Tribunal administratif N° 35277 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 7 octobre 2014 1re chambre Audience publique du 15 octobre 2014 Recours formé par Monsieur …, Findel contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de rétention administrative (art. 120 L.29.8.2008)
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 35277 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 7 octobre 2014 par Maître Thibault CHEVRIER, avocat à la Cour, assisté de Maître Stéphanie CLEMEN, avocat, tous les deux inscrits au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, déclarant être né le … (Népal) et être de nationalité népalaise, actuellement retenu au Centre de rétention au Findel, tendant à la réformation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 22 septembre 2014 ordonnant la prorogation de son placement au Centre de rétention pour une nouvelle durée d’un mois à partir de la notification ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif en date du 9 octobre 2014 ;
Vu le mémoire en réplique déposé au greffe du tribunal administratif en date du 10 octobre 2014 par Maître Thibault CHEVRIER, assisté de Maître Stéphanie CLEMEN, au nom et pour le compte de Monsieur … ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision déférée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Stéphanie CLEMEN et Monsieur le délégué du gouvernement Luc REDING en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 13 octobre 2014.
Le 12 mai 2014, Monsieur … fut interpellé par la police grand-ducale, dans le cadre d’une infraction de violences domestiques, au domicile d’un dénommé …. Sur place, la police constata que Monsieur …, lequel affirma être arrivé ce même jour au Grand-Duché de Luxembourg, ne disposait ni de documents d’identité, ni de documents de voyage valables. Le dénommé … expliqua aux officiers de police qu’il aurait connu Monsieur … au Népal et qu’il entendait l’héberger pour la nuit.
Le 14 mai 2014, Monsieur … fut prévenu de vol avec escalade et infraction et il fut placé en détention préventive au Centre pénitentiaire de Luxembourg. A cette même date, il expliqua aux officiers de police qu’il s’appellerait en fait … et qu’il serait né le … à Kathmandu.
Le 25 juillet 2014, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après « le ministre », prit une décision de retour à l’encontre de Monsieur …, décision comportant une interdiction d’entrée sur le territoire luxembourgeois pendant trois ans.
Par arrêté du même jour, le ministre ordonna le placement de Monsieur … au Centre de rétention pour une durée d’un mois à partir de la notification de la décision en question. Ledit arrêté est fondé sur les considérations et les motifs suivants :
« Vu les articles 111, 120 à 123 et 125 (1) de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l’immigration ;
Vu la loi du 28 mai 2009 concernant le Centre de rétention ;
Vu ma décision de retour du 25 juillet 2014 ;
Attendu que l’intéressé est démuni de tout document d’identité et de voyage valable ;
Attendu qu’au vu de la situation particulière de l’intéressé, il n’existe pas de mesure suffisante, mais moins coercitive qu’une mesure de placement alors que les conditions d’une assignation à domicile conformément à l’article 125 (1) ne sont pas remplies ;
Attendu qu’il existe un risque de fuite dans le chef de l’intéressé ;
Attendu que l’intéressé évite ou empêche la préparation du retour ou de la procédure d’éloignement ;
Considérant que les démarches nécessaires en vue de l’éloignement de l’intéressé seront engagées dans les plus brefs délais ;
Considérant que l’exécution de la mesure d’éloignement est subordonnée au résultat de ces démarches ; (…) ».
Par arrêté du 22 août 2014, notifié à l’intéressé le 25 août 2014, le ministre prorogea une première fois pour une nouvelle durée d’un mois la mesure de placement précitée du 25 juillet 2014. Par arrêté du 22 septembre 2014, notifié à l’intéressé le 25 septembre 2014, le ministre prorogea une deuxième fois pour une nouvelle durée d’un mois la mesure de placement précitée du 25 juillet 2014. Ladite décision est basée sur les considérations et motifs suivants :
« Vu les articles 111 et 120 à 123 de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l'immigration ;
Vu la loi du 28 mai 2009 concernant le Centre de rétention ;
Vu mes arrêtés des 25 juillet 2014 et 22 août 2014, notifiés en date des 25 juillet 2014 et 25 août 2014, décidant de soumettre l'intéressé à une mesure de placement ;
Attendu que les motifs à la base de la mesure de placement du 25 juillet 2014 subsistent dans le chef de l'intéressé ;
Considérant que toutes les diligences en vue de l’identification de l'intéressé afin de permettre son éloignement ont été entreprises auprès des autorités compétentes ;
Considérant qu'il y a lieu de maintenir la mesure de placement afin de garantir l'exécution de la mesure de l'éloignement (…) ».
