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27/06/2012 | LUXEMBOURG | N°28853,28916

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 27 juin 2012, 28853,28916


Tribunal administratif N° 28853 et 28916 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrits resp. le 15 juillet 2011 1re chambre et le 2 août 2011 Audience publique du 27 juin 2012 Recours formés par Monsieur …et la société …, …, contre des décisions du Procureur Général d’Etat en matière de liberté de presse

JUGEMENT

I.

Vu la requête inscrite sous le numéro 28853 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif en date du 15 juillet 2011 par Maître Roy REDING, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom d

e Monsieur …, éditeur de journaux, demeurant à L-…, et tendant à l’annulation d’une décision du...

Tribunal administratif N° 28853 et 28916 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrits resp. le 15 juillet 2011 1re chambre et le 2 août 2011 Audience publique du 27 juin 2012 Recours formés par Monsieur …et la société …, …, contre des décisions du Procureur Général d’Etat en matière de liberté de presse

JUGEMENT

I.

Vu la requête inscrite sous le numéro 28853 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif en date du 15 juillet 2011 par Maître Roy REDING, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, éditeur de journaux, demeurant à L-…, et tendant à l’annulation d’une décision du Procureur Général d’Etat du 30 mars 2011 lui retirant le droit de se voir communiquer des feuilles d’audience des tribunaux pénaux luxembourgeois et lui refusant de participer aux points presse ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé en date du 23 novembre 2011 au greffe du tribunal administratif ;

Vu le mémoire en réplique déposé le 20 décembre 2011 au greffe du tribunal administratif par Maître Roy REDING au nom du demandeur ;

II.

Vu la requête inscrite sous le numéro 28916 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif en date du 2 août 2011 par Maître Roy REDING, au nom de la société à responsabilité limitée …, établie et ayant son siège social à L-…, représentée par son gérant actuellement en fonctions, enregistrée auprès du Registre de Commerce et des Sociétés de Luxembourg sous le numéro B …, et tendant à l’annulation d’une décision du Procureur Général d’Etat du 1er juillet 2011 lui refusant le droit de se voir communiquer des feuilles d’audience des tribunaux pénaux luxembourgeois et lui refusant de participer aux points de presse ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé en date du 30 novembre 2011 au greffe du tribunal administratif ;

Vu le mémoire en réplique déposé le 20 décembre 2011 au greffe du tribunal administratif par Maître Roy REDING au nom de la demanderesse ;

I. et II. Vu les pièces versées au dossier et notamment les décisions entreprises ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Roy REDING et Monsieur le délégué du gouvernement Daniel RUPPERT en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 18 juin 2012.

___________________________________________________________________________

Monsieur …se voyait depuis 2007 adresser régulièrement en sa qualité d’éditeur de différents périodiques, et ce à l’instar d’autres journalistes et/ou éditeurs par le Parquet de Luxembourg les feuilles d’audience des chambres correctionnelles et criminelles des tribunaux d’arrondissement de Luxembourg et de Diekirch ainsi que de la Cour Supérieure de Justice.

Au cours de l’année 2009, il fut informé par le Parquet Général qu’il ne percevrait dorénavant plus lesdites feuilles d’audience, mais après intervention de son mandataire auprès du ministre de la Justice, lesdites communications continuèrent néanmoins à lui être adressées.

En date du 13 décembre 2010, le porte-parole de la Justice refusa à un journaliste employé par le demandeur l’accès à une réunion d’information destinée à la presse et, à partir du début du mois de février 2011, sans préjudice quant à une date plus exacte, et sans aucune explication, le demandeur ne se vit plus communiquer ces feuilles d’audience et ne fut plus convié aux réunions d’information destinées à la presse, communément appelées « points de presse ».

Monsieur …se vit ensuite adresser en date du 3 février 2011 directement ainsi que par le biais de son actuel litismandataire un courrier recommandé l’informant de l’intention du Parquet Général de « retirer la décision de communiquer les feuilles d’audience au groupe de presse …», ledit courrier étant libellé comme suit :

« Je me permets de revenir à la décision qui a été prise en février 2010 de faire parvenir en copie les feuilles d’audience des chambres criminelles et correctionnelles au groupe de presse ….

Il se trouve que M. … a, au cours des derniers temps, été condamné à itératives reprises tant pénalement que civilement du chef d’atteinte portée à l’honneur ou à la considération des personnes ou encore d’atteinte à la vie privée, de violation de la loi relative à la protection des données et de recel (affaire dans le cadre de son activité journalistique). Un nombre important d’affaires sont encore pendantes contre M….. Il s’agit tant d’affaires pénales que d’affaires civiles. Il y a d’ailleurs lieu de noter un certain nombre de condamnations en première instance.

M. …a encore fait l’objet de deux plaintes auprès du Conseil de Presse qui ont été déclarées recevables et fondées.

Dans les conditions données il est établi que le groupe de presse dont M. …est le responsable ne respecte en rien les dispositions du chapitre V intitulé « Des devoirs découlant de la liberté d’expression » de la loi modifiée du 8 juin 2004 sur la liberté d’expression dans les médias qui s’appliquent à tout journaliste.

J’envisage de retirer la décision de communiquer les feuilles d’audience au groupe de presse ….

En application de l’article 9 du règlement grand-ducal du 6 juin 1979 pris en exécution de la loi du 1er décembre 1978 réglant la procédure administrative non-

contentieuse, je vous prie de bien vouloir me faire connaître vos observations à l’égard de la décision que j’envisage de prendre jusqu’au 15 février 2011 au plus tard.

