné plus aucun droit ni même celui de demeurer dans le camp avec les autres réfugiés, puisque les « fauteurs de trouble » se feraient expulser du camp de refugié et seraient tenu à l’écart de tout abri, de la nourriture et de l’eau afin de les contraindre à accepter toutes les exigences des autorités espagnoles. Il se serait ainsi vu délivrer un papier en langue espagnole qu’il n’aurait pas compris, et que les autorités lui auraient présenté comme étant un document nécessaire pour circuler. Toutefois, un autre migrant, qui lui comprenait l’espagnol, lui aurait révélé qu’il s’agirait en fait d’un ordre d’éloignement du territoire.
En droit, le demandeur considère avoir fait l’objet d’une mesure d’éloignement du territoire espagnol, de sorte qu’en cas de transfert vers cet Etat-membre, il serait éloigné vers le Cameroun. Or, une fois rapatrié au Cameroun, il encourrait un risque réel d’être emprisonné ou soumis à des peines ou traitements inhumains ou dégradants, de sorte que son renvoi vers ce pays entraînerait des traitements contraires à l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’Homme.
Le demandeur estime que compte tenu des circonstances particulières de l’espèce et de sa situation personnelle, le ministre aurait dû avoir recours à l’article 17, paragraphe 1er du règlement (UE) n° 604/2013 et se déclarer compétent pour connaître de sa demande de protection internationale.
En ce qui concerne la décision de transfert vers l’Espagne, le demandeur s’empare de l’article 43 de la loi du 5 mai 2006 et d’autres dispositions de droit international consacrant le principe de non-refoulement, à savoir notamment l’article 33 de la Convention de Genève relative au statut de réfugié de 1951, l’article 78 du Traité de fonctionnement de l’Union Européenne, l’article 19 (2) de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ou encore l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’Homme, pour soutenir que le ministre aurait, compte tenu de ses obligations découlant du principe de non refoulement dû rechercher si l’Espagne a pris toutes les garanties nécessaires afin qu’il ne soit pas soumis à un traitement contraire à l’article 3 de de la Convention européenne des droits de l’Homme, et aurait dû tenir compte des risques réels qu’il courait du fait de sa situation personnelle. Or, le demandeur estime qu’il ne résulterait pas de son dossier administratif que le ministre ait procédé à une telle vérification, alors que si l’Espagne procédait à son rapatriement vers le Cameroun, son transfert vers l’Espagne constituerait un refoulement indirect, prohibé par l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’Homme.
Le délégué du gouvernement estime que le ministre aurait à juste titre statué sur la demande de protection internationale du demandeur en se déclarant incompétent pour en connaître.
Le tribunal, comme relevé ci-avant, constate que la décision litigieuse repose en droit sur les dispositions de l’article 15 de la loi du 5 mai 2006, aux termes duquel « (1) Si, en vertu d’engagements internationaux auxquels le Luxembourg est partie, un autre pays est responsable de l’examen de la demande, le ministre sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la prise respectivement reprise en charge. (2) Lorsque le pays responsable accepte la prise en charge, le ministre se déclare incompétent pour l’examen de la demande de protection internationale par une décision motivée qui est communiquée par écrit au demandeur. Les informations relatives au droit de recours sont expressément mentionnées dans la décision. Le demandeur est transféré vers le pays responsable de l’examen de sa demande », les autorités espagnoles ayant accepté la reprise en charge du demandeur en application de l’article 13, paragraphe 1er) du règlement (UE) n° 604/2013, selon lequel « lorsqu’il est établi, sur la base de preuves ou d’indices tels qu’ils figurent dans les deux listes mentionnées à l’article 22, paragraphe 3, du présent règlement, notamment des données visées au règlement (UE) n° 603/2013, que le demandeur a franchi irrégulièrement, par voie terrestre, maritime ou aérienne, la frontière d’un État membre dans lequel il est entré en venant d’un État tiers, cet État membre est responsable de l’examen de la demande de protection internationale ».
Le tribunal constate ensuite que le demandeur, en l’espèce, ne conteste pas cette compétence de principe de l’Etat espagnol, respectivement l’incompétence de principe de l’Etat luxembourgeois, mais il reproche en substance au ministre, de ne pas avoir fait usage de la clause discrétionnaire, telle qu’inscrite à l’article 17, paragraphe 1er du règlement (UE) n° 604/2013, aux termes duquel, « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque État membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. L’État membre qui décide d’examiner une demande de protection internationale en vertu du présent paragraphe devient l’État membre responsable et assume les obligations qui sont liées à cette responsabilité (…) ».
Or, s’il est vrai que lorsqu’en application des critères du règlement (UE) n° 604/2013, l’Etat luxembourgeois n’est pas responsable de l’examen de la demande, il peut malgré tout décider d’examiner une demande de protection internationale en vertu de la clause discrétionnaire prévue à l’article 17, paragraphe 1er du règlement (UE) n° 604/2013, cette possibilité relève cependant du pouvoir discrétionnaire du ministre, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres1. Si un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend certes pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge2, et qu’il appartient au juge administratif de vérifier si les motifs invoqués ou résultant du dossier sont de nature à justifier la décision attaquée3, de sorte que lorsque l’autorité s’est méprise, à partir de données fausses en droit ou en fait, sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation, il y a lieu à annuler la décision en question, encore faut-il que pareille erreur dans le chef de l’autorité administrative résulte effectivement des éléments soumis au tribunal.
