Tribunal administratif Numéro 33225 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 14 août 2013 3e chambre Audience publique du 30 septembre 2014 Recours formé par Madame …, … (Allemagne), contre une décision du directeur de l’Agence pour le Développement de l’Emploi en matière de garantie de salaire Vu la requête inscrite sous le numéro 33255 du rôle et déposée le 14 août 2013 au greffe du tribunal administratif par Maître Joram Moyal, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Madame …, demeurant à D-…, tendant à l’annulation d’une décision du 8 janvier 2013 du directeur de l’Agence pour le Développement de l’Emploi portant refus de libérer les fonds nécessaires à la liquidation de sa créance salariale déclarée dans le cadre de la faillite de la société anonyme …S.A. ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 6 décembre 2013 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision attaquée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Mylène Carbiener, en remplacement de Maître Joram Moyal, et Monsieur le délégué du gouvernement Daniel Ruppert en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 4 juin 2014.
Le 30 octobre 2003, Madame … signa un contrat de travail à durée indéterminée avec la société anonyme …. S.A., ci-après désignée par « la société … », avec effet au 1er octobre 2003.
La société … fut déclarée en état de faillite par un jugement du tribunal d’arrondissement de et à Luxembourg, siégeant en matière commerciale, du 13 juin 2012.
Madame… déposa au greffe du tribunal d’arrondissement de et à Luxembourg une déclaration de créance dans le cadre de cette faillite et demanda l’admission au passif privilégié de cette faillite d’une créance salariale à hauteur de … € du chef d’arriérés de salaire, ainsi que de congés non pris.
En date du 9 novembre 2012, la créance fut admise au passif privilégié de la faillite à hauteur du montant déclaré.
Par une décision du 8 janvier 2013, le directeur de l’Agence pour le Développement de l’Emploi, ci-après désignés par « le directeur », respectivement par « l’ADEM », informa Madame… de l’impossibilité de libérer les fonds nécessaires à la liquidation de la créance salariale demandée, sur le fondement des considérations suivantes :
« Faisant suite à votre déclaration de créance dans l'affaire émargée, je me permets de vous informer que les dispositions de l'article L.126-1 du Code du travail ne s'appliquent qu'aux seuls travailleurs salariés.
Or, l'instruction de votre dossier a révélé que vous occupiez au sein de la société … SA la fonction de présidente du conseil d’administration.
En outre, mes services ont constaté que vous étiez titulaire de l'autorisation d'établissement délivrée par le Ministère des Classes Moyennes et qu’elle n'était valable que si la gérance était assurée par vous.
Au vu des responsabilités et obligations qui découlent directement d'une telle autorisation, vous ne pouvez pas être considérée comme un travailleur salarié.
Ainsi, en tant que dirigeant, vous devez veiller à assurer personnellement et de manière effective la direction des affaires quotidiennes de la société. Vous devez signer ou contresigner tous les actes de gestion quotidienne engageant la société, ce que les statuts de la société et les décisions subséquentes des organes directeurs devraient nécessairement prévoir. Vous devez assumer la responsabilité d'éventuels manquements ayant mené ou contribué à mener la société à la liquidation judiciaire ou à la faillite.
Il s'ensuit que vous n'êtes donc pas étrangère à la faillite et qu'un lien de subordination fait défaut, de sorte que je suis dans l'impossibilité de faire libérer les fonds nécessaires à la liquidation de la créance salariale demandée. […] » Par une requête déposée au greffe du tribunal administratif le 14 août 2013, Madame… a fait introduire un recours tendant à l’annulation de la décision précitée du directeur du 8 janvier 2013.
Aucune disposition légale ne prévoyant un recours au fond en la présente matière, le tribunal est compétent pour connaître du recours en annulation, qui est encore recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
A l’appui de son recours, la demanderesse déclare avoir été engagée en qualité de « technischer Geschäftsführer », en vertu de ses qualifications d’ingénieur diplômée dans le secteur de la construction. En contrepartie de sa prestation de travail, elle aurait perçu une rémunération mensuelle qui lui aurait été personnellement reversée par Madame ….
Elle souligne qu’elle aurait été placée sous l’autorité de Madame … et de Monsieur …, tous les deux associés et administrateurs de la société …, et qu’elle n’aurait disposé d’aucun pouvoir d’initiative, ni de direction, que tous les contrats de la société … auraient été « orchestrés » par les époux … et qu’elle aurait été soumise aux instructions des époux …, de sorte à devoir régulièrement leur rendre des comptes.