Pour le bon ordre je me permets de préciser qu’aucune décision quant aux invitations au « point de presse » ne sera prise avant celle relative à la communication des feuilles d’audience. (…) » Le demandeur ayant sollicité à être entendu à ce sujet, une réunion eut lieu avec des membres du Parquet Général le 28 mars 2011, suite à quoi le Procureur Général d’Etat de Luxembourg lui adressa en date du 30 mars 2011 un courrier libellé comme suit :

« Me référant à notre réunion du lundi, 28 mars 2011, au cours de laquelle vous avez eu la possibilité de faire connaître vos observations au sujet du contenu de mon courrier du 3 février 2011, ceci en présence de Madame l’avocat général …et de Madame l’attachée de justice …, je me vois contraint de maintenir ma position, les explications que vous avez fournies n’étant, en effet, pas de nature à me faire changer d’avis.

Il doit malheureusement être constaté que nonobstant le fait que vous avez fait l’objet, de façon répétée, de condamnations tant pénales que civiles, coulées en force de chose jugée, les plaintes dirigées contre vous pour atteinte portée à 1’honneur ou à la considération des personnes ou encore à la vie privée ainsi que pour violation de la loi relative à la protection des données se multiplient à un rythme inquiétant.

Vous avez été notamment condamné :

- par arrêt contradictoire de la Cour d’appel du 15 mars 2006 du chef d’injure par écrit à une amende de … euros, - par jugement contradictoire du tribunal correctionnel de Luxembourg du 11 octobre 2007 du chef d’infractions à la loi du 2 août 2002 relative à la protection des personnes à l’égard du traitement des données à caractère personnel et plus particulièrement du chef d’infractions aux articles 5 et 6 à une amende de … euros (« … »), - par jugement contradictoire du tribunal correctionnel de Luxembourg du 18 novembre 2008 du chef de calomnie à une amende de … euros (« … »), - par jugement contradictoire du tribunal correctionnel de Luxembourg du 11 décembre 2008 du chef de recel dans le cadre de l’activité journalistique à une amende de … euros, - par jugement contradictoire du tribunal correctionnel de Luxembourg du 17 novembre 2009 du chef d’injure (« …») à une amende de … euros, - par jugement contradictoire du tribunal correctionnel de Luxembourg du 11 février 2010, affaire fixée en instance d’appel au 9 mai 2011, du chef de recel et de calomnie (« … ») à une amende de … euros, - par jugement contradictoire du tribunal correctionnel de Luxembourg du 14 juillet 2010, frappé d’appel, du chef d’injure (« …») à une amende de … euros, - par jugement contradictoire du tribunal correctionnel de Luxembourg du 14 décembre 2010, affaire fixée en instance d’appel au 8 avril 2011, du chef d’injures (« …» et «… ») à une amende de … euros, - par jugement civil n°83 du 17 mars 2010, demande basée sur les articles 1382 et 1383 du code civil, vous avez été condamné à des dommages et intérêts du chef d’atteinte à la présomption d’innocence et d’atteinte à l’honneur et à la réputation (« …»).

Vous faites actuellement l’objet de nombreuses plaintes avec ou sans constitution de partie civile (…) et trois instructions sont pendantes contre vous au cabinet d’instruction (…).

En ce qui concerne vos récents articles au sujet de membres de la magistrature il y a lieu de relever en particulier:

 …;

 …;

 ….

Vous avez cru argumenter que les articles incriminés ne seraient nullement injurieux.

Or, outre le fait qu’il est permis d’y entrevoir un caractère injurieux et calomnieux, ils constituent une intrusion disproportionnée et éthiquement injustifiable dans la vie privée.

La commission des plaintes du conseil de presse a également dans deux décisions (dossiers n°13, … et n°14, …) constaté une divulgation d’éléments de la vie privée sans rapport direct avec la vie publique de Monsieur … et une illustration des articles par des photographies publiées sans autorisation du tenant des droits sur les images en question.

De même l’exemple concret de l’article initial sur la poursuite pénale de l’avocat …, qui n’a été suivi dans vos publications d’aucune mention de son acquittement intervenu par décision du 17 février 2011, n’a suscité pour seule explication de votre part que l’argument de ne pas avoir pu rectifier le tir faute d’avoir eu connaissance de cette décision de justice pourtant rendue en audience publique à la date annoncée lors des débats au fond et figurant de surplus sur la feuille d’audience.

Par lettre du 14 janvier 2011, Maître … n’a d’ailleurs pas manqué de recommander au Procureur d’Etat de Diekirch de « veiller à ce que les renseignements transmis à certaine presse ne contribuent pas à faire condamner, même pas un prévenu, avant que le procès n’ait débuté ». Il a insisté notamment sur l’atteinte à sa renommée et son honneur en dénonçant d’avoir été, en raison de la parution de l’article dans un « journal à sensation émis par un journaliste peu scrupuleux», « soumis aux regards voraces d’un public peu averti, à un véritable lynchage public, une mise à mort sur la place publique ». Pour le surplus il s’est violemment insurgé « contre une pratique qui ne respecte en rien une prémisse fondamentale de notre système juridique qui prévoit la présomption d’innocence ».

