Tribunal administratif N° 28230 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 28 mars 2011 3e chambre Audience publique du 25 janvier 2012 Recours formé par la société à responsabilité limitée … S.àr.l., … contre une décision du directeur de l’administration des Contributions directes en matière de remise d’impôts
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 28230 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 28 mars 2011 par Maître François Turk, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de la société à responsabilité limitée … S.àr.l., établie et ayant son siège social à L-…, représentée par son gérant actuellement en fonction, tendant à la réformation, sinon à l’annulation d’une décision du directeur de l’administration des Contributions directes du 3 janvier 2011 portant rejet de sa demande de remise d’impôts par voie gracieuse visant l’imposition des années 2004 à 2008 ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif en date du 24 juin 2011 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision critiquée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Aurore Merz, en remplacement de Maître François Turk, et Madame le délégué du gouvernement Caroline Peffer en leurs plaidoiries respectives.
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Par courrier du 14 septembre 2010, la société à responsabilité limitée … S.àr.l., ci-
après désignée par la « société … », introduisit auprès de l’administration des Contributions directes une demande de remise gracieuse d’impôts ayant trait à la taxation établie d’office « pour les retenues sur traitement et salaires pour les années 2004-2005-2006-2007 et 2008 pour un montant total de … euros ».
Cette demande de remise gracieuse fut rejetée par une décision du directeur de l’administration des Contributions directes, ci-après dénommé le « directeur », du 3 janvier 2011, répertoriée sous le numéro … du rôle, libellée comme suit :
« Vu la requête présentée le 17 septembre 2010 par le sieur …, directeur général, au nom de la société à responsabilité limitée …, établie à L-…, ayant pour objet une remise par voie gracieuse concernant la retenue à la source d'impôt sur salaires;
Vu le paragraphe 131 de la loi générale des impôts (AO), tel qu'il a été modifié par la loi du 7 novembre 1996;
Considérant que la demande conteste au fond la taxation établie d'office des décomptes de la vérification de l'impôt sur les salaires des années 2004 à 2008 émis le 3 août 2009 et le 24 mars 2010 ;
Considérant que les bulletins d'impôt visés par la demande sont coulés en force de chose décidée;
Considérant qu'en vertu du paragraphe 131 AO, sur demande justifiée endéans les délais du paragraphe 153 AO, le directeur de l'administration des contributions directes accordera une remise d'impôt ou même la restitution, dans la mesure où la perception de l'impôt dont la légalité n'est pas contestée, entraînerait une rigueur incompatible avec l'équité, soit objectivement selon la matière, soit subjectivement dans la personne du contribuable;
Considérant qu'une rigueur n'est pas à admettre dans la mesure où suivant les faits, des exigences particulières conditionnant la révision des retenues d'impôt opérées ne se trouvent pas remplies, la requérante n'ayant pas donné suite aux injonctions administratives de remettre les livres de salaires pour les années 2004 à 2008;
Considérant donc que dans le cas d'espèce, le bureau d'imposition a procédé à bon droit à la taxation des retenues opérées de la requérante sur base du paragraphe 217 AO, compte tenu des données de la cause ; que la requérante doit s'imputer à elle-même les conséquences éventuellement désavantageuses des taxations effectuées contre lesquels elle n'a pas estimé opportun d'introduire dans les délais du paragraphe 245 AO une réclamation motivée (cf. Conseil d'Etat du 11 avril 1962 N°5742 et Cour adm. du 30 janvier 2001, N°12311 C) ;
Force est de constater que le moyen invoqué s'analyse en une contestation de la légalité matérielle de l'imposition, étrangère en tant que telle à la matière gracieuse (cf. T.A.
N°11196 du 27.10.99 et confirmé par C.A. N°1 1703C du 30.03.2000) ;
Considérant que la demande gracieuse ne doit pas servir à contourner la forclusion attachée au délai en matière contentieuse ou déclencher un réexamen d'office ;
Considérant que les arguments relatifs à l'absence de liquidités afin de régler la dette fiscale n'ont pas été rapportés à suffisance de droit ;
Considérant donc en ce qui concerne une rigueur objective et subjective, force est de constater que les motifs invoqués par la requérante ne permettent pas de retenir une iniquité ;
Considérant que partant les conditions pouvant légalement justifier une remise gracieuse ne sont pas remplies ;
PAR CES MOTIFS, DECIDE :
La demande en remise gracieuse est rejetée. (…) » Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 28 mars 2011, la société … a fait introduire un recours tendant à la réformation, sinon à l’annulation de la décision directoriale précitée du 3 janvier 2011.