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 7 octobre 2014 et inscrite au numéro 35277 du rôle, Monsieur … a fait introduire un recours tendant à la réformation de la décision ministérielle de prorogation de la mesure de placement en rétention précitée du 22 septembre 2014.
Etant donné que l’article 123, paragraphe (1) de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l’immigration, ci-après dénommée « la loi du 29 août 2008 », institue un recours de pleine juridiction contre une décision de rétention administrative, le tribunal est compétent pour connaître du recours en réformation.
Le recours en réformation est par ailleurs recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai prévus par la loi.
A l’appui de son recours, le demandeur reproche en premier lieu au ministre d’avoir violé les articles 121 et 122 de la loi du 29 août 2008, ainsi que les articles 3 et 5(2) de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, ci-après la CEDH, dans la mesure où la décision ministérielle de prorogation de placement en rétention lui aurait été notifiée dans une langue qu’il ne comprendrait pas. Ainsi, il ressortirait du procès-
verbal de notification dressé par la police grand-ducale que ladite décision lui aurait été notifiée en langue française/anglaise et qu’il aurait fait ses dépositions en langue française/anglaise. Or, il serait manifeste qu’il ne comprendrait pas le français et n’aurait de ce fait certainement pas fait ses déclarations en français et il ajoute qu’il aurait vécu toute sa vie au Népal de sorte à ne comprendre que très peu l’anglais et à ne pas pouvoir le parler. Il précise que dans la mesure où l’officier de police judiciaire aurait présumé qu’il comprenait le français et l’anglais, celui-ci n’aurait même pas essayé de joindre un interprète. Or, il résulterait de tous les actes de procédure dans le cadre de l’enquête policière et dans le cadre de l’instruction pénale qu’il aurait à chaque fois été entendu en présence d’un interprète népalais. S’il admet comprendre quelques mots d’anglais il ne serait cependant pas à même de le parler, respectivement de comprendre les raisons de son placement en rétention. A l’heure actuelle, il n’aurait d’ailleurs toujours pas été informé des raisons de son placement en rétention dans une langue intelligible pour lui, de sorte qu’il se sentirait toujours « puni » pour les faits qui s’étaient produits dans la nuit du 12 au 13 mai 2014. Cette manière de procéder serait contraire aux articles 121 (1) et 122 de la loi du 29 août 2008, ainsi qu’à l’article 5 de la CEDH. Par ailleurs, Monsieur … fait valoir que le traitement lui réservé serait à considérer comme traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 3 de la CEDH.
Dans un deuxième temps, et en se basant sur l’article 120 (3) de la loi du 29 août 2008, le demandeur reproche au ministre de ne pas avoir accompli les démarches nécessaires en vue de son éloignement dans les meilleurs délais. A cet égard, il fait plaider qu’aucune démarche n’aurait été entreprise entre le 28 juillet 2014 et le 18 août 2014 et que les autorités népalaises n’auraient même pas été contactées par les autorités luxembourgeoises. Il estime que la plupart des démarches étatiques n’auraient été entreprises qu’après la demande de son litismandataire de se voir communiquer le dossier administratif, c’est-à-dire après le 20 août 2014, date à laquelle il se serait déjà trouvé depuis près d’un mois en rétention. Or, il appartiendrait à l’administration d’agir de façon spontanée et d’entamer les démarches nécessaires de sa propre initiative. Le fait d’avoir attendu qu’un avocat se manifeste dans la procédure serait de nouveau révélateur de la carence de l’autorité étatique de respecter les obligations en la matière.
Au vu des moyens ainsi développés, le demandeur conclut à la réformation de la décision entreprise.