Pas plus tard que le 7 mars 2011, Maître … m’a adressé un courrier pour faire part d’une violation du droit à la présomption d’innocence de son client …, dont l’affaire est actuellement encore en instruction, suite à la parution dans les éditions n°… et n° … du … d’articles y compris une photo de Monsieur … truffés « d’affirmations journalistiques pour partie complètement dénuées de tout fondement pour le marquer du sceau de culpabilité dans l’opinion publique ».

Force est de constater, au vu de l’énumération non limitative des illustrations qui précèdent, constatées en partie par des décisions de justice passées en force de chose jugée, que dans la collecte, l’analyse, le commentaire et le traitement rédactionnel d’informations, vous avez à d’itératives reprises, que ce soit en votre qualité de directeur du groupe de presse …, d’éditeur responsable, de diffuseur, de collaborateur ou de journaliste, non seulement dépassé les limites du tolérable mais surtout transgressé les droits et devoirs des journalistes et éditeurs tels que défInis par la loi du 8 juin 2004 sur la liberté d’expression dans les médias et plus particulièrement ceux découlant des dispositions reprises au chapitre V de la prédite loi.

Votre obstination à persévérer dans vos agissements en déclarant que « le scandale est un argument de vente » et à vouloir tirer profit de l’exploitation de la misère d’autrui et de la présentation médisante et dénigrante de personnalités luxembourgeoises de tout bord, ceci dans un pur esprit de lucre et avec comme seul et unique argument une augmentation du tirage de publications plus friandes de scandales que soucieuses d’une information objective, les condamnations et autres exemples cités ci-dessus à l’appui, m’interdisent de cautionner directement ou indirectement, implicitement ou explicitement ou de quelque autre manière votre approche du journalisme en vous faisant profiter des services offerts par le Parquet général. En effet, la mise à disposition des feuilles d’audiences ainsi que les invitations à des points de presse aux fins de faciliter la tâche des journalistes, renseignements qui présentent par hypothèse une sensibilité certaine, ne se conçoivent que si les journalistes qui les reçoivent sont soucieux d’assurer une information complète et objective dans le respect des droits élémentaires de chaque citoyen et plus particulièrement de sa réputation et de son honneur, de la présomption de son innocence et de la protection de sa vie privée.

Dans ces circonstances, je me vois contraint de ne plus pouvoir vous faire bénéficier de la communication de feuilles d’audience et d’invitations aux points de presse.(…) » Le 15 juin 2011, le Procureur Général d’Etat se vit adresser par Maître Roy REDING la demande suivante :

« Je vous informe, par la présente, que je représente les intérêts de la société à responsabilité imitée …, établie au …, L-…, représentée par son gérant actuellement en fonctions, Monsieur …, en cours d’enregistrement auprès du registre du commerce et de sociétés de Luxembourg.

… est la société éditrice des journaux …, … et ….

Dès lors et comme le veut la coutume, je Vous prie de bien vouloir faire parvenir à ma mandante les feuilles d’audience des différentes juridictions luxembourgeoises, ainsi que de bien vouloir inviter celle-ci aux points presses.

Veuillez agréer, Monsieur le Procureur Général d’Etat, l’expression de mes salutations les plus distinguées. » Par décision du 1er juillet 2011, le Procureur Général d’Etat de Luxembourg refusa de faire droit à la susdite demande au motif qu’« il est difficile de cerner en quoi une modification "en cours d’enregistrement" des statuts, voire du nom de la société éditrice des journaux …, …, et … soit de nature à influer sur ma décision de refus de communication des feuilles d’audience et d’invitations au point presse vu que les flots de réclamations, plaintes et procès visaient des articles parus dans ces trois journaux.

De surplus, n’est-il pas sans intérêt de noter au passage que l’associé de cette société (…) est la société anonyme …, dont le conseil d’administration se compose comme suit :

- … ;

- …;

- …; (…) ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 15 juillet 2011, Monsieur …a fait introduire un recours tendant à l’annulation du courrier prévisé du Procureur Général d’Etat du 30 mars 2011, tandis que par requête déposée au même greffe le 2 août 2011, la société … a fait introduire un recours tendant à l’annulation du courrier prévisé du Procureur Général d’Etat du 1er juillet 2011.

Il convient dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice de joindre les deux recours enrôlés sous les numéros 28853 et 28916 pour les toiser par un seul et même jugement, les deux recours ayant trait à des décisions émises sur une même toile de fond matérielle et juridique.

1.

Quant au recours enrôlé sous le numéro 28853 Quant à la recevabilité La partie étatique soulève de prime abord l’incompétence des juridictions administratives pour connaître du courrier déféré du 30 mars 2011, au motif qu’il ne s’agirait en l’espèce pas d’une décision administrative individuelle, et encore moins d’une décision ayant procédé au retrait d’un droit.