Conformément aux dispositions combinées du paragraphe 131 de la loi générale des impôts du 22 mai 1931, appelée « Abgabenordnung », en abrégé « AO », et de l’article 8 (3) 1. de la loi modifiée du 7 novembre 1996 portant organisation des juridictions de l’ordre administratif, le tribunal administratif est appelé à statuer comme juge du fond sur un recours introduit contre une décision du directeur portant rejet d’une demande de remise gracieuse d’impôts. Le tribunal est partant compétent pour connaître du recours en réformation introduit en ordre principal, de sorte qu’il n’y a pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation.
Le recours principal en réformation, ayant été introduit dans les formes et délai de la loi, est dès lors recevable.
A l’appui de son recours, la demanderesse expose que, depuis sa constitution en date du 8 novembre 1999, elle aurait toujours respecté ses obligations fiscales. Elle souligne qu’elle aurait déclaré et payé les « retenues d’impôts sur rémunérations » également pour les années 2004 à 2008.
Elle explique qu’à l’époque où le bureau d’imposition l’aurait invitée à remettre les livres de salaires, plusieurs circonstances l’auraient empêchée à honorer ces injonctions dans les délais imposés. En effet, à cette époque, son gérant unique, Monsieur …, se serait trouvé au Mexique pour des raisons familiales et ce séjour à l’étranger aurait duré du 4 septembre 2009 jusqu’au 15 août 2010, à l’exception d’un retour à Luxembourg à Noël 2009. Elle soutient que son « service administratif » aurait tardé d’informer Monsieur … des demandes formulées par le bureau d’imposition et que dès que ce dernier en aurait eu connaissance, il aurait tout de suite donné instruction de communiquer les informations réclamées au bureau d’imposition. Elle expose que son personnel aurait été confronté à une impossibilité matérielle de fournir les journaux de salaires demandés, étant donné que le logiciel informatique regroupant ces données aurait été échangé et que toutes les données antérieures au mois de janvier 2009 auraient été perdues. Elle fait encore valoir que les taxations d’office établies le 3 août 2009 et le 24 mars 2010 auraient entraîné une perte financière dans son chef.
A cet égard, elle invoque qu’elle serait actuellement confrontée à des difficultés financières, que l’administration fiscale aurait ordonné une sommation à tiers détenteur d’un montant de … euros sur un de ses comptes bancaires, que d’après les comptes annuels arrêtés au 31 décembre 2009, elle n’aurait fait aucun bénéfice et qu’un de ses comptes bancaires serait débiteur de … euros.
La demanderesse reproche au directeur de ne pas avoir pris en compte ses explications apportées dans son courrier du 14 septembre 2010, précité, relatives à son défaut de remettre des journaux de salaires. Elle estime qu’il y aurait une réelle iniquité en l’espèce au motif que la perte de données de l’ancien logiciel informatique aurait été indépendante de sa volonté et qu’elle n’aurait eu aucun moyen pour reconstituer ces données avant le retour de Monsieur … du Mexique. En ce qui concerne sa situation financière, elle donne à considérer qu’elle emploierait treize salariés et que la décision directoriale du 3 janvier 2011 risquerait d’entraîner sa faillite. Elle conclut que la décision déférée ne tiendrait compte ni des circonstances particulières auxquelles elle devrait faire face, ni du fait qu’elle se serait toujours comportée de façon correcte dans le passé. Elle ajoute encore que l’idée fondamentale de la remise gracieuse serait l’iniquité dans la perception de l’impôt qui pourrait résulter de la situation matérielle du contribuable, notamment lorsque le paiement de l’impôt compromettrait son existence économique. En outre, elle met en exergue qu’elle serait digne d’une remise gracieuse. Finalement, elle relève qu’il ne résulterait d’aucun élément du dossier que son gérant « aurait contribué activement au comportement fautif de la société ».