En l’espèce, le demandeur met en avant des considérations humanitaires, tirées du risque d’être renvoyé au Cameroun, et de mauvais traitements prétendument subis en Espagne.
Or, il échet à ce titre de souligner que la décision d’incompétence déférée au tribunal n’a ni pour objet, ni pour issue un refus dans le chef du demandeur de la protection internationale, ni un quelconque éloignement ou refoulement ou expulsion, mais uniquement la constatation qu’une autre autorité - en l’espèce les autorités espagnoles - a compétence pour statuer sur la demande en obtention d’une telle protection, et pour objet la prise en charge par les autorités espagnoles aux fins d’examen de sa demande de protection internationale.
Le tribunal relève partant, de concert avec la partie étatique, que la décision a quo ne constitue pas un refoulement indirect, les autorités espagnoles ayant explicitement admis l’examen de la demande de protection internationale du demandeur (« We inform you that Spain accepts responsibility for the asylum application in accordance with article 13.1 of the above mentioned regulation ») ; il convient d’ailleurs de relever que l’Espagne respecte a 1 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 65.
2 « Les limites du pouvoir discrétionnaire des autorités administratives », in Rapports belges du VIIe Congrès international de Droit comparé, Bruxelles, CIDC, 1966, p.449.
3 CdE, 11 mars 1970, Pas. 21, p.339.
priori - le demandeur ne fournissant aucun indice permettant au tribunal d’en douter - en tant que membre de l’Union européenne et signataire de ces conventions les droits et libertés prévus par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ainsi que le respect du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève du 28 juillet 1951 et dispose d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés.
Il y a en effet lieu de rappeler que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève et le protocole de 1967, ainsi que dans la Convention européenne des droits de l’Homme, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard4. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union a adopté le règlement (UE) n° 604/2013 en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping » l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants56. Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption - réfragable - que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient aux demandeurs de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées7.
En l’espèce, force est toutefois de constater que le demandeur ne fait pas état de défaillances systémiques avérées en Espagne, mais ne se prévaut que de faits - qu’il a d’ailleurs omis de mentionner lors de son audition - soit liés directement à son entrée clandestine dans l’enclave espagnole de Melilla après avoir forcé la clôture ceignant ladite enceinte, soit dépourvus de toute vraisemblance, les éléments communiqués par les autorités espagnoles ne permettant pas de déceler un quelconque ordre d’éloignement du territoire qui aurait été pris à son encontre, le contraire étant vrai, puisque les autorités espagnoles ont accepté la responsabilité de l’examen de sa demande de protection internationale, tandis que le demandeur, selon ses propres dires, aurait été pris en charge par la Croix-Rouge en différents endroits de l’Espagne.
Quant aux conditions entourant actuellement le traitement des migrants à Ceuta et Melilla, conditions mises en exergue par le demandeur sur base de deux articles d’ONG, il convient de rappeler que le demandeur n’est plus considéré en Espagne comme primo-
arrivant, mais comme demandeur de protection internationale dûment enregistré.
4 Arrêt du 21 décembre 2011, N.S. e.a., op.cit., point 78.
5 Ibidem, point. 79.
6 Trib. adm 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib.adm. 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib.adm. 2 avril 2014, n° 34133 du rôle.
7 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.
Enfin, si le demandeur semble reprocher ainsi aux autorités de lui imposer l’Espagne comme pays responsable de sa demande de protection internationale, alors qu’il désirait rejoindre un pays francophone pour des raisons linguistiques, il convient de rappeler que le règlement (UE) n° 604/2013 détermine clairement l’État membre responsable de l’examen des demandes de protection internationale, notamment aux fins d’éviter précisément le « forum shopping » par les demandeurs de protection internationale.
Dès lors, tel que retenu ci-avant, le demandeur reste en défaut d’établir concrètement l’existence en Espagne de défaillances systémiques de la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs d’asile et/ou d’un risque avéré de refoulement immédiat vers le Cameroun, qui impliqueraient que le ministre, en n’invoquant pas la clause discrétionnaire, se serait mépris sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation, de même que le tribunal ne décèle pas de risque de violation des droits reconnus par l’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales.
Au vu des considérations qui précèdent, le recours en annulation est à rejeter pour n’être fondé en aucun de ses moyens.
Par ces motifs, le tribunal administratif, première chambre, statuant contradictoirement ;
reçoit le recours en annulation en la forme ;
au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;
condamne le demandeur aux frais.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 1er juillet 2015 par :
Marc Sünnen, premier vice-président Thessy Kuborn, premier juge, Alexandra Castegnaro, juge, en présence du greffier Michèle Hoffmann.
s. Hoffmann s. Sünnen Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 1 juillet 2015 Le greffier en chef du tribunal administratif 6