A cet égard, l’Etat soutient que la pratique d’établir et de distribuer des feuilles d’audiences aurait été introduite par le Parquet général dans un souci de faciliter le travail des journalistes disposés à assurer un compte-rendu objectif et sérieux des affaires débattues devant les différentes sections et chambres ; qu’il serait partant erroné de parler d’un droit acquis en la matière dans la mesure où aucun texte légal ni aucune autre disposition contraignante ne prévoirait l’établissement et la mise à disposition de telles feuilles d’audiences. Aussi, ces feuilles, lesquelles constitueraient un agenda des affaires fixées à l’ordre du jour des différentes sections et/ou chambres, seraient le fruit d’une initiative propre du Parquet général dans ses rapports avec des tiers intervenants, en l’espèce des journalistes et à considérer dès lors comme un « geste de pure serviabilité » destiné à fournir aux journalistes un aperçu rapide des affaires fixées aux audiences respectives mais elles en sauraient en aucun cas conférer un quelconque droit ou être interprétée comme étant constitutive d’un quelconque droit ; l’Etat estime par conséquent que cette pratique serait et devrait rester un service laissé à l’appréciation souveraine du Parquet général, seul habilité, suivant des critères fondés notamment sur l’éthique, la déontologie, les antécédents policiers et judiciaires des intervenants, le respect du droit à la vie privée, le respect du principe de la présomption d’innocence, le respect de la dignité d’autrui etc., à faire bénéficier un journaliste de ce service gratuit, pour en conclure que cette pratique constituerait en somme une mesure d’ordre intérieur relative à la bonne administration de la Justice, partant un acte à usage interne non impératif qui ne produirait aucun effet de droit.

Aux termes de l’article 2 paragraphe 1er de la loi modifiée du 7 novembre 1996 portant organisation des juridictions de l’ordre administratif, un recours est ouvert « contre toutes les décisions administratives à l’égard desquelles aucun autre recours n’est admissible ».

Cette disposition limite dès lors l’ouverture d’un recours devant les juridictions administratives siégeant en matière administrative notamment aux conditions cumulatives que l’acte litigieux doit constituer une décision administrative, c’est-à-dire émaner d’une autorité administrative légalement habilitée à prendre des décisions unilatérales obligatoires pour les administrés et qu’il doit s’agir d’une véritable décision, affectant les droits et intérêts de la personne qui la conteste.

L’acte émanant d’une autorité administrative, pour être sujet à un recours contentieux devant le juge administratif, doit dès lors constituer, dans l’intention de l’autorité qui l’émet, une véritable décision, à qualifier d’acte de nature à faire grief, c’est-à-dire un acte de nature à produire par lui-même des effets juridiques affectant la situation personnelle ou patrimoniale de celui qui réclame1.

Or, si en l’espèce, la mise à disposition de la presse d’informations concernant des affaires pénales à venir ou en cours n’est effectivement basée sur aucun texte légal ou autre disposition contraignante et constitue de la sorte une facilité dont peut profiter la presse, le fait en revanche de ne plus faire bénéficier un membre déterminé de la presse de cette même facilité repose sur une décision du Procureur Général d’Etat, lequel a nécessairement - tel que l’Etat le plaide d’ailleurs - examiné et apprécié au cas par cas, si cet intéressé reçoit accès ou non, et ce au vu, comme expliqué par la partie étatique, « des critères fondés notamment sur l’éthique, la déontologie, les antécédents policiers et judiciaires des intervenants, le respect du droit à la vie privée, le respect du principe de la présomption d’innocence, le respect de la dignité d’autrui etc », ladite décision ayant encore une incidence matérielle, voire juridique, sur la situation de l’intéressé qui se voit refuser les informations en question, la décision de refus d’accès visant notamment - le tribunal y reviendra ci-après - explicitement, tel que cela ressort des écrits de la partie étatique - à entraver l’accès de l’intéressé aux informations relatives aux procès pénaux.

Il convient de surcroît de relever que le Procureur Général d’Etat est un magistrat relevant de l’ordre judiciaire. Les décisions qu’il est amené à prendre dans le cadre de son activité relèvent de l’ordre judiciaire lorsqu’elles tendent à l’élaboration d’une décision juridictionnelle. Dans le cas contraire, il peut soit poser des actes administratifs comme tels soumis au contrôle du juge administratif, soit poser des actes de pure administration interne n’affectant pas les droits des administrés et partant soustraits à tout recours contentieux. Or, en l’espèce, la décision du Procureur Général d’Etat de refuser aux parties demanderesses l’accès à des informations relatives à des procès pénaux ne constitue pas une décision qui tend à l’élaboration d’une décision juridictionnelle, mais une mesure d’administration prise au terme d’une appréciation, laquelle est soumise au contrôle du juge administratif, ce dernier, même statuant comme juge de la légalité, étant appelé à examiner l’exactitude matérielle des faits et leur adéquation au droit.

Il convient par ailleurs de relever qu’en dépit de la position actuellement soutenue par l’Etat devant le juge administratif, le Procureur Général d’Etat n’a quant à lui pas mis en doute le caractère décisionnel de la mesure prise, en la désignant tant dans son courrier du 3 février 2011 que dans celui du 1er juillet 2011 de « décision », le Procureur Général d’Etat ayant de surcroît explicitement invoqué et fait application des dispositions de l’article 9 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979 relatif à la procédure à suivre par les administrations 1 Trib. adm., 18 juin 1998, n° 10617 et 10618, Pas. adm. 2011, V° Actes administratifs, n° 26, et autres références.

relevant de l’Etat et des communes, lesquelles visent expressément la situation où une « autorité (…) se propose de révoquer ou de modifier d´office pour l´avenir une décision ayant créé ou reconnu des droits à une partie, ou (…) se propose de prendre une décision en dehors d´une initiative de la partie concernée ».

Il s’ensuit que le courrier du Procureur Général d’Etat du 30 mars 2011 constitue une décision administrative susceptible d’un recours.