Le délégué du gouvernement, après avoir énuméré de façon détaillée les démarches entreprises par les autorités luxembourgeoises en vue de l’éloignement du demandeur, fait valoir que la façon dont le demandeur aurait été interrogé dans le cadre de son affaire pénale serait inconnue du ministre et ne saurait avoir d’incidence sur son placement au Centre de rétention et il estime qu’il y aurait une différence entre la notification d’un arrêté et un véritable interrogatoire. Par ailleurs, il n’y aurait eu aucune violation des droits de la défense du demandeur étant donné qu’il aurait pu valablement introduire le recours sous analyse. La partie étatique souligne encore que l’officier de police judiciaire ayant procédé à la notification de la décision sous analyse aurait noté que le demandeur comprenait la langue dans laquelle se faisait cette notification et elle donne à considérer qu’il serait difficilement compréhensible pourquoi ledit officier de police judiciaire aurait « coché la mauvaise case », la partie étatique soulignant encore que le demandeur aurait signé ledit procès-verbal, ce qu’il aurait, d’après elle, pu refuser. Le délégué du gouvernement affirme en outre que d’après ses propres recherches, les Népalais parleraient en général l’anglais et ceci surtout dans les grandes villes telle que Katmandou dont le demandeur affirme être originaire. Il serait dès lors vraisemblable que Monsieur … comprendrait l’anglais, de sorte qu’il faudrait conclure qu’il aurait bien compris la teneur de l’arrêté de placement en rétention. Il souligne par ailleurs que les mesures de placement en rétention ne contreviendraient en aucune façon à la CEDH, de sorte qu’il y aurait lieu de rejeter les développements du demandeur quant à une violation des articles 3 et 5 de la CEDH.
En ce qui concerne les démarches effectuées par les autorités luxembourgeoises en vue de l’éloignement du demandeur, le délégué du gouvernement insiste sur le fait que celles-ci auraient été accomplies avec toute la diligence requise. A cet égard, il met d’un côté en exergue les efforts du ministre, de même que de la police pour identifier le demandeur et, de l’autre côté le fait que les autorités népalaises auraient été contactées et relancées à plusieurs reprises.
Finalement il donne à considérer que le Consul Honoraire du Népal se serait lui aussi investi dans ce dossier en contactant lui-même l’ambassade du Népal à Bruxelles.
Au vu de ces considérations, le délégué du gouvernement conclut au rejet du recours en réformation tel qu’introduit par Monsieur ….
Dans son mémoire en réplique, le demandeur insiste sur le fait que, contrairement aux affirmations de la partie étatique selon lesquelles les habitants des grandes villes népalaises parleraient un anglais correct, il n’aurait que très peu de connaissances en anglais, le demandeur soulignant encore qu’il appartiendrait aux autorités compétentes d’apprécier in concreto si une personne comprend la langue dans laquelle lui est notifiée une décision et non pas de se baser sur des considérations générales sur une population.
Finalement, le demandeur fait plaider que le seul fait qu’il ait pu introduire un recours contre la décision ministérielle de prorogation de placement ne saurait valoir information adéquate des raisons de sa rétention dans une langue intelligible pour lui et il précise que la notification et l’information des raisons d’une mesure de placement constituerait non seulement une obligation légale, mais également un droit fondamental s’inscrivant dans la lutte contre la détention arbitraire. Il insiste dès lors sur la réformation de la décision ministérielle sous analyse.
En ce qui concerne le reproche que la notification de la décision ministérielle litigieuse n’aurait pas été faite dans une langue intelligible pour le demandeur, force est de rappeler qu’aux termes de l’article 121 (1) de la loi du 29 août 2008 : « La notification des décisions visées à l’article 120 est effectuée par un membre de la Police grand-ducale qui a la qualité d’officier de police judiciaire. La notification est faite par écrit et contre récépissé, dans la langue dont il est raisonnable de supposer que l’étranger la comprend, sauf les cas d’impossibilité matérielle dûment constatés. » Il résulte de cette disposition que l’arrêté de placement doit être notifié par écrit dans une langue dont il est raisonnable de supposer que l’étranger la comprend, sauf impossibilité matérielle dûment constatée. Cette garantie tend plus particulièrement à assurer à la fois que l’étranger, qui fait l’objet d’une mesure privative de liberté, soit en mesure de comprendre les raisons d’être de cette mesure et qu’il soit informé des droits lui garantis par la loi afin de préserver ses droits de la défense.