A titre d’exemple, elle indique que les époux … auraient engagé leur fils, Monsieur … au sein de la société …, à la fin de l’année 2009, début de l’année 2010, sans qu’elle n’ait été consultée et qu’elle n’aurait ni vu, ni signé le contrat d’embauche de celui-ci.
Elle indique ensuite avoir été affiliée au Centre commun de la sécurité sociale et avoir été déclarée en tant que salariée à l’administration fiscale luxembourgeoise à partir du 1er janvier 2004.
Par ailleurs, elle aurait détenu 25,12% des parts sociales, tout en soulignant que les membres de la famille … auraient détenu ensemble une participation largement majoritaire de 74,88% des parts sociales et qu’elle n’aurait pas eu droit à une distribution de dividende en sa qualité d’actionnaire.
Elle aurait été astreinte à se conformer aux directives des autres associés et n’aurait jamais pu utiliser son droit de vote sans instruction préalable de la famille ….
Elle aurait été nommée administrateur de la société … pour une durée de six ans, à savoir du 31 juillet 2003 au 30 juillet 2009, ainsi que présidente du conseil d’administration pour la même période. Or, elle n’aurait pendant toute cette période jamais pu engager la société.
Elle n’aurait disposé d’aucun pouvoir sur les comptes sociaux, dès lors que les opérations bancaires auraient été exclusivement gérées par Madame …. Elle n’aurait également eu aucun droit de regard sur les bilans de la société.
Elle soulève le fait qu’à partir du 30 juillet 2009, son mandat n’aurait plus été renouvelé, de sorte qu’à partir de cette date, elle n’aurait été ni administrateur, ni présidente du conseil d’administration de la société ….
En date du 31 mai 2012, Madame… aurait mis en demeure la société … de procéder au paiement de ses salaires impayés depuis le mois de février 2012.
Par courrier du 5 juin 2012, Madame… aurait résilié son contrat de travail avec effet immédiat.
En droit, la demanderesse reproche au directeur une mauvaise interprétation des faits de l’espèce.
Elle conteste l’appréciation faite par le directeur pour conclure à une absence d’un lien de subordination dans son chef.
A cet égard, elle donne à considérer que la charge de la preuve des motifs justifiant la décision de refus incomberait à l’Etat, que celui-ci aurait néanmoins à tort retenu qu’elle n’était pas salariée de la société …, puisqu’elle aurait été placée sous l’autorité des époux … qui lui auraient donné des ordres concernant l’exécution du travail en contrôlant l’accomplissement et en vérifiant les résultats.
Elle souligne qu’à la fin de son mandat sexennal en tant qu’administrateur de la société …, à savoir en date du 30 juillet 2009, celui-ci n’aurait jamais été renouvelé, de sorte qu’elle n’aurait plus été administrateur après cette date. Par voie de conséquence elle n’aurait plus été administrateur de la société …, pour ce qui est de la période des salaires impayés et à ce titre réclamés, en l’occurrence ceux de février 2012 à mai 2012 inclus. Or, selon la jurisprudence, l’ADEM aurait non seulement le droit, mais l’obligation de vérifier en premier lieu l’existence de la qualité de salarié au jour de la survenance de la faillite dans le chef du demandeur de la garantie salariale sollicitée.
Elle indique à titre subsidiaire que durant toute la durée de son mandat, elle n’aurait jamais pu, de quelque manière que ce soit, engager la société puisqu’en fait elle n’aurait disposé d’aucun pouvoir sur les comptes sociaux, ni même de droit de regard sur les bilans.
Elle en conclut que toute la société aurait été entièrement administrée par la famille …, de sorte que la période de son administration n’aurait en réalité été qu’une période d’administration fictive, elle n’aurait en effet ni signé, ni contresigné un acte d’administration quotidienne engageant la société … et n’aurait effectué aucun acte d’administration de la société.
Elle fait également observer que le salaire perçu par elle ne correspondrait aucunement à celui d’un présumé administrateur.
Finalement, elle considère qu’au vu de tous ces éléments, il y aurait lieu de retenir qu’elle aurait été salariée de la société …, notamment pendant la période des salaires réclamés, à savoir de février 2012 à mai 2012 inclus.
Le délégué du gouvernement conclut au rejet du recours en faisant état de la fonction de présidente du conseil d’administration et à l’autorisation d’établissement émise par le Ministère des Classes Moyennes au nom de la demanderesse.
La garantie prévue à l’article L.126-1 du Code du Travail s’appliquant, en vertu du paragraphe (1) dudit article, aux « créances résultant du contrat de travail », son application est plus particulièrement conditionnée par l’existence d’un contrat de travail, caractérisé par l’existence d’un lien de subordination.