Aucun recours au fond n’étant cependant prévu en cette matière, seul un recours en annulation a pu être déposé à l’encontre de la décision déférée.

La partie étatique soulève ensuite l’irrecevabilité du recours pour tardiveté, et ce dans la mesure où la décision attaquée date du 30 mars 2011, mais que le recours n’aurait été introduit que le 15 juillet 2011.

C’est cependant à bon droit que le demandeur oppose à ce moyen le fait que la décision du 30 mars 2011 n’indique pas les voies et délais de recours, et ce en violation de l’article 14 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979 précité, aux termes duquel « les décisions administratives refusant de faire droit, en tout ou en partie, aux requêtes des parties ou révoquant ou modifiant d´office une décision ayant créé ou reconnu des droits doivent indiquer les voies de recours ouvertes contre elles, le délai dans lequel le recours doit être introduit, l’autorité à laquelle il doit être adressé ainsi que la manière dans laquelle il doit être présenté » ; or, l’omission, par l’administration, d’informer l’administré des voies de recours contre une décision administrative entraîne que les délais impartis pour les recours ne commencent pas à courir.

Le recours en annulation est partant recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.

Quant au fond Monsieur …soutient à l’appui de son recours que la décision déférée contreviendrait à ses propres droits fondamentaux, tirés notamment d’une délibération du Parlement européen du 10 mars 2011 visant à garantir la liberté de recevoir et de transmettre des informations sans ingérence ni pressions de la part des pouvoirs publics : à cet égard, il estime que la décision déférée constituerait une ingérence voire une pression exercée envers lui, destinée à le contraindre à cesser de publier des articles dérangeants pour le pouvoir judiciaire.

Il estime encore que de ce fait il aurait été en quelque sorte condamné deux fois pour les mêmes faits, une fois par le juge pénal dans le cadre de divers procès de presse et une fois par le parquet en le privant de feuilles d’audience.

Le demandeur relève ensuite que la décision déférée ne reposerait pas sur des motifs légaux, le refus du Procureur Général d’Etat lui ayant été opposé sans examen particulier de sa situation personnelle, le demandeur estimant à ce sujet que la décision du Procureur Général d’Etat se bornerait seulement à invoquer un certain nombre de condamnations dont il a fait l’objet, ou d’articles dérangeants pour la magistrature, de sorte qu’il pense pouvoir y déceler « une volonté arbitraire de [le] priver (…) de l’accès à l’information tout en laissant subsister intacte celle des ses concurrents ».

Dans le même ordre d’idées, il fait plaider que la décision déférée serait entachée de détournement de pouvoir et qu’elle violerait le principe de l’égalité des administrés devant la loi tel que consacré par l’article 11 (sic) de la Constitution, ainsi que le principe de proportionnalité.

Dès lors, il entend voir soumettre une question préjudicielle à la Cour de Justice des Communautés (sic) Européennes libellée de la façon suivante : « Est ce que les faits de l’espèce ne sont pas constitutifs d’une violation du Traité de l’Union Européenne notamment en ce qu’il garantit et défend la liberté d’expression et d’information inscrite à l’article 11 de la Charte des Droits Fondamentaux et à l’article 10 de la Convention Européenne des Droits de 1 ‘Homme ? » La partie étatique, de son côté, conteste toute ingérence d’un pouvoir public, en relevant qu’en tout état de cause le demandeur pourrait continuer à assister librement aux audiences publiques relatives aux procès pénaux.

Elle souligne ensuite les multiples condamnations prononcées par le juge pénal à l’encontre du demandeur, notamment du chef de calomnie, du chef d’atteinte à l’honneur et à la réputation et du chef d’atteinte à la vie privée, ainsi que toutes les doléances, plaintes et courriers lui adressés et mettant en cause la violation flagrante des droits élémentaires de chaque citoyen par le demandeur, lesquels justifieraient l’attitude du Parquet consistant à ne plus vouloir cautionner directement ou indirectement, implicitement ou explicitement ou de quelque autre manière l’approche du journalisme telle que pratiquée par le demandeur, de sorte que tout agissement arbitraire de la part du Parquet général, respectivement tout excès de pouvoir seraient contestés.

Le délégué du gouvernement estime à cet égard qu’il serait du devoir du Parquet général de veiller au respect scrupuleux de la Convention de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales ainsi que du Pacte International relatif aux droits civils et politiques sans oublier la loi du 11 août 1982 concernant la protection de la vie privée, tout en relevant que si aux termes de l’article 8-1 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales, toute personne aurait droit sans restrictions ni limitations aucunes au respect de sa vie privée, la liberté d’expression telle garantie par l’article 10 de ladite Convention pourrait en revanche être restreinte et limitée notamment en vue de la protection de la réputation et des droits d’autrui, le délégué du gouvernement en déduisant qu’hiérarchiquement, le droit au respect de la vie privée présenterait une valeur supérieure à la liberté d’expression, et ce d’autant plus qu’aux termes de la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme, quiconque, y compris un journaliste, exerçant sa liberté d’expression, assumerait des devoirs et responsabilités dont l’étendue dépendrait de sa situation et du procédé technique utilisé, de sorte que la publication d’informations, de documents ou de photos dans la presse doive, pour mériter une protection, servir l’intérêt public et apporter une contribution au débat d’intérêt général.

