Tribunal administratif N° 31427 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 13 septembre 2012 3e chambre Audience publique du 6 novembre 2012 Recours formé par Monsieur … et consorts, … contre une décision du ministre du Travail, de l’Emploi et de l’Immigration en matière de protection internationale (art. 20, L.5.5.2006)
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 31427 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 13 septembre 2012 par Maître Nicky Stoffel, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Serbie), et de son épouse, Madame …, née le … à …, agissant tant en leur nom propre qu’au nom et pour compte de leur enfant mineur …, né … à …, tous de nationalité serbe, demeurant actuellement ensemble à L-…, tendant 1) à l’annulation d’une décision du ministre du Travail, de l’Emploi et de l’Immigration du 4 septembre 2012 de statuer sur le bien-fondé de leur demande de protection internationale dans le cadre d’une procédure accélérée, 2) à la réformation de la décision du même ministre du 4 septembre 2012 refusant de faire droit à leur demande de protection internationale et 3) à l’annulation de l’ordre de quitter le territoire contenu dans la même décision ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 3 octobre 2012 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision déférée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Evora Karine, en remplacement de Maître Nicky Stoffel, et Madame le délégué du gouvernement Jacqueline Jacques en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 24 octobre 2012.
Le 30 septembre 2011, Monsieur … et son épouse, Madame …, ci-après désignés par « les consorts … », introduisirent auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères, direction de l’Immigration, une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 5 mai 2006 relative au droit d’asile et à des formes complémentaires de protection, désignée ci-après la « loi du 5 mai 2006 ».
Les déclarations des consorts … auprès d’un agent du service de police judiciaire, police des étrangers et des jeux, de la police grand-ducale sur leur identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg, furent actées dans un rapport daté du 4 octobre 2011.
En date du 30 août 2012, Monsieur … et son épouse, Madame …, furent entendus séparément par un agent du ministère des Affaires étrangères, direction de l’Immigration, sur leur situation et sur les motifs se trouvant à la base de leur demande de protection internationale.
Par décision du 4 septembre 2012, notifiée aux intéressés par courrier recommandé du 6 septembre 2012, le ministre informa les consorts … qu’il avait statué sur le bien-fondé de leur demande de protection internationale dans le cadre d’une procédure accélérée sur fondement de l’article 20 (1), points a) et c) de la loi du 5 mai 2006 et que leur demande avait été refusée comme non fondée, tout en leur enjoignant de quitter le territoire dans un délai de 30 jours.
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 13 septembre 2012, les consorts … ont fait introduire un recours tendant 1) à l’annulation de la décision du ministre du 4 septembre 2012 de statuer sur le bien-fondé de leurs demandes de protection internationale dans le cadre d’une procédure accélérée, 2) à la réformation de la même décision du ministre dans la mesure où elle refuse de faire droit à leurs demandes de protection internationale et 3) à l’annulation de l’ordre de quitter le territoire contenu dans la même décision.
1) Quant au recours tendant à l’annulation de la décision ministérielle de statuer sur la demande de protection internationale dans le cadre d’une procédure accélérée Etant donné que l’article 20 (4) de la loi du 5 mai 2006 prévoit un recours en annulation contre les décisions du ministre de statuer sur le bien-fondé d’une demande de protection internationale dans le cadre d’une procédure accélérée, un recours en annulation a valablement pu être introduit contre la décision déférée du ministre de statuer sur la demande de protection internationale des consorts … dans le cadre d’une procédure accélérée. Le recours en annulation est par ailleurs recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
A l’appui de ce volet de la requête introductive d’instance, les demandeurs estiment que les faits soulevés par eux seraient pertinents au regard de l’examen visant à déterminer s’ils remplissent les conditions pour bénéficier de la protection internationale.
Ils reprochent par ailleurs au ministre de ne pas avoir analysé si les problèmes décrits ne seraient pas de nature à leur rendre la vie intolérable et invivable dans leur pays d’origine. Ils font plus particulièrement valoir qu’ils auraient dû quitter leur pays d’origine en raison des menaces qu’ils auraient subies de la part du père de la demanderesse et que ce dernier aurait frappé et menacé également le père du demandeur en raison du fait qu’il n’accepterait pas leur union. Il aurait également menacé de les tuer étant donné qu’elle est tombée en ceinte sans être mariée, alors qu’elle aurait été promise dès sa naissance à un autre homme. Cette situation serait insupportable et ne permettait pas aux demandeurs de vivre une vie familiale normale, pourtant protégée par l’article 8 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales Le demandeur aurait dénoncé les faits à la police, mais celle-ci lui aurait simplement conseillé d’abandonner l’affaire. S’ils estiment que la police aurait dû agir, les demandeurs admettent que la sécurité des habitants ne pourrait pas être absolue.