Le contrat de travail s’analyse en une convention par laquelle une personne s’engage à mettre, moyennant une rémunération, son activité à la disposition d’une autre à l’égard de laquelle elle se trouve dans un rapport de subordination juridique. Un tel rapport de subordination requiert que le contrat place le salarié sous l’autorité de son employeur qui lui donne des ordres concernant l’exécution du travail, en contrôle l’accomplissement et en vérifie les résultats1.
En l’espèce, il ressort des éléments du dossier que la demanderesse a signé en date du 30 octobre 2003 un contrat de travail à durée indéterminée avec effet au 1er octobre 2003 et que le contrat de travail porte la mention qu’elle a été engagée en qualité de « technischer Geschäftsführer ».
Il n’est pas non plus contesté, et cela résulte d’ailleurs des pièces soumises par la demanderesse et du dossier administratif, que la déclaration de créance de la demanderesse a été acceptée par le juge commissaire et par le curateur à hauteur du montant déclaré, de sorte que dans ce contexte, l’existence d’un contrat de travail n’a pas été remise en cause.
Cependant, en cas de refus par l'ADEM du paiement d'une créance dûment acceptée par le curateur et le juge-commissaire, tel que c’est le cas en l’espèce, la charge de la preuve 1 Cour adm. 16 juin 2011, n° 27974C du rôle, Pas. adm. 2012, v° Travail, n° 7 du bien-fondé des motifs justifiant la décision de refus incombe à l'Etat, cette preuve étant à rapporter sur la toile de fond de l'examen par le juge administratif de l'existence et de l'exactitude des faits matériels qui sont à la base de la décision déférée, et de la vérification si les motifs dûment établis sont de nature à la motiver légalement.2 Ainsi, il appartient à l’Etat, ayant refusé la prise en charge de la créance pourtant acceptée par le curateur et le juge commissaire, de fournir la preuve du bien-fondé des motifs justifiant sa décision. En l’occurrence, l’Etat faisant état d’une situation excluant un lien de subordination dans le chef de la demanderesse tiré de son pouvoir de contrôle dans la société en faillite, en l’espèce fondé notamment sur le constat qu’elle occupait au sein de la société … la fonction de présidente du conseil d’administration, ayant un pouvoir de signature et qu’elle était titulaire de l’autorisation d’établissement délivrée par le Ministère des Classes Moyennes, il lui appartient partant d’établir, d’une part, la réalité de la situation juridique, respectivement de fait qu’il allègue, et, d’autre part, de justifier que celle-ci est de nature à conclure que vu les circonstances de l’espèce, la demanderesse a exercé un contrôle déterminant sur les activités de la société, de sorte que l’existence d’un lien de subordination est inconcevable. Une fois cette preuve rapportée, il appartient cependant à la demanderesse d’établir que malgré la situation de contrôle légal ou de fait ainsi démontrée et excluant a priori l’existence d’un lien de subordination, qu’elle se trouve en réalité liée à la société par un contrat de travail caractérisé par un lien de subordination et correspondant à une convention réelle et sérieuse.
Le refus du directeur est fondé sur la considération que la demanderesse était présidente du conseil d’administration de la société … et titulaire de l’autorisation d’établissement délivrée par le Ministère des Classes Moyennes.
Il se dégage des éléments du dossier, et il n’est d’ailleurs pas contesté par la demanderesse, qu’elle avait été nommée lors de l’assemblée générale extraordinaire du 31 juillet 2003 administrateur (« Verwaltungsratmitglied »), administrateur-délégué (« Delegiertes Verwaltungsratmitglied ») et présidente du conseil d’administration avec pouvoir de signature (« Verwaltungsratvorsitzende mit Unterschriftberechtigung ») de la société … pour une durée de six ans.
Se pose dès lors la question de savoir si l’argumentation de la partie étatique fondée notamment sur l’existence d’un mandat social et la qualité de titulaire de l’autorisation d’établissement dont la réalité se trouve vérifiée au regard des pièces à la disposition du tribunal, est de nature à exclure l’existence d’un contrat de travail dans le chef de la demanderesse.