Après avoir rappelé qu’en matière de presse, à l’instar de toutes les autres matières réglées par les articles 1382 et 1383 du code civil, la faute même la plus légère serait de nature à engager la responsabilité de son auteur, la partie étatique se réfère finalement au contenu de la lettre du 30 mars 2011, pour en déduire que l’attitude du Parquet général sous ce rapport aurait été dictée par des motifs sérieux, objectifs et légitimes tirés de la protection et du respect des droits d’autrui.

Monsieur …, dans le cadre de sa réplique, conteste la pertinence des condamnations mises en avant par l’Etat, en considérant notamment que toutes les condamnations, commentaires ou articles cités par le Parquet seraient sans lien aucun avec la facilité lui déniée, à savoir la possibilité de recevoir comme tous les autres organes de presse les feuilles d’audience des procès pénaux respectivement d’être invité aux points de presse tenus par le Parquet à l’attention de la presse indigène.

Il dénie pour sa part à l’Etat, et plus particulièrement au Parquet, le droit de restreindre la liberté d’expression au nom du respect de la vie privée, la protection de la vie privée relevant en effet de la compétence des juridictions étatiques susceptibles de sanctionner une personne qui abuserait de la liberté d’expression ou qui violerait le droit au respect de la vie privée ; dans cet ordre d’idées, si le demandeur ne nie pas que la liberté de la presse ne saurait être absolue, il relève toutefois qu’il appartiendrait aux tribunaux civils ou répressifs de sanctionner le cas échéant des comportements fautifs, mais non à une autorité étatique de pratiquer une discrimination entre organes de presses dont les comportements fautifs seraient considérés comme plus ou moins graves que les comportements fautifs de tel ou tel autre organe de presse.

Indépendamment des développements des parties de part et d’autre, le tribunal constate que la question principale qui oppose les parties en cause est de savoir si la liberté d’expression est susceptible, comme en l’espèce, d’être limitée par une autorité étatique au nom de la défense de principes déontologiques de la presse et du respect de la vie privée, les parties se livrant à cet égard notamment à des interprétations différentes de l’article 10 de la Convention européenne des Droits de l’Homme.

Aux termes de l’article 10 de la Convention européenne des Droits de l’Homme (« CEDH »), « 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière.

Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations. 2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire ».

L’article 10 garantit donc, sous le terme générique de « liberté d’expression », la liberté d’opinion et la liberté d’information. Cette dernière est ainsi reconnue comme un droit fondamental de l’individu protégé contre les ingérences des autorités publiques. La Cour européenne des Droits de l’Homme, notamment dans ses arrêts Handyside du 7 décembre 19762 et Sunday Times du 26 avril 19793 a souligné la place éminente qu’occupe la liberté d’expression dans une société démocratique, en mettant l’accent sur la liberté d’expression comme « l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions 2 Handyside c. Royaume-Uni, arrêt du 7 décembre 1976, série A n° 24, § 49.

3 Sunday Times (n° 1) c. Royaume-Uni, arrêt du 26 avril 1979, série A n° 30, § 65.

primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun »: il ne saurait y avoir de société démocratique, affirme la Cour, sans « pluralisme, tolérance et esprit d’ouverture ».

Quant à la liberté d’information, énoncée par l’article 10, celle-ci recouvre deux éléments constitutifs : la liberté de recevoir et la liberté de communiquer des informations et des idées, éléments qui ne sont toutefois pas absolus, puisque l’article 10 autorise deux types de limitations à la liberté d’information. L’une est spécifique à cette liberté et touche les entreprises de radiodiffusion, cinéma et télévision (aspect non pertinent en l’espèce), tandis que l’autre constitue une réserve générale d’ordre public qui autorise trois catégories de restrictions à l’exercice de la liberté d’information : pour protéger l’intérêt général, pour protéger d’autres droits individuels, pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. Ces restrictions, pour être compatibles avec la CEDH, doivent être prévues par la loi et constituer des « mesures nécessaires dans une société démocratique ».

Il convient dès lors tout particulièrement de souligner que l’existence d’un but légitime ne suffit pas à déclarer une ingérence conforme à la Convention. Toute restriction à la liberté d’expression doit, comme indiqué ci-dessus, impérativement être prévue par la loi.

A titre d’exemple, la Cour a conclu à la violation de l’article 10 dans une affaire où elle a constaté l’absence de base légale pour les restrictions imposées à un requérant qui souhaitait accéder à des écrits, à la radio et à la télévision, ainsi que pour l’ingérence dans l’exercice de son droit de recevoir des informations pendant son traitement et son internement psychiatriques4.

Il convient à cet égard de souligner que ce principe et sa limitation se retrouvent à l’article 24 de la Constitution luxembourgeoise, lequel, tout en consacrant la liberté d’opinion et la liberté de presse, limite toutefois ces libertés par les nécessités de l’ordre public et les bonnes mœurs ainsi que par le respect des droits d’autrui, certains excès dans l’exercice de ces libertés pouvant être sanctionnés pénalement ou civilement ; toutefois, si dès lors des dispositions légales existent en droit luxembourgeois et permettent de sanctionner pénalement (dispositions relatives à la calomnie, la diffamation, les injures) ou civilement (dispositions relatives à la responsabilité civile) l’usage abusif de la liberté d’opinion, et plus particulièrement la liberté de la presse, et si la loi prévoit diverses mesures permettant de garantir les particuliers contre les abus de la presse, en leur réservant un droit de réponse ou encore la possibilité de faire cesser l’atteinte sous peine d’astreinte, voire de requérir postérieurement la diffusion gratuite d’une information redressant une mise en cause erronée antérieure5, aucune disposition légale luxembourgeoise n’autorise une autorité publique a refuser l’accès à des informations publiques, respectivement accessibles à un public déterminé, afin de sanctionner un abus de presse.