Quant à la conclusion du ministre qu’ils proviennent d’un pays d’origine sûr, les demandeurs sont d’accord pour conclure que la Serbie serait actuellement à considérer comme étant un pays d’origine sûr, mais estiment que cette circonstance ne saurait être intangible et devrait faire l’objet d’une évaluation régulière compte tenu des indications factuelles données par les demandeurs d’asile en provenance de ce pays. A cet égard, les demandeurs citent un rapport d’Amnesty international de 2011 soulignant que la Commission européenne aurait exprimé son inquiétude concernant l’impunité dont jouiraient toujours les auteurs de mauvais traitements, y compris des actes de torture. Aucun mécanisme de protection nationale n’aurait été mis en place par la Serbie, alors qu’il s’agirait d’une des mesures exigées par le Protocole facultatif se rapportant à la Convention des Nations Unies contre la torture.
Le délégué du gouvernement conclut au rejet du recours. Il estime en effet que les demandeurs auraient soulevé des questions sans pertinence ou d’une pertinence insignifiante dans la mesure où ils auraient invoqué que des problèmes d’ordre familial et privé qui ne rentreraient ni dans le champ d’application de la loi modifiée du 5 mai 2006 et ni dans celui de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après dénommée « la Convention de Genève ». Les menaces et l’agression du père de la demanderesse seraient à considérer comme des délits de droit commun punissable par la loi serbe et non pas comme des actes de persécution et ne sauraient ainsi fonder une demande en obtention d’une protection internationale.
Le délégué du gouvernement est encore d’avis qu’il ne ressortirait d’aucun élément du dossier que les demandeurs ne pourraient pas profiter de la protection des autorités nationales et locales.
Ainsi, quant au point c) de l’article 20 de la loi modifiée du 5 mai 2006, le délégué du gouvernement fait valoir que la Serbie serait à considérer, dans le chef des demandeurs, comme étant un pays d’origine sûr.
Aux termes de l’article 20 (1) de la loi du 5 mai 2006 : « Le ministre peut statuer sur le bien-fondé de la demande de protection internationale dans le cadre d’une procédure accélérée dans les cas suivants :
a) le demandeur, en déposant sa demande et en exposant les faits, n’a soulevé que des questions sans pertinence ou d’une pertinence insignifiante au regard de l’examen visant à déterminer s’il remplit les conditions requises pour prétendre au statut conféré par la protection internationale ;
c) le demandeur provient d’un pays d’origine sûr au sens de l’article 21 de la présente loi ;
[…] ».
Il s’ensuit qu’aux termes de l’article 20 (1) a) et c) de la loi du 5 mai 2006, le ministre peut statuer sur le bien-fondé d’une demande de protection internationale par voie de procédure accélérée soit s’il apparaît que les faits soulevés lors du dépôt de la demande sont sans pertinence ou d’une pertinence insignifiante au regard de l’examen de la prédite demande en obtention d’une protection internationale, soit si le demandeur provient d’un pays d’origine sûr au sens de l’article 21 précité de la loi du 5 mai 2006.
Par ailleurs, il convient de relever que les conditions pour pouvoir statuer sur le bien-
fondé d’une demande de protection internationale dans le cadre d’une procédure accélérée étant énumérées à l’article 20 (1) de la loi du 5 mai 2006 de manière alternative et non point de manière cumulative, le fait qu’une seule des conditions soit valablement remplie justifie la décision ministérielle à suffisance.
En ce qui concerne plus particulièrement le cas énuméré au point c) de l’article 20 (1) de la loi du 5 mai 2006, force est de constater qu’aux termes de l’article 21 de cette même loi, auquel renvoie expressément l’article 20 (1) de la loi du 5 mars 2006 précité : « (1) Un pays peut être désigné comme pays d’origine sûr pour les besoins de l’examen de la demande de protection internationale.