Le délégué du gouvernement rétorque que les moyens et arguments invoqués par la demanderesse ne permettraient pas de retenir une iniquité dans son chef et s’analyseraient en une contestation de la légalité de l’impôt qui serait étrangère à la matière gracieuse. Il souligne que le paragraphe 131 AO ne permettrait pas de remettre en question la détermination de l’impôt, soumise à d’autres voies de recours, et qu’une demande gracieuse ne devrait pas servir à contourner la forclusion attachée au délai pour introduire un recours contentieux ou déclencher un réexamen d’office, tel que le solliciterait la demanderesse. A l’appui de ses développements, il cite encore des jurisprudences du tribunal administratif et de la Cour administrative.
Aux termes du paragraphe 131 AO, une remise gracieuse se conçoit « dans la mesure où la perception d’un impôt dont la légalité n’est pas contestée entraînerait une rigueur incompatible avec l’équité, soit objectivement selon la matière, soit subjectivement dans la personne du contribuable ».
Il résulte de cette disposition qu’une remise gracieuse n’est envisageable que si, soit objectivement ratione materiae, soit subjectivement ratione personae dans le chef du contribuable concerné, la perception de l’impôt apparaît comme constituant une rigueur incompatible avec le principe d’équité1.
Une demande de remise gracieuse s'analyse exclusivement en une pétition du contribuable d'être libéré, sur base de considérations tirées de l'équité, de l'obligation de régler une certaine dette fiscale et ne comporte par nature aucune contestation de la légalité de la fixation de cette même dette. La fonction de la remise en équité ne saurait être celle d'abolir les délais pour exercer un droit.2 Il est constant en l’espèce, tel que le directeur l’a retenu dans la décision déférée du 3 janvier 2011 et tel que la demanderesse le reconnaît d’ailleurs elle-même, que cette dernière n’a pas donné suite aux injonctions administratives de remettre ses livres de salaires pour les années 2004 à 2008 et que par conséquent le bureau d’imposition a procédé par voie de taxation d’office.
Il convient de rappeler dans ce contexte que la taxation d’office sur base du paragraphe 217 AO ne constitue pas une mesure de sanction à l'égard du contribuable, mais un procédé de détermination des bases d'imposition qui est appliqué même à l'égard des contribuables soigneux et diligents.3 Il échet également de relever, tel que le directeur l’a d’ailleurs fait dans la décision déférée, que le contribuable ne doit s'imputer qu'à lui-même les conséquences éventuellement désavantageuses d'une taxation d'office, lorsque c'est par suite de son propre comportement fautif qu'il a été nécessaire de recourir à cette mesure.4 1 cf. trib. adm. 5 mars 1997, n° 9220 du rôle, Pas. adm. 2010, V° Impôts, n° 391 et autres références y citées 2 cf. trib. adm. 17 octobre2001, n° 13099 du rôle. Pas. adm. 2010, V° Impôts, n°386 et autres références y citées 3 cf. trib. adm. 26 avril 1999, n° 10156 dur rôle, Pas. adm 2010, V° Impôts, n° 474 et autres références y citées 4 cf. trib. adm. 26 avril 1999, n° 10156 dur rôle, Pas. adm 2010, V° Impôts, n° 472 et autres références y citées En l’espèce, il se dégage des explications fournies par la demanderesse qu’en sollicitant une remise d’impôt par rapport aux bulletins de taxation d’office précités relatifs aux années 2004 à 2008, elle entend en réalité être déchargée du paiement des impôts ainsi fixés en soutenant qu’il lui aurait été impossible pour des raisons indépendantes de sa volonté de remettre les livres de salaires demandés par le bureau d’imposition. Les motifs ainsi avancés par la demanderesse à l’appui de sa demande de remise gracieuse se résument en réalité en une contestation de la légalité de la perception de l’impôt fixé par la voie de la taxation d’office. En ce faisant, la demanderesse entend faire réparer son défaut de remettre les documents sollicités par le bureau d’imposition ayant conduit à la taxation d’office et son défaut d’avoir introduit endéans les délais légaux une réclamation contre ladite taxation d’office. Or, le paragraphe 131 AO exclut expressément l’hypothèse dans laquelle la légalité d’un impôt est contestée. Il s’ensuit que c’est à bon droit que le directeur a analysé la demande lui soumise comme contestation de la légalité matérielle de l’imposition effectuée, étrangère aux considérations d’équité requises dans le cadre du paragraphe 131 AO.