Si le cumul dans une même personne du mandat de gérant d’une société à responsabilité limitée ou d’administrateur d’une société anonyme et de la qualité de salarié n’est pas prohibé, il n’en reste pas moins que le contrat de travail doit rester une convention réelle et sérieuse. Au-delà de ce que le contrat de travail doit correspondre à des attributions techniques nettement dissociables de celles découlant du mandat, la subordination doit trouver sa véritable expression juridique dans les prérogatives de l’employeur envers le salarié, à savoir dans l’exercice d’un véritable pouvoir de contrôle et de direction du salarié.3 2 Trib. adm., 22 mai 2006, n° 20427 du rôle, Pas. adm. 2012, v° Travail, n°5 réformé par Cour adm., 18 mai 2006, n° 21111C du rôle sans que le principe énoncé ci-dessus n’ait été remis en cause par la Cour administrative ; Trib. adm., 30 septembre 2013, n° 31400 du rôle, www.jurad.public.lu 3 Cour adm. 16 juin 2011, n° 27974C du rôle, Pas. adm. 2012, v° Travail, n° 10 et les autres références y citées Au regard des pièces à la disposition du tribunal, force est de constater que tant au moment où les salaires réclamés par la demanderesse sont venus à échéance, soit de février à mai 2012, qu’au moment de la faillite, la demanderesse n’exerçait plus de mandat social, celui-ci n’ayant été prévu que pour une durée de six ans et n’ayant pas été renouvelé en juillet 2009.
Si effectivement Madame… était présidente du conseil d’administration suite à sa nomination pour une durée de six années, tel que cela ressort du procès-verbal de l’assemblée générale extraordinaire tenue le 31 juillet 2003, publiée au Mémorial C, ce mandat n’a pas été renouvelé. A défaut d’autres explications fournies par la partie étatique à travers son mémoire en réponse afin de prouver que ce mandat aurait persisté d’une manière ou d’une autre malgré l’expiration du délai de six ans, il y a lieu de retenir qu’elle n’exerçait depuis le 30 juillet 2009 plus de mandat social.
Il y a encore lieu de souligner que c'est à tort que la partie étatique entend déduire du fait que la demanderesse était titulaire de l'autorisation d'établissement de la société … qu'elle ne saurait se trouver dans une situation de subordination par rapport à cette société. En effet, l'article 4 de la loi du 2 septembre 2011 réglementant l'accès aux professions d'artisan, de commerçant, d'industriel ainsi qu'à certaines professions libérales, non encore applicable au moment où la demanderesse a accédé aux fonctions d’administrateur-délégué mais applicable au jour de la prise de la décision déférée et régissant à présent la matière, prévoit qu'une entreprise qui exerce une activité visée à ladite loi, ce qui était le cas de la société en faillite, désigne au moins une personne physique, le dirigeant qui, entre autres, a un lien réel avec l'entreprise en tant que propriétaire, associé, actionnaire, ou salarié. L'on ne saurait partant soutenir que la qualité de salarié est par principe incompatible avec celle de personne physique sur laquelle repose l'autorisation d'établissement.4 Vu la cessation du mandat social dont la demanderesse était revêtue à l’échéance des salaires réclamés, à défaut d’éléments permettant de retenir que la demanderesse, malgré la cessation de son mandat social, a continué à exercer un pouvoir de contrôle déterminant sur la société de nature à exclure l’existence d’un lien de subordination, et vu l’acceptation de la créance salariale par le juge commissaire et par le curateur, ayant partant reconnu l’existence d’un contrat de travail, et corroborée par des fiches de salaires mentionnant que la demanderesse exerçait la fonction de « technische Geschäftsführerin », le tribunal est amené à conclure que le bien-fondé du motif de refus, à savoir que du fait d’avoir, dans le passé, exercé un mandat social et ayant été titulaire de l’autorisation d’établissement, un lien de subordination ferait défaut, ne se trouve pas vérifié. Il s’ensuit que c’est à tort que le directeur a dénié à la demanderesse l’existence d’un contrat de travail caractérisé par un lien de subordination.
Il s’ensuit que la décision déférée encourt l’annulation.
Par ces motifs, le tribunal administratif, troisième chambre, statuant contradictoirement ;
4 Cour adm., 6 décembre 2012, n° 31328C du rôle, www.jurad.public.lu reçoit le recours en annulation en la forme ;
au fond, le déclare justifié ;
partant annule la décision du directeur de l’Agence pour le Développement de l’Emploi du 8 janvier 2013 refusant de libérer les fonds nécessaires à la liquidation de la créance salariale déclarée par la demanderesse dans le cadre de la faillite de la société …S.A.
et renvoie le dossier devant ledit directeur ;
condamne l’Etat aux frais.
Ainsi jugé par:
Claude Fellens, vice-président, Andrée Gindt, juge, Hélène Steichen, juge, et lu à l’audience publique du 30 septembre 2014 par le vice-président, en présence du greffier Goreti Pinto.
s. Goreti Pinto s. Claude Fellens Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 30 septembre 2014 Le greffier du tribunal administratif 7