Tribunal administratif N° 33797 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 20 décembre 2013 3e chambre Audience publique du 4 mars 2015 Recours formé par Madame …, Luxembourg contre une décision du ministre du Travail, de l’Emploi et de l’Immigration en matière de police des étrangers
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 33797 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 20 décembre 2013 par Maître Louis Tinti, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Madame …, … à … (Cap-Vert), de nationalité portugaise, demeurant actuellement à L-…, tendant à l’annulation d’une décision du ministre du Travail, de l’Emploi et de l’Immigration du 31 octobre 2013 portant retrait de son droit de séjour sur le territoire du Grand-Duché de Luxembourg et ordre de quitter le territoire ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 20 mars 2014 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision déférée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Louis Tinti, et Monsieur le délégué du gouvernement Jean-Paul Reiter en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 19 novembre 2014.
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En date du 16 juillet 2010, Madame …, de nationalité portugaise, introduisit auprès de l’administration communale de Differdange une déclaration d’enregistrement d’un citoyen de l’Union Européenne en sa qualité de travailleur salarié sur base d’un contrat conclu pour une durée déterminée s’étalant du 16 juillet 2010 au 10 octobre 2010.
Le 11 octobre 2011, le ministre du Travail, de l’Emploi et de l’Immigration, ci-après dénommé « le ministre », informa Madame … de ce qu’il envisagerait de révoquer son droit de séjour au motif qu’elle ne remplirait pas les conditions prévues à l’article 6 de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l’immigration, ci-après dénommée « la loi du 29 août 2008 », dans la mesure où elle ne disposerait pas de ressources suffisantes afin d’éviter de devenir une charge déraisonnable pour le système d’assistance sociale.
Par un courrier du 18 octobre 2011, Madame … soumit au ministre ses observations en insistant plus particulièrement sur son état de santé et sur la nécessité de bénéficier d’un suivi médical.
Par un courrier du 9 décembre 2011, le ministre informa Madame … qu’il serait disposé de suspendre la procédure du retrait de son droit de séjour jusqu’en juin 2012.
Par courrier du 27 juillet 2012, le ministre informa Madame … qu’il serait disposé de suspendre la procédure de retrait du droit de séjour pour une nouvelle durée de trois mois.
Sur base des explications présentées par Madame … dans un courrier daté au 28 septembre 2012, le ministre informa cette dernière en date du 16 octobre 2012 qu’il serait disposé à suspendre la procédure de retrait du droit de séjour jusqu’au mois d’octobre 2013.
Par décision du 31 octobre 2013, le ministre révoqua le droit de séjour de Madame ….
Cette décision est libellée comme suit :
« […] Par la présente, j’ai l’honneur de me référer à mon courrier du 11 octobre 2011 relatif à votre droit de séjour ainsi qu’à votre missive du 24 septembre 2013.
Après vérification, il s’avère que votre situation reste inchangée et que vous ne remplissez toujours pas les conditions prévues à l’article 6 paragraphe (1), point 1 de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l’immigration. En effet, votre dernier jour de travail effectif était le 10 octobre 2010 de sorte que vous ne saurez plus être considérée comme ayant la qualité de travailleur aux termes de l’article 7 de la même loi.
En outre, vous êtes bénéficiaire du revenu minimum garanti depuis le 1er octobre 2010 de sorte que vous pouvez être considérée comme étant une charge déraisonnable pour le système d’assistance sociale aux termes de l’article 24, paragraphe (4) de la même loi. Ainsi, vous avez perçu jusqu’ici des prestations sociales non contributives de la part du Fonds national de solidarité à hauteur de … euros.
Conformément aux articles 24, paragraphes (2) et 25, paragraphe (1) de la même loi votre droit de séjour est retiré et vous êtes obligée de quitter le territoire dans un délai d’un mois vers le pays dont vous avez la nationalité, le Portugal, ou vers tout autre pays où vous avez le droit à la libre circulation. […] ».