Il suit des développements qui précèdent que sur base des éléments actuellement soumis au tribunal, c’est à juste titre que le directeur a, à travers sa décision déférée du 3 janvier 2011, retenu qu’aucune rigueur objective ne se trouvait vérifiée en l’espèce.
Quant à l’affirmation de la demanderesse que le paiement de l’impôt fixé par l’administration fiscale compromettrait sa situation financière, voire son existence économique, il convient de noter qu’une remise gracieuse n'est justifiée que si ou bien la situation personnelle du contribuable est telle que le paiement de l'impôt compromet son existence économique et le prive des moyens de subsistance indispensables, ou bien si objectivement l'application de la législation fiscale conduit à un résultat contraire à l'intention du législateur.5 La demanderesse entend établir en l’espèce le risque dont elle fait état par la production d’extraits de compte renseignant un solde débiteur et du bilan de l’année 2009 renseignant un faible bénéfice de … euros.
Force est au tribunal de constater que la demanderesse n’a pas rapporté à suffisance de droit la preuve d’une rigueur subjective dans son chef du fait de l’obligation de régler ses dettes d’impôt résultant de la taxation d’office. En effet, le simple fait qu’une société ne dispose pas des liquidités nécessaires pour procéder au paiement des impôts lui fixés par l’administration, ainsi que le risque encouru par elle de tomber en faillite au cas où elle devrait procéder audit paiement, ledit risque restant au demeurant à l’état de pure allégation, ne constituent pas, à eux seuls, des raisons suffisantes de nature à établir dans le chef de la demanderesse une rigueur subjective au sens de la loi, qui devrait entraîner une remise gracieuse des impôts qui ont légalement pu lui être fixés par l’administration fiscale. Quant aux deux extraits de compte d’août, respectivement de décembre 2010, et au bilan au 31 décembre 2009, ces pièces ne permettent pas de refléter la situation financière globale et actuelle de la demanderesse, étant rappelé que dans le cadre du recours en réformation dont est saisi le tribunal, il devra apprécier l’existence d’une éventuelle rigueur subjective au regard de la situation financière de la demanderesse au jour où il statue. Ainsi, en l’absence d’autres éléments permettant d’établir dans le chef de la demanderesse une rigueur subjective, le moyen afférent est à rejeter.
5 cf. trib. adm. 12 janvier 2000, n° 10661 dur rôle, confirmé par Cour adm. 16 mai 2000, n°11844C du rôle, Pas.
adm 2010, V° Impôts, n° 392 et autres références y citées Cette conclusion n’est pas énervée par les affirmations de la demanderesse que dans le passé elle aurait toujours respecté ses obligations fiscales et que son gérant n’aurait pas activement contribué à son comportement fautif, étant donné que ces affirmations sont sans pertinence en l’espèce.
Il résulte de l’ensemble des considérations qui précèdent que la décision du directeur du 3 janvier 2011 en ce qu’il a rejeté la demande de remise gracieuse de la demanderesse est à confirmer, de sorte que le recours sous analyse est à déclarer non fondé.
Par ces motifs, le tribunal administratif, troisième chambre, statuant à l’égard de toutes les parties ;
reçoit le recours en réformation en la forme ;
au fond, le dit non justifié, partant en déboute ;
dit qu’il n’y a pas lieu de statuer sur le recours en annulation ;
condamne la partie demanderesse aux frais.
Ainsi jugé par :
Martine Gillardin, vice-président, Annick Braun, premier juge, Andrée Gindt, juge, et lu à l’audience publique du 25 janvier 2012 par le vice-président, en présence du greffier Judith Tagliaferri.
s. Judith Tagliaferri s. Martine Gillardin Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 25.01.2012 Le Greffier du Tribunal administratif 6