Un premier constat s’impose dès lors, à savoir celui de l’absence de base légale aux mesures prises par le Procureur Général d’Etat et consistant à entraver l’accès du demandeur à certaines informations.

Outre l’exigence formelle d’une disposition légale afférente, condition non remplie en l’espèce, force est encore au tribunal de constater que l’interprétation et l’exploitation de la limitation prévue au paragraphe 2 de l’article 10 CEDH ont fait l’objet d’une jurisprudence abondante de la part de la Cour Européenne des Droits de l’Homme dans le sens d’un 4 Herczegfalvy c. Autriche, arrêt du 24 septembre 1992, série A n° 244.

5 Voir les dispositions afférentes de la loi modifiée du 8 juin 2004 sur la liberté d’expression dans les médias.

élargissement de la notion de la liberté d’information. C’est ainsi que la Cour ne peut admettre une restriction à la liberté d’information « que dans la mesure où celle-ci, prévue par la loi du pays membre, répond à un but légitime énoncé au paragraphe 2 et est nécessaire dans une société démocratique, à la poursuite de ce but6 ». Aussi, dans de nombreux arrêts, la Cour européenne a-t-elle souligné : « qu’à la mission consistant, pour la presse, à communiquer des informations sur des questions d’intérêt public, s’ajoute le droit pour le public d’en recevoir7 ».

C’est ainsi plus particulièrement que dans un arrêt du 14 avril 20098, la Cour a rappelé appliquer une interprétation plus large de la notion de « liberté de recevoir des informations » […] et par conséquent vers la reconnaissance du droit d’accès à une information », arrêt dont le tribunal, pour les besoins de la discussion, cite ci-après les passages les plus pertinents :

« 26. (…) la Cour doit faire preuve de la plus grande prudence lorsque les mesures prises par l’autorité nationale sont de nature à dissuader la presse, l’un des « chiens de garde » de la société, de participer à la discussion de problèmes d’un intérêt général légitime (Bladet Troms et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 64, CEDH 1999-III ; Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 35, série A no 298), même lorsqu’il s’agit de mesures qui ne font que compliquer l’accès à l’information.

27. Eu égard à l’intérêt protégé par l’article 10, la loi ne peut permettre des restrictions arbitraires qui pourraient devenir une forme de censure indirecte si les autorités devaient faire obstacle à la collecte des informations. Cette collecte est en effet, par exemple, une démarche préalable essentielle à l’exercice du journalisme.

Elle est inhérente à la liberté de la presse et, à ce titre, protégée (Dammann c. Suisse (no 77551/01, § 52, 25 avril 2006). L’ouverture d’espaces de débat public fait partie du rôle de la presse. (…) 36. les obligations de l’Etat en matière de liberté de la presse consistent aussi à lever les obstacles à l’exercice du rôle de la presse lorsque, sur des questions d’intérêt public, de tels obstacles n’existent que parce que les autorités ont un monopole sur l’information. La Cour relève à ce stade que les informations demandées par la requérante en l’espèce étaient déjà disponibles (voir, a contrario, Guerra et autres c.

Italie, 19 février 1998, § 53 in fine, Recueil des arrêts et décisions 1998-I) et ne nécessitaient aucun travail de collecte de données de la part des autorités. Elle considère donc que l’Etat avait l’obligation de ne pas faire obstacle à la transmission des informations recherchées par l’intéressée. (…) 38. La Cour considère que les obstacles dressés pour restreindre l’accès à des informations d’intérêt public risquent de décourager ceux qui travaillent dans les médias ou dans des domaines connexes de mener des investigations sur certains sujets d’intérêt public. En conséquence, ils pourraient être moins à même de jouer leur indispensable rôle de « chien de garde », et leur aptitude à fournir des informations précises et fiables pourrait s’en trouver amoindrie (voir, mutatis mutandis, Goodwin c. Royaume-Uni, 27 mars 1996, § 39, Recueil 1996-II). (…) ».

6 Sunday Times c. Royaume-Uni (n° 2), arrêt du 26 novembre 1991, série A n° 217.

7 Hoebke Stéphane, Mouffe Bernard, Le droit de la presse : presse écrite, presse audiovisuelle, presse électronique, Bruylant, 2000, p.70.

8 Társaság a Szabadságjogokért c. Hongrie, requête n° 37374/05 du 14 avril 2009.

Le tribunal constate ensuite, en sus de ces principes, que la Cour a déjà eu l’occasion d’arbitrer le conflit entre liberté d’expression journalistique et droit au respect de la vie privée, droit que le Procureur Général d’Etat entend en l’espèce opposer au demandeur aux fins de justifier le refus déféré, en conférant une certaine primeur à la liberté d’expression journalistique sur le droit au respect de la vie privée de célébrités9 - la Cour accordant même sa protection à la diffusion des idées « qui heurtent, choquent ou inquiètent l’Etat ou une fraction quelconque de la population »10 -, le tribunal notant en particulier que le fait qu’il s’agisse de presse « people » n’emporte pas ipso facto la déchéance de cette liberté, la Cour ayant souligné par le passé que toute restriction à la liberté journalistique dans ce domaine particulier ne manquerait pas de rejaillir négativement sur « les domaines du reportage politique et du journalisme d’investigation » qui, eux, doivent impérativement bénéficier « d’un haut niveau de protection conventionnelle11 », cette approche ayant déjà été résumée par Voltaire comme suit : « Je suis prêt à me battre jusqu’à la mort contre vos idées mais à me faire tuer pour que vous puissiez les exprimer ».

