Tribunal administratif N° 31862 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 20 décembre 2012 1re chambre Audience publique du 6 février 2013 Recours formé par Monsieur …et consorts, …, contre une décision du ministre du Travail, de l’Emploi et de l’Immigration en matière de protection internationale (art. 20, L.5.5.2006)
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 31862 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 20 décembre 2012 par Maître Frank WIES, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né … à … (Bosnie) et de son épouse, Madame …, née le … à … (Bosnie-Herzégovine), agissant en leur nom propre et en qualité de représentants légaux de leurs enfants mineurs …, né le … à … (Bosnie-Herzégovine), …, née le … à …, …, né le … à …, …, née le … à …, …, né … à …, …, née le 25 mai 2005 à …, …, né le … à …, …, née le … à … et …, née le … à …, tous de nationalité bosnienne, demeurant actuellement ensemble à L-…, tendant 1) à l’annulation d’une décision du ministre du Travail, de l’Emploi et de l’Immigration du 3 décembre 2012 de statuer sur le bien-fondé de leurs demandes de protection internationale dans le cadre d’une procédure accélérée, 2) à l’annulation de la décision du même ministre du 3 décembre 2012 refusant de faire droit à leurs demandes de protection internationale et 3) à l’annulation de l’ordre de quitter le territoire contenu dans la même décision ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 10 janvier 2013 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision critiquée ;
Le juge rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Frank WIES et Madame le délégué du gouvernement Jacqueline JACQUES en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 4 février 2013.
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Le 27 novembre 2012, Monsieur …et son épouse, Madame …, agissant en leur nom propre et en qualité de représentants légaux de leurs enfants mineurs …, …, …, …, …, …, …, .. et …, ci-après désignés par les « consorts…», introduisirent auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères, direction de l’Immigration, une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 5 mai 2006 relative au droit d’asile et à des formes complémentaires de protection, ci-après dénommée « la loi du 5 mai 2006 ».
Les déclarations des consorts…sur leur identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg furent actées dans un rapport de la police grand-ducale, section police des étrangers et des jeux, du même jour.
En date du 29 novembre 2012, Monsieur…et Madame … furent en outre entendus séparément par un agent du ministère des Affaires étrangères, direction de l’Immigration, sur leur situation et sur les motifs se trouvant à la base de leurs demandes de protection internationale.
Par décision du 3 décembre 2012, envoyée par courrier recommandé le même jour, le ministre du Travail, de l’Emploi et de l’Immigration, ci-après dénommé « le ministre », informa les consorts…qu’il avait statué sur le bien-fondé de leurs demandes de protection internationale dans le cadre d’une procédure accélérée sur base de l’article 20 (1), a), b) et c) de la loi du 5 mai 2006, et que leurs demandes avaient été refusées comme non fondées, tout en leur ordonnant de quitter le territoire dans un délai de trente jours.
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 20 décembre 2012, les consorts…ont fait introduire un recours tendant 1) à l’annulation de la décision précitée du ministre du 3 décembre 2012 de statuer sur le bien-fondé de leurs demandes de protection internationale dans le cadre d’une procédure accélérée, 2) à l’annulation de la même décision du même ministre portant refus de faire droit à leurs demandes de protection internationale et 3) à l’annulation de l’ordre de quitter le territoire contenu dans le même acte.