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 20 décembre 2013, inscrite sous le numéro 33797 du rôle, Madame … a fait introduire un recours tendant à l’annulation de la décision ministérielle précitée du 31 octobre 2013.
Par requête du même jour, inscrite sous le numéro 33798 du rôle, Madame … a demandé au président du tribunal administratif l’institution d’une mesure de sauvegarde, demande qui a été favorablement accueilli par le magistrat siégeant en remplacement du président et des magistrats plus anciens en rang, vu l’accord afférent du gouvernement.
En vertu de l’article 31 de la loi du 29 août 2008, renvoyant aux dispositions du chapitre 4 de la même loi quant aux voies de recours applicables, qui sont en l’occurrence définies à l’article 113 de cette même loi et qui indique que contre les décisions y visées un recours en annulation est ouvert devant le tribunal administratif, le tribunal est compétent pour connaître du recours en annulation.
Le recours en annulation est par ailleurs recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
A l’appui de son recours, la demanderesse expose qu’elle serait arrivée au Grand-
Duché de Luxembourg au courant du mois de mai 2010 pour y demeurer depuis lors de manière régulière et continue. Elle serait venue s’installer au Luxembourg dans la perspective d’y travailler durablement ce qu’elle aurait rapidement concrétisé par son engagement à travers deux contrats de travail à durée déterminée conclus pour la période du 7 juin au 11 juin 2010 respectivement du 16 juillet au 10 octobre 2010.
Cette activité salariée n’aurait pas pu être poursuivie en raison des graves problèmes de santé auxquels elle se serait trouvée confrontée et qui auraient justifié au mois de septembre 2010 un accompagnement thérapeutique. Elle aurait bénéficié d’un suivi thérapeutique et médical au Centre de santé mental et aurait été admise à l’hôpital de jour du même Centre de santé mental à plusieurs reprises.
Suivant contrat conclu en date du 2 septembre 2013, elle bénéficierait depuis lors d’une convention thérapeutique conclue avec l’association sans but lucratif ATP asbl, Service Kielener Atelier, dont le but serait sa réinsertion par le travail et l’amélioration de son état de santé.
En date du 30 octobre 2013, elle se serait vue reconnaître la qualité de salariée handicapée ce qui devrait lui permettre à terme de bénéficier d’un emploi approprié à son état de santé.
Sur base de plusieurs certificats médicaux, la demanderesse fait valoir que son état de santé nécessiterait une continuation de son traitement médical actuel et qu’un retour dans son pays d’origine serait contre-indiqué.
En droit, la demanderesse soutient qu’au moment de son arrivée au Luxembourg, elle aurait revêtu la qualité de travailleur salarié et que depuis septembre 2010, elle aurait été prise en charge par le centre de santé mental. Depuis lors, elle serait inapte au marché de l’emploi pour cause de maladie.
Par voie de conséquence, sa situation rentrerait dans les prévisions de l’article 10, paragraphe (1), de la loi du 29 août 2008 qui n’imposerait pas de condition de ressources suffisantes dans le chef du ressortissant de l’Union Européenne afin de ne pas devenir une charge déraisonnable pour le système d’assurance maladie. Ainsi, elle satisferait aux conditions de l’article 10, paragraphe (1), point 2 de la loi du 29 août 2008 et celles de l’article 6 de cette même loi, de sorte que ce serait à tort que l’autorité ministérielle ne lui a pas reconnu la qualité de travailleur au regard des dispositions précitées. Sur base de l’article 24, paragraphe (3) de la loi du 29 août 2008, la demanderesse fait encore valoir que la décision déférée ne saurait être justifiée par la seule considération qu’elle aurait eu recours à l’assistance sociale.