(2) Un pays qui est désigné comme pays d’origine sûr conformément aux paragraphes (3) et (4) du présent article peut uniquement, après examen individuel de la demande de protection internationale, être considéré comme étant un pays d’origine sûr pour un demandeur, s’il possède la nationalité de ce pays ou s’il avait précédemment sa résidence habituelle dans ce pays, mais que le demandeur n’a soumis aucune raison valable permettant de penser qu’il ne s’agit pas d’un pays d’origine sûr en raison de sa situation personnelle.
(3) Une demande de protection internationale est rejetée, sans préjudice du paragraphe (2) qui précède, lorsqu’un pays est désigné comme pays d’origine sûr soit par l’Union européenne, soit par règlement grand-ducal.
(4) Un règlement grand-ducal pourra désigner un pays comme pays d’origine sûr s’il est établi qu’il n’y existe généralement et de façon constante pas de persécution au sens de la Convention de Genève. Les critères suivants seront pris en considération pour la désignation d’un pays comme pays d’origine sûr :
a) l’observation des droits et libertés prévus par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ;
b) le respect du principe du non-refoulement prévu par la Convention de Genève ;
c) la prévision d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés. » En l’espèce, il est constant en cause que par règlement grand-ducal modifié du 21 décembre 2007, la Serbie a été retenu comme constituant un pays d’origine sûr. Etant donné qu’il est encore constant en cause que les demandeurs ont la nationalité serbe et ont résidé en Serbie avant de venir au Luxembourg, c’est a priori à bon droit que le ministre a pu conclure qu’ils proviennent d’un pays d’origine sûr.
Or, au vu du libellé des différents paragraphes de l’article 21 de la loi du 5 mai 2006, le fait qu’un règlement grand-ducal désigne un pays comme pays d’origine sûr n’est pas suffisant pour conclure ipso facto qu’il soit statué sur la demande de protection internationale dans le cadre d’une procédure accélérée, étant donné qu’aux termes de l’article 21 (2) le ministre est obligé, nonobstant le fait qu’un pays ait été désigné comme pays d’origine sûr par règlement grand-
ducal, de procéder, avant de pouvoir conclure que le demandeur provient d’un pays d’origine sûr, à un examen individuel de la demande de protection internationale, si le demandeur possède la nationalité de ce pays ou s’il avait précédemment sa résidence habituelle dans ce pays, et qu’il incombe par ailleurs au ministre d’évaluer si le demandeur ne lui a pas soumis d’éléments permettant de penser qu’il ne s’agit pas d’un pays d’origine sûr en raison de la situation personnelle du demandeur.
En l’espèce, force est au tribunal de constater que s’il est exact que la Serbie est candidate à l’Union Européenne et qu’il ressort certes des développements de la partie étatique qu’elle a entrepris des efforts afin d’améliorer la protection de sa population, sous l’égide de l’OSCE, il n’en reste pas moins que, d’un côté, dans le cas concret des demandeurs, ces derniers ont essayé de recourir à la protection de la police en dénonçant les actes de violence que le père de la demanderesse a tenté d’exécuter, à savoir de l’attaquer avec une hache,1 sans que la police n’aurait donné des suites à leurs sollicitations, et, de l’autre côté, il ne ressort ni des développements du délégué du gouvernement, ni des rapports que le ministre a cités dans le cadre de la décision déférée que la police de la localité d’origine des demandeurs ait les capacités et la volonté de protéger la demanderesse ainsi que son enfant contre la violence de son père motivé par une interprétation intégriste de l’Islam. S’il est exact que la demanderesse n’aurait pas dû se contenter d’un premier refus de la police de lui venir en aide, il n’en reste pas moins que le tribunal ne dispose d’aucune information quant à la capacité des autorités policières d’offrir à la demanderesse ainsi qu’à son enfant une protection adéquate. Partant, sur base des éléments lui soumis, le tribunal est amené à conclure qu’au stade actuel de l’instruction du dossier, la Serbie, au vu des circonstances particulières de l’espèce, en l’occurrence le risque que la demanderesse devienne la victime d’un crime d’honneur, sans qu’il ne ressort des informations à la disposition du tribunal que les autorités nationales soient capables ou aient la volonté de lui offrir une protection adéquate, n’est pas à considérer comme pays d’origine sûr dans le chef des demandeurs.
Au sujet de la motivation du ministre de statuer dans le cadre d’une procédure accélérée dans le présent cas sur base de l’article 20, (1), a) de la loi du 5 mai 2006, force est au tribunal de constater que les violences et les menaces de mort dont ont été victimes les demandeurs se meuvent sur une toile de fond religieuse, à savoir l’orientation fondamentaliste des croyances religieuses du père de la demanderesse, de sorte à présenter une certaine pertinence tant au regard de l’article 2 c) de la loi du 5 mai 2006, tant en ce qui concerne la motivation que la gravité.