Les demandeurs concluent à l’annulation de la décision ministérielle déférée du 20 novembre 2012 pour violation de leurs droits de la défense. A ce titre, ils font exposer par leur litismandataire que suite à l’introduction de leur demande de protection internationale le 27 novembre 2012, ils auraient été convoqués le 28 novembre 2012 pour un entretien devant se dérouler le 29 novembre 2012. Leur demande de report de la date d’audition, dans le but de s’organiser afin d’être assistés par un avocat, exprimée tant par un courrier de leur litismandataire du 29 novembre 2012 que par un courrier signé par les demandeurs et remis à l’agent du ministère des Affaires étrangères chargé de procéder à leur audition, ainsi que lors d’une conversation téléphonique du 29 novembre 2012 entre le litismandataire des demandeurs et le chef de service du ministre, aurait été catégoriquement refusée par l’autorité administrative compétente. Par ailleurs, la décision déférée aurait été notifiée le lundi 3 décembre 2012, soit un jour ouvrable après la tenue de l’audition des demandeurs le jeudi 29 novembre 2012, de sorte que ceux-ci auraient été dans l’impossibilité de pouvoir, le cas échéant, compléter leur dossier par la production de pièces supplémentaires qui n’auraient pas encore été prises en considération par le ministre. Ce modus operandi de la part de l’autorité administrative compétente aurait empêché les demandeurs de pouvoir exercer de manière effective leurs droits de la défense en ce que, d’une part, l’assistance d’un avocat lors de leurs entretiens respectifs leur aurait été refusée, et, d’autre part, ils n’auraient pas eu la possibilité de compléter leur dossier par la production de documents supplémentaires, de sorte que la décision déférée serait entachée d’un vice de procédure et encourrait l’annulation pour violation des articles 7 (1) de la loi du 5 mai 2006, 10 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979 relatif à la procédure à suivre par les administrations relevant de l’Etat et des communes, ci-après désigné par « le règlement grand-ducal du 8 juin 1979 », et 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme, ci-après désigné par « la CEDH ».
1) Quant aux recours tendant à l’annulation de la décision déférée de statuer sur la demande de protection internationale dans le cadre d’une procédure accélérée et à l’annulation de la décision déférée portant refus d’une protection internationale Etant donné que l’article 20 (4) de la loi du 5 mai 2006 prévoit un recours en annulation contre les décisions du ministre de statuer sur le bien-fondé d’une demande de protection internationale dans le cadre d’une procédure accélérée ainsi qu’un recours en réformation contre la décision portant refus du statut de protection internationale, un recours en annulation a valablement pu être introduit contre la décision déférée du ministre de statuer sur la demande de protection internationale des consorts…dans le cadre d’une procédure accélérée. Dans une matière où un recours en réformation est prévu, les demandeurs peuvent limiter leur recours en demandant au tribunal de ne pas épuiser son pouvoir de réformation, mais de restreindre son contrôle aux seules questions de légalité d’une décision litigieuse et d’annuler une décision déterminée. Partant le tribunal est également compétent pour connaître du recours en annulation introduit contre la décision portant refus d’un statut de protection internationale. Les deux recours sont encore recevables pour avoir été introduits dans les formes et délais de la loi.
En vertu de l’article 7 (1) de la loi du 5 mai 2006 « Le demandeur est informé de son droit de se faire assister à titre gratuit d’un interprète qui maîtrise une langue dont il est raisonnable de supposer qu’il la comprend et de son droit de choisir un avocat (…) ».
Aux termes de l’article 10 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979 relatif à la procédure à suivre par les administrations relevant de l’Etat et des communes, « Toute partie à une procédure administrative a le droit de se faire assister par un avocat.[…] » Il ressort d’une lecture combinée des dispositions précitées, que chaque demandeur de protection internationale a le droit de choisir un avocat et d’être assisté par l’avocat de son choix lors de son entretien auprès de l’agent du ministre, ceci afin d’assurer le respect de ses droits de la défense.
Afin que l’assistance de l’avocat lors de l’entretien prévu par l’article 9 (1) de la loi du 5 mai 2006 soit effective, il faut que l’avocat puisse jouer un rôle actif dans la défense de son mandant, impliquant plus particulièrement qu’il puisse donner des explications et conseils par rapport à la procédure et quant aux droits et obligations du demandeur. Par ailleurs, le rôle de l’avocat ne saurait pas se limiter à un rôle purement passif, ce qui aurait comme conséquence que le droit d’être assisté d’un avocat se résumerait à un droit purement théorique. En effet, au regard de l’obligation de collaboration du demandeur de protection internationale inscrite au paragraphe (2) de l’article 9 de la loi du 5 mai 2006, les avocats doivent plus particulièrement avoir la possibilité de poser à leur client les questions qu’ils jugent nécessaires et utiles lors des entretiens, ainsi que de pouvoir verser, pendant, respectivement à l’issue de l’audition de leurs mandants des documents qu’ils estiment pertinents dans le cadre de l’analyse de la demande de protection internationale, notamment afin de prémunir un reproche éventuel ultérieur d’un récit lacunaire1.