Aux termes de l’article 24, paragraphe (2) de la loi du 29 août 2008 : « (1) Le citoyen de l’Union et les membres de sa famille ont un droit de séjour tel que prévu aux articles 5 et 13 tant qu’ils ne deviennent pas une charge déraisonnable pour le système d’assistance sociale.
(2) Ils ont un droit de séjour d’une durée supérieure à trois mois tant qu’ils remplissent les conditions prévues aux articles 6, paragraphe (1) et 7 ou aux articles 14 et 16 à 18.
(3) Le recours au système d’assistance sociale par un citoyen de l’Union ou un membre de sa famille n’entraîne pas automatiquement une mesure d’éloignement du territoire.
(4) La charge pour le système d’assistance sociale est évaluée en prenant notamment en compte le montant et la durée des prestations sociales non contributives qui ont été accordées, ainsi que la durée du séjour. » Ledit article pose dès lors comme condition de bénéficier d’un droit de séjour que les citoyens de l’Union ne deviennent pas une charge déraisonnable pour le système d’assistance sociale et, en ce qui concerne le droit de séjour d’une durée supérieure à trois mois, qu’ils remplissent les conditions prévues aux articles 6, paragraphe (1) et 7 ou aux articles 14 et 16 à 18 de la loi du 29 août 2008.
Aux termes de l’article 6, paragraphe (1), points 1 et 2 de la loi du 29 août 2008 : « Le citoyen de l’Union a le droit de séjourner sur le territoire pour une durée de plus de trois mois s’il satisfait à l’une des conditions suivantes:
1. il exerce en tant que travailleur une activité salariée ou une activité indépendante ;
2. il dispose pour lui et pour les membres de sa famille tels que visés à l’article 12, de ressources suffisantes afin de ne pas devenir une charge pour le système d’assistance sociale, ainsi que d’une assurance maladie ; » Il s’ensuit que le droit de séjour des citoyens de l’Union est, notamment, conditionné par leur qualité de travailleur, ou encore par le fait d’avoir à sa disposition des ressources suffisantes.
En l’espèce, force est au tribunal de constater, à l’instar du délégué du gouvernement, que si la demanderesse avait certes temporairement la qualité de travailleur au début de son séjour, il n’en reste pas moins que depuis la fin de son deuxième contrat de travail à durée déterminée, en l’occurrence le 10 octobre 2010, elle n’exerçait plus aucune activité en tant que travailleur, de sorte que cette qualité ne saurait lui être attribuée.
En outre, c’est encore à bon droit que le ministre a conclu que la demanderesse est devenue une charge déraisonnable pour le système d’assistance sociale au sens de l’article 24 précité de la loi du 29 août 2008 étant donné que depuis son arrivé sur le territoire luxembourgeois en 2010 elle a travaillé uniquement du 8 juin 2010 au 11 juin 2010 et du 17 juillet 2010 au 10 octobre 2010 et a touché, jusqu’à la prise de la décision déférée, la somme de … € à titre de revenu minimum garanti.
Cette conclusion n’est pas énervée par le contrat d’insertion que la demanderesse a signé étant donné qu’il n’est pas contesté en l’espèce que cette mesure est entièrement financée par le système d’assistance sociale et est réservée aux seuls bénéficiaires du revenu minimum garanti, tel qu’il ressort d’une missive du ministère des Affaires étrangères, direction de l’Immigration, du 27 juillet 2012.