Aussi, encore que le tribunal doive, au vu des nombreuses condamnations infligées au demandeur, se rallier à l’appréciation du Procureur Général d’Etat quant au manque manifeste de professionnalisme, d’éthique et de déontologie du demandeur dans l’exercice de sa profession, manque s’inscrivant en violation flagrante des obligations lui imposées par la loi modifiée du 8 juin 2004 sur la liberté d’expression dans les médias, et en particulier des obligations inscrites aux sections 1 (devoir d’exactitude et de véracité), 2 (respect de la présomption d’innocence), 3 (protection de la vie privée) et 4 (protection de la réputation et de l’honneur), il n’en reste pas moins, d’une part, que l’absence de base légale autorisant une autorité publique à sanctionner de tels manquements par le biais de la rétention d’informations, respectivement par le biais d’un refus d’accès à des informations, ainsi que l’importance accordée par la Cour européenne des Droits de l’Homme à la liberté d’expression journalistique, en ce compris l’accès à des informations d’intérêt public, et d’autre part, l’existence de dispositions légales permettant d’ores et déjà de sanctionner pénalement et civilement de manière idoine pareils abus, amène le tribunal à annuler la décision déférée pour violation de la liberté de presse telle que consacrée par l’article 10 CEDH, sans qu’il n’y ait lieu d’analyser plus avant les autres moyens du demandeur.

2.

Quant au recours enrôlé sous le numéro 28916 Quant à la recevabilité En ce qui concerne la recevabilité du recours en annulation tel qu’introduit à l’encontre du courrier du Procureur Général d’Etat du 1er juillet 2011, portant refus de la demande de la société … à obtenir communication des feuilles d’audience des différentes juridictions luxembourgeoises, ainsi qu’à se voir inviter aux points de presse, le tribunal, pour des motifs identiques à ceux développés au sujet du courrier du 30 mars 2011, se déclare compétent pour connaître du recours déposé à l’encontre du courrier du 1er juillet 2011, ce dernier constituant une décision administrative individuelle susceptible de recours, et il retient la recevabilité dudit recours.

9 Axel Springer, Von Hannover c. Allemagne (n° 2), arrêt (Grande Chambre), 7 février 2012 10 Pierre Lambert, Les partis liberticides et la Convention européenne des Droits de l’Homme, Bruylant, 2005, p.16 ; Handyside c. Royaume-Uni, arrêt du 7 décembre 1976, série A n° 24, § 49.

11 Mosley c. Royaume-Uni, arrêt 10 mai 2011, Req. 48009/08.

Quant au fond La société demanderesse entreprend la décision déférée en substance pour les mêmes motifs que ceux opposés à la décision du Procureur Général d’Etat du 30 mars 2011, si ce n’est qu’elle relève en sus qu’elle constitue une personne morale distincte du demandeur ayant introduit le recours enrôlé sous le numéro 28853, en l’occurrence Monsieur …, et de contester que le Procureur Général d’Etat puisse mettre en cause l’honorabilité de cette société ou de son gérant du seul fait que Monsieur …serait membre de son conseil d’administration.

Le tribunal constate encore que le Procureur Général d’Etat, dans sa décision du 1er juillet 2011, se réfère directement à sa décision du 30 mars 2011 telle qu’opposée à Monsieur …, en ce sens qu’il y déclare « il n’est pas question de revenir sur ma décision vous notifiée le 30 mars 2011 et laquelle est censée faire partie intégrante du présent courrier ».

Aussi, c’est par des motifs identiques à ceux développés à propos de la décision du Procureur Général d’Etat du 30 mars 2011 qu’il y a lieu d’annuler la décision du Procureur Général d’Etat du 1er juillet 2011, portant refus de la demande de la société … à obtenir communication des feuilles d’audience des différentes juridictions luxembourgeoises, ainsi qu’à se voir inviter aux points de presse.

Par ces motifs, le tribunal administratif, première chambre, statuant contradictoirement ;

joint les recours introduits sous les numéros 28853 et 28916 du rôle ;

déclare les recours en annulation recevables ;

au fond les déclare justifiés ;

partant annule les décisions déférées du Procureur Général d’Etat du 30 mars 2011 et du 1er juillet 2011, refusant tant à Monsieur …qu’à la société … la communication des feuilles d’audience des différentes juridictions luxembourgeoises, ainsi que l’accès aux points de presse et lui renvoie le dossier en prosécution de cause ;

condamne l’Etat aux frais des deux instances.

Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 27 juin 2012 par :

Marc Sünnen, vice-président, Thessy Kuborn, premier juge, Alexandra Castegnaro, juge, en présence du greffier Michèle Hoffmann.

s. Hoffmann s. Sünnen Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 28.6.2012 Le Greffier du Tribunal administratif .


Synthèse
Formation : Première chambre
Numéro d'arrêt : 28853,28916
Date de la décision : 27/06/2012

Origine de la décision
Date de l'import : 12/12/2019
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2012-06-27;28853.28916 ?

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