En l’espèce, il résulte des pièces versées en cause, tel que soulevé à juste titre par le demandeur, que celui-ci s’est toujours exprimé en langue népalaise et qu’il a été assisté à plusieurs reprises d’un interprète et ceci tant au cours de la procédure pénale engagée à son encontre que lors de la procédure administrative. En effet, il résulte des pièces versées par le demandeur, et plus particulièrement de l’ordonnance de la chambre du conseil du tribunal d’arrondissement de et à Luxembourg du 24 juillet 2014 que Monsieur … « s’est exprimé en langue népalaise, assisté de l’interprète assermenté … ». Il résulte par ailleurs d’un procès-
verbal daté du 28 août 2014 dressé par la police judiciaire, section police des étrangers et des jeux, que Monsieur … a été interrogé en date du 13 mai 2014 sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg et ce en présence de ce même interprète, l’interrogatoire ayant été conduit en ce qui concerne Monsieur … en népalais. Dans la mesure où ledit procès-verbal a été dressé à l’attention de la direction de l’Immigration, le tribunal ne saurait suivre les développements de la partie étatique consistant en substance à affirmer que le fait que le demandeur devait être assisté par un interprète n’aurait pas été connu par les services du ministère de l’Immigration et de l’Asile.
Il y a encore lieu de souligner qu’il résulte des procès-verbaux de notification de la première décision de placement, ainsi que de la décision de prorogation de placement sous analyse que lesdites décisions ont été notifiées au demandeur par le même officier de police judiciaire et ceci en langue « française/anglaise », ledit officier de police judiciaire n’ayant pas pris soin de déterminer la langue effective dans laquelle la notification en question a eu lieu.
Force est cependant de constater qu’outre le fait que le demandeur a été assisté par un interprète lorsqu’il a été interrogé sur son identité et sur son itinéraire pour venir au Luxembourg, celui-ci a déclaré dans le cadre du présent recours ne pas comprendre la langue française et n’avoir que des connaissances très succinctes en anglais, connaissances ne lui permettant pas de comprendre les raisons de son placement au Centre de rétention.
Le tribunal constate par ailleurs que même si le procès-verbal de notification du 25 septembre 2014 mentionne que le demandeur aurait compris la langue dans laquelle lui a été notifiée la décision sous analyse, et au-delà de la question litigieuse entre parties si le demandeur comprend suffisamment l’anglais, il ne se dégage d’aucun élément du dossier que le demandeur se serait vu expliquer le contenu de la décision de placement rédigée en français, langue que le demandeur déclare ne pas comprendre du tout, au moins en anglais, le procès-verbal ne comportant, comme constaté ci-avant, aucune indication en ce sens. D’autre part, la partie étatique n’a pas fait état d’une impossibilité matérielle de notifier la mesure de rétention dans une langue dont il est raisonnable d’admettre que le demandeur la comprend, étant souligné à cet égard que la partie étatique aurait pu faire appel à l’interprète ayant assisté le demandeur lors de sa demande de mise en liberté provisoire et lors de son interrogatoire par la police judiciaire, section police des étrangers et des jeux.
Il s’ensuit, qu’indépendamment du fait que le demandeur a néanmoins pu introduire un recours contentieux contre la décision de prorogation de placement sous analyse, que la notification de ladite décision a été faite en méconnaissance des dispositions de l’article 121 (1) de la loi du 29 août 2008 quant à la langue dans laquelle l’arrêté de placement a été porté à la connaissance du demandeur, le ministre ne justifiant d’aucune impossibilité matérielle de procéder à la notification dans une langue dont il est raisonnable d’admettre que le demandeur la comprend, à savoir, en l’espèce, conformément aux indications figurant sur le procès-verbal, en anglais.
Eu égard à la conclusion ci-avant retenue que l’exigence de la notification de l’arrêté de rétention dans une langue dont il est raisonnable d’admettre que l’intéressé la comprenne constitue une formalité substantielle, le non-respect de cette exigence doit être sanctionné par l’annulation, dans le cadre du recours en réformation dont le tribunal est saisi, de la décision de placement déférée et dont l’exécution reposait sur une procédure viciée.
Il suit de ce qui précède et sans qu’il n’y ait lieu de statuer plus en avant, qu’il convient d’annuler la décision de placement déférée.
Par ces motifs, le tribunal administratif, première chambre, statuant contradictoirement ;
se déclare compétent pour statuer sur le recours en réformation ;
au fond, le déclare justifié ;
partant, annule la décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 22 septembre 2014 ;
condamne l’Etat aux frais.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 15 octobre 2014 par :
Marc Sünnen, premier vice-président, Thessy Kuborn, premier juge, Alexandra Castegnaro, juge, en présence du greffier Michèle Hoffmann Michèle Hoffmann Marc Sünnen .