1 Cf. trib. adm. 19 mai 2010, n°25713 et 26297 du rôle et trib. adm. 19 décembre 2012, n°31580 du rôle.
A cette fin, la date de l’audition doit être fixée de telle sorte que les demandeurs puissent raisonnablement se concerter avec leur avocat, au cas où ils disposeraient d’ores et déjà d’un conseil juridique, soit qu’ils puissent se voir désigner un avocat dans le cadre de l’assistance judiciaire, procédure qui ne saurait être évacuée en un seul jour.
Il ressort des pièces versées en cause que les demandeurs ont déposé leur demande de protection internationale le mardi 27 novembre 2012, qu’ils ont été convoqués le mercredi 28 novembre 2012 pour être auditionnés le jeudi 29 novembre 2012 auprès du ministère des Affaires étrangères. Force est encore de constater que les demandeurs ont manifesté leur souhait de voir reporter la date de leurs auditions pour s’y faire assister d’un avocat tant par courrier de leur litismandataire du 29 novembre 2012, ce courrier ayant été envoyé suite à une conversation téléphonique de ce dernier avec le chef de service du ministère des Affaires étrangères au cours duquel un tel rapport avait été refusé, que par courrier remis en mains propres par les demandeurs à l’agent du ministère des Affaires étrangères chargé de procéder à leur audition. Le tribunal constate dès lors que l’administration a fait preuve d’un comportement déloyal à l’encontre des demandeurs et que l’attitude du ministère des Affaires étrangères, se caractérisant par une fixation extrêmement rapprochée des dates d’audition et un refus de reporter celles-ci, a, d’une part, empêché les consorts…d’exercer pleinement leurs droits et, d’autre part, fait obstacle à leur litismandataire d’organiser une défense effective des intérêts de ses mandants. Le fait qu’il a été acté dans le rapport d’audition des demandeurs que ces derniers auraient marqué leur accord à être entendu en l’absence de leur litismandataire ne saurait par ailleurs faire échec à l’application des prescrits des articles 7 (1) de la loi du 5 mai 2006 et 10 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979, étant donné qu’il ne ressort pas du rapport d’audition des demandeurs qu’ils auraient été dûment informés des conséquences d’un tel refus de leur part d’être entendu sans l’assistance de leur litismandataire, ledit accord – et en particulier son caractère volontaire et éclairé - devant encore, compte tenu des circonstances du cas d’espèce et de la volonté contraire explicitement exprimée antérieurement par les demandeurs, être considéré avec la plus grande circonspection par le tribunal.
Au vu de tous les éléments qui précèdent, le tribunal retient qu’au cours de la procédure auprès du ministère des Affaires étrangères, les droits de la défense des consorts…n’ont pas été respectés et que leurs entretiens, effectués par un agent dudit ministère, se sont déroulés dans des circonstances contraires aux prescrits des articles 7 (1) de la loi du 5 mai 2006 et 10 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979.
Il y a lieu de prononcer l’annulation de la décision ministérielle du 3 décembre 2012 statuant sur la demande de protection internationale dans le cadre d’une procédure accélérée et de la décision du 3 décembre 2012 déclarant non fondée la demande de protection internationale des consorts…pour violation des articles 7 (1) de la loi du 5 mai 2006 et 10 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979 et de renvoyer le dossier devant le ministre, pour lui permettre de réparer le vice de procédure ci-avant relevé et afin de maintenir dans le chef des demandeurs la possibilité de voir analyser leurs demandes de protection internationale au fond à un niveau non contentieux.
