Tribunal administratif N° 27602 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 30 décembre 2010 Audience publique du 28 septembre 2011 Recours formé par Monsieur …, … contre une décision du ministre du Travail, de l’Emploi et de l’Immigration en matière de police des étrangers
JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 27602 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif en date du 30 décembre 2010 par Maître Christian BILTGEN, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Diekirch, au nom de Monsieur …, né le … à …(Turquie), demeurant à D-…, tendant principalement à l’annulation, subsidiairement à la réformation d’une décision du ministre du Travail, de l’Emploi et de l’Immigration du 21 juin 2010 portant refus de l’autorisation de séjour en qualité de travailleur salarié sollicitée par Monsieur…, ainsi que de la décision implicite de refus du ministre du Travail, de l’Emploi et de l’Immigration suite au recours gracieux introduit le 16 septembre 2010;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif en date du 30 mars 2011 ;
Vu le mémoire en réplique de Maître Christian BILTGEN déposé au greffe du tribunal administratif en date du 7 avril 2011, pour compte du demandeur ;
Vu le mémoire en duplique du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif en date du 26 avril 2011 ;
Vu les pièces versées au dossier et notamment les décisions ministérielles attaquées ;
Entendu le juge-rapporteur en son rapport, ainsi que Maître Christian BILTGEN et Madame le délégué du gouvernement Claudine KONSBRÜCK en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 19 septembre 2011.
Par courrier du 17 avril 2010, Monsieur …, de nationalité turque, s’adressa au ministère du Travail, de l’Emploi et de l’Immigration pour solliciter une autorisation de séjour en tant que travailleur salarié, en affirmant qu’une société luxembourgeoise, serait disposée à l’engager à durée indéterminée en qualité de réassortisseur-vendeur, dès qu’il disposerait d’une autorisation de séjour.
Par décision du 21 juin 2010, le ministre du Travail, de l’Emploi et de l’Immigration, ci-après dénommé « le ministre », sur avis de la commission pour travailleurs salariés du 11 juin 2010, refusa l’autorisation de séjour en qualité de travailleur salarié à Monsieur …, décision libellée comme suit :
« Monsieur, J’accuse bonne réception de votre demande en obtention d’une autorisation de séjour en qualité de travailleur salarié.
L’octroi de l’autorisation de séjour est subordonné aux conditions fixées par l’article 42, paragraphe (1) de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l’immigration. L’autorisation de séjour ne peut être accordée que s’il n’est pas porté préjudice à la priorité d’embauche dont bénéficient certains travailleurs en vertu de dispositions communautaires ou nationales.
Or, selon l’avis par l’Administration de l’Emploi pris conformément à l’article 3 du règlement grand-ducal du 5 septembre 2008 fixant les conditions et modalités relatives à la délivrance d’une autorisation de séjour en tant que travailleur salarié, il appert que des demandeurs d’emploi appropriés bénéficiant d’une priorité d’embauche étaient disponibles pour le poste de réassortisseur-vendeur.
Par conséquent, la commission pour travailleurs salariés a, dans sa séance du 11 juin 2010, émis un avis négatif quant à la délivrance d’une autorisation de séjour en qualité de travailleur salarié.
Au vu de ce qui précède, l’autorisation de séjour en qualité de travailleur salarié vous est refusée. (…) » ;
Par courrier de son mandataire du 16 septembre 2010, Monsieur… fit introduire un recours gracieux à l’encontre de la décision ministérielle prévisée du 21 juin 2010 en demandant de se voir communiquer l’avis de l’administration de l’Emploi, rendu conformément à l’article 3 du règlement grand-ducal du 5 septembre 2008 fixant les conditions et modalités relatives à la délivrance d’une autorisation de séjour en tant que travailleur salarié, ci-après «le règlement grand-ducal du 5 septembre 2008» et, en demandant au ministre de revoir sa position, alors qu’il n’existerait pas de demandeurs d’emploi bénéficiant d’une priorité d’embauche pour le poste de réassortisseur-vendeur en question.
Ledit recours gracieux du 16 septembre 2010 n’ayant pas fait l’objet d’une décision ministérielle dans les trois mois, Monsieur…, par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 30 décembre 2010, a fait introduire un recours contentieux tendant principalement à l’annulation, subsidiairement à la réformation de la décision du ministre du 20 juin 2010 portant refus d’accorder l’autorisation de séjour en qualité de travailleur salarié à Monsieur … et de la décision de refus implicite du ministre résultant de son silence de plus de trois mois observé à la suite du recours gracieux.
Dans la mesure où ni la loi du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et de l’immigration, ni aucune autre disposition légale n’instaure un recours au fond en matière de refus de séjour, seul un recours en annulation a pu valablement être introduit contre les décisions litigieuses, recours qui en l’espèce est recevable pour avoir été déposé endéans les formes et délais de la loi, de sorte qu’il n’y a pas lieu d’examiner le recours en réformation introduit à titre subsidiaire.