Partant, il y a lieu de conclure que la conclusion du ministre que les faits invoqués ne seraient pas pertinents ou d’une pertinence insignifiant ne sauraient être vérifié en l’espèce.
Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent que c’est à tort que le ministre a décidé de statuer sur le bien-fondé de la demande de protection internationale sous analyse dans le cadre d’une procédure accélérée, de sorte que la décision déférée est à annuler.
2. Quant au recours tendant à la réformation de la décision portant refus d’une protection internationale 1 Voir rapport d’audition du 30 août 2012 de Madame Alisa Kolasinac-Krkusic, p.3/5 Etant donné que l’article 20 (4) de la loi du 5 mai 2006 prévoit un recours en réformation en matière de demandes de protection internationale déclarées non fondées dans le cadre d’une procédure accélérée, une demande en réformation a valablement pu être dirigée contre la décision ministérielle déférée. Le recours en réformation ayant été introduit par ailleurs dans les formes et délai de la loi, il est recevable.
Dans la mesure où le tribunal a annulé la décision ministérielle de statuer sur le bien-fondé de la demande de protection internationale dans le cadre d’une procédure accélérée et dans la mesure où la prédite décision ministérielle n’est pas exempte de conséquences en ce qui concerne les garanties pour les demandeurs, notamment en termes de double degré de juridiction, droit qui ne saurait être rétabli par le tribunal dans le cadre du recours en réformation sous analyse, il y a lieu d’annuler la décision ministérielle déférée dans le cadre du recours en réformation et de renvoyer le dossier devant le ministre afin qu’il procède à un réexamen de la demande de protection internationale.
Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent que la décision précitée encourt l’annulation.
3. Quant au recours en annulation contre le l’ordre de quitter le territoire Etant donné que l’article 20 (4) de la loi du 5 mai 2006 prévoit un recours en annulation contre l’ordre de quitter le territoire, la requête sollicitant un recours en annulation de pareil ordre contenu dans la décision déférée du 4 septembre 2012 a valablement pu être dirigée contre la décision ministérielle litigieuse.
Le recours en annulation ayant par ailleurs été introduit dans les formes et délai prévus par la loi, il est recevable.
Dans la mesure où le tribunal administratif vient d’annuler tant la décision du ministre de statuer sur le bien-fondé de la demande de protection internationale dans le cadre d’une procédure accélérée que la décision ayant refusé de faire droit à leur demande en obtention d’une protection internationale, il y a lieu d’annuler également l’ordre de quitter le territoire contenu dans la même décision.
Par ces motifs, le tribunal administratif, première chambre, statuant à l’égard de toutes les parties ;
reçoit le recours en annulation introduit contre la décision ministérielle du 4 septembre 2012 de statuer sur le bien-fondé de la demande de protection internationale dans le cadre d’une procédure accélérée :
au fond, le déclare justifié ;
partant, annule la décision ministérielle du 4 septembre 2012 de statuer sur le bien-fondé de la demande de protection internationale dans le cadre d’une procédure accélérée et renvoie l’affaire devant le ministre du Travail, de l’Emploi et de l’Immigration en prosécution de cause ;
reçoit le recours en réformation introduit contre la décision ministérielle du 4 septembre 2012 ayant refusé aux demandeurs l’octroi d’une protection internationale ;
au fond, le déclare justifié ;
partant, dans le cadre du recours en réformation, annule la décision ministérielle du 4 septembre 2012 portant refus d’une protection internationale et renvoie l’affaire devant le ministre du Travail, de l’Emploi et de l’Immigration en prosécution de cause ;
reçoit en la forme le recours en annulation introduit contre la décision ministérielle du 4 septembre 2012 portant ordre de quitter le territoire ;
au fond, le déclare justifié ;
partant, annule la décision ministérielle du 4 septembre 2012 portant ordre de quitter le territoire ;
condamne l’Etat aux frais.
Ainsi jugé par:
Claude Fellens, vice-président, Annick Braun, premier juge, Andrée Gindt, juge, Et lu à l’audience publique du 6 novembre 2012 par le vice-président en présence du greffier assumé Claudine Meili.
Claudine Meili Claude Fellens Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 6/11/2012 Le Greffier du Tribunal administratif 7