A titre superfétatoire, quant à la violation de l’article 6, paragraphe 1er de la CEDH aux termes duquel: « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (…) », il y a lieu de rappeler que le traitement de la demande de protection internationale des consorts…au niveau des autorités administratives et critiquée au regard des impératifs découlant de l’article 6 de la CEDH ne constitue qu’une étape d’un processus décisionnel et ne revêt pas en elle-même un caractère juridictionnel, mais a une nature purement administrative.
Si l’article 6 de la CEDH impose certes des impératifs à respecter en matière de procès équitable, il échet de relever, d’une part, que les garanties afférentes n’ont pas vocation à s’appliquer au niveau d’une procédure pré-contentieuse d’instruction d’une demande de protection internationale, et, d’autre part, qu’elles n’entrent en ligne de compte qu’au niveau d’une instance juridictionnelle en matière pénale et disciplinaire.
2) Quant au recours tendant à l’annulation de la décision déférée portant ordre de quitter le territoire Etant donné que l’article 20 (4) de la loi du 5 mai 2006 prévoit un recours en annulation contre l’ordre de quitter le territoire, un recours sollicitant l’annulation de pareil ordre contenu dans la décision déférée a valablement pu être dirigé contre la décision ministérielle litigieuse. Le recours en annulation ayant par ailleurs été introduit dans les formes et délai prévus par la loi, il est recevable.
Aux termes de l’article 20 (2) de la loi du 5 mai 2006, « une décision négative du ministre vaut décision de retour. (…) ». En vertu de l’article 2. o) de la loi du 5 mai 2006, la notion de « décision de retour » se définit comme « la décision négative du ministre déclarant illégal le séjour et imposant l’ordre de quitter le territoire ».
En l’espèce, la partie demanderesse sollicite l’annulation de la décision portant ordre de quitter le territoire, au motif que la décision portant refus de reconnaissance d’une protection internationale devrait être réformée.
Le tribunal vient de retenir que la décision du 3 décembre 2012 de statuer sur la demande de protection internationale dans le cadre d’une procédure accélérée et la décision du 3 décembre 2012 déclarant non fondée la demande en obtention du statut de protection internationale sont à annuler pour violation des articles 7 (1) de la loi du 5 mai 2006 et 10 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979 et qu’il y a lieu de renvoyer le litige devant le ministre, pour lui permettre d’examiner le fond de la demande de protection internationale des demandeurs.
Il y a partant lieu d’annuler également l’ordre de quitter le territoire inscrit dans la décision ministérielle du 3 décembre 2012.
Par ces motifs, le tribunal administratif, première chambre, statuant contradictoirement ;
reçoit en la forme le recours en annulation introduit contre la décision ministérielle du 3 décembre 2012 de statuer sur le bien-fondé de la demande de protection internationale dans le cadre d’une procédure accélérée ;
au fond, le déclare justifié et annule la décision ministérielle du 3 décembre 2012 dans la mesure où elle a statué sur le bien-fondé de la demande de protection internationale des consorts…dans le cadre d’une procédure accélérée;
reçoit en la forme le recours en réformation introduit contre la décision ministérielle du 3 décembre 2012 portant refus d’une protection internationale ;
au fond, dans le cadre du recours en réformation, annule la décision ministérielle du 3 décembre 2012 portant refus d’un statut de protection internationale dans le chef des consorts…;
reçoit en la forme le recours en annulation introduit contre la décision ministérielle du 3 décembre 2012 portant ordre de quitter le territoire ;
au fond, le déclare justifié, partant annule l’ordre de quitter le territoire inscrit dans la décision ministérielle du 3 décembre 2012 partant renvoie le dossier en prosécution de cause devant le ministre du Travail, de l’Emploi et de l’Immigration ;
condamne l’Etat aux frais.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 6 février 2013 par :
Marc Sünnen, vice-président, Paul Nourissier, juge, Alexandra Castegnaro, juge, en présence du greffier Michèle Hoffmann.
s. Michèle Hoffmann s. Marc Sünnen Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 7 février 2013 Le Greffier du Tribunal administratif 6