S’il est certes exact que l’article 10, paragraphe (1), point 2 de la loi du 29 août 2008, qui dispose « Par dérogation à l’article 9, paragraphe (1), ont un droit de séjour permanent au Luxembourg, avant l’écoulement d’une période de séjour ininterrompu de cinq ans : […] 2. le travailleur salarié ou indépendant qui cesse son activité à la suite d’une incapacité permanente de travail, s’il séjourne au pays sans interruption depuis plus de deux ans ; si l’incapacité résulte d’un accident de travail ou d’une maladie professionnelle ouvrant droit pour la personne concernée à une prestation entièrement ou partiellement à charge, aucune condition de durée de séjour n’est requise ; », énumère un certain nombre d’hypothèses dans lesquelles un séjour permanent peut être accordé à membre de l’Union après qu’il a perdu son statut de travailleur, force est cependant de constater qu’en l’espèce il ne ressort d’aucun élément soumis à l’appréciation du tribunal que la demanderesse ait cessé son activité à la suite d’une incapacité permanente de travail, ni qu’elle a séjourné le 10 octobre 2010 au pays sans interruption depuis plus de deux ans ou encore qu’elle ait été victime d’un accident de travail ou d’une maladie professionnelle.
Il s’ensuit que la demanderesse ne remplit pas les conditions pour l’octroi d’un droit de séjour permanent au Luxembourg, de sorte que le moyen afférent laisse d’être fondé.
La demanderesse estime par ailleurs que la décision déférée violerait l’article 29 de la loi du 29 août 2008 dans la mesure où elle aurait été prise en charge depuis des années au Luxembourg, ce qui justifierait que son traitement soit poursuivi par ses médecins traitants.
Elle insiste à cet égard sur le rapport de confiance régnant entre elle et ses médecins actuels et sur le fait que le remplacement de ses médecins aurait des conséquences néfastes sur son état de santé.
Le délégué du gouvernement conclut au rejet de ce moyen.
Aux termes de l’article 29 de la loi du 29 août 2008 « Avant de prendre une décision d’éloignement du territoire pour des raisons d’ordre public ou de sécurité publique, le ministre tient compte notamment de la durée du séjour de la personne concernée sur le territoire luxembourgeois, de son âge, de son état de santé, de sa situation familiale et économique, de son intégration sociale et culturelle dans le pays et de l’intensité de ses liens avec son pays d’origine. » Il s’ensuit que l’article précité impose la prise en compte de l’état de santé d’une personne dans la cadre de la prise d’une décision d’éloignement du territoire pour des raisons d’ordre public ou de sécurité publique.
Or, en l’espèce, la décision déférée a pour objet le retrait du droit de séjour en tant que citoyen de l’Union. Par voir de conséquence, l’article précité n’est pas applicable en l’espèce.
Partant, le moyen afférent laisse d’être fondé.
Finalement, la demanderesse estime que la décision déférée serait disproportionnée dans la mesure où elle pourrait bénéficier à court ou à moyen terme d’une insertion professionnelle au Luxembourg. En effet, cette insertion professionnelle se trouverait en l’espèce facilitée notamment par les conventions thérapeutiques visant une réhabilitation par le travail.
Ainsi, le juste équilibre, qu’il conviendrait de rechercher entre, d’une part, le respect de la requérante à la libre circulation dans l’espace communautaire, et, d’autre part, des impératifs liés à la réglementation de l’immigration, ne saurait justifier la révocation de son droit au séjour au Luxembourg, respectivement son éloignement vers le Portugal.
Le délégué du gouvernement conclut au rejet du moyen.
Force est au tribunal de constater qu’au vu de la période très courte durant laquelle la demanderesse a travaillé et cotisé au Luxembourg et du montant important qu’elle a touché en tant que revenu minimum garanti, la décision n’est pas disproportionnée, de sorte que le moyen afférent laisse d’être fondé.
Par ces motifs, le tribunal administratif, troisième chambre, statuant à l’égard de toutes les parties ;
reçoit le recours en annulation en la forme ;
au fond le déclare non fondé, partant en déboute ;
condamne la demanderesse au frais.
Ainsi délibéré par :
Claude Fellens, vice-président, Annick Braun, premier juge, Jackie Maroldt, attaché de justice, et lu à l’audience publique du 4 mars 2015, par le vice-président, en présence du greffier Judith Tagliaferri.
s. Judith Tagliaferri s. Claude Fellens Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 6 mars 2015 Le greffier du tribunal administratif 6