A l’appui de son recours, le demandeur fait valoir que la décision de refus du 21 juin 2010, ainsi que la décision implicite de refus suite au recours gracieux du 16 septembre 2010, encourraient l’annulation, alors que le ministre ne lui aurait pas communiqué l’avis de l’administration de l’Emploi rendu en application de l’article 3 du règlement grand-ducal du 29 août 2008, sur lequel le ministre s’était basé pour fonder sa décision de refus. Il reproche ainsi au ministre d’avoir méconnu l’article 12 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979 relatif à la procédure administrative non contentieuse, ci après le « règlement grand-ducal du 8 juin 1979 ».
Le délégué du gouvernement répond que le défaut de communication d’une pièce au requérant n’entraînerait pas ipso facto et ipso jure l’annulation de la décision déférée. Le délégué du gouvernement fait encore valoir à titre subsidiaire que le demandeur aurait eu la possibilité d’organiser convenablement sa défense, alors qu’il serait assisté d’un avocat et qu’il aurait introduit un recours contentieux à l’encontre des décisions litigieuses. Enfin, il ajoute que la communication de l’avis de l’Administration de l’Emploi du 11 juin 2010, ensemble avec le mémoire en réponse, permettrait à suffisance au requérant de prendre position par rapport à son contenu dans le cadre d’un éventuel mémoire en réplique.
Aux termes de l’article 12 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979 : « Toute personne concernée par une décision administrative qui est susceptible de porter atteinte à ses droits et intérêts est également en droit d’obtenir communication des éléments d’information sur lesquels l’Administration s’est basée ou entend se baser ».
Il y a lieu de rappeler, au sujet de l’article 11 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979 portant sur la communication intégrale du dossier administratif, que la communication du dossier administratif n’est pas une condition de légalité d’une décision administrative qui a été prise préalablement à une demande de communication du dossier administratif, étant relevé que la communication du dossier suite à une telle demande n’a aucune incidence sur la décision d’ores et déjà prise1.
La non-communication intégrale des éléments du dossier administratif, fût-elle vérifiée, ne constitue pas nécessairement et automatiquement une cause d’annulation de la décision déférée, laquelle repose sur les motifs qui lui sont propres, sans être conditionnée directement par des questions de communication de dossiers administratifs qui constituent, dans le cadre du processus administratif de prise de décision, un incident qu’il convient de toiser au cas par cas suivant son implication directe sur la décision administrative effectivement critiquée, au sujet de laquelle l’incident est soulevé2.
1 cf. trib. adm. 9 juillet 2009, n°25142 du rôle et trib. adm. 13 octobre 2009, n° 25201 du rôle, Pas. Adm. 2010, V° Procédure Administrative non contentieuse, n°107.
2 cf. Cour adm. 11 novembre 2008, n° 24169C du rôle, disponible sur http://www.ja.etat.lu Le même raisonnement doit être appliqué concernant la demande de l’administré basée sur l’article 12 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979 de se voir communiquer les éléments d’information sur lesquels l’Administration s’est basée pour prendre sa décision.
En l’espèce, force est de constater que la décision administrative déférée du 21 juin 2010 a été prise antérieurement à la demande de communication des éléments d’informations sur lesquels le ministre s’est basé, datée au 16 septembre 2010.
L’avis de l’Administration de l’Emploi n’apporte par ailleurs aucun élément d’information supplémentaire par rapport aux éléments contenus dans la décision du Ministre du Travail, de l’Emploi et de l’Immigration du 21 juin 2010, alors que le prédit avis ne fait que quantifier le nombre de travailleurs disponibles pour le poste de réassortisseur-vendeur convoité par Monsieur….
Il s’ensuit que la non-communication de l’avis de l’administration de l’Emploi du 10 juin 2010 postérieurement à la prise de la décision initiale du 21 juin 2010 n’affecte pas la légalité des décisions critiquées et que partant le moyen d’annulation tiré d’une violation de l’article 12 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979 est à rejeter pour ne pas être fondé.
Au vu du libellé du moyen par le demandeur, le tribunal est encore amené à retenir que le demandeur a entendu faire valoir de manière générale une violation de ses droits de la défense, en soutenant que la communication de l’avis de l’administration de l’Emploi du 10 juin 2010 aurait pu lui permettre de formuler d’autres observations utiles dans la phase précontentieuse, voire dans sa requête introductive d’instance.
Bien que l’avis de l’administration de l’Emploi du 10 juin 2010 n’ait pas été communiqué au demandeur avant l’introduction du recours contentieux, il n’en demeure pas moins que le délégué du gouvernement a néanmoins déposé le dossier administratif, et donc également l’avis de l’administration de l’Emploi du 10 juin 2010, au greffe du tribunal administratif au cours de la procédure contentieuse. Si le litismandataire du demandeur n’a partant pas pu prendre position par rapport aux pièces figurant au dossier administratif dans le cadre de la requête introductive d’instance, il disposait toutefois de la possibilité de prendre position quant à son contenu dans le cadre d’un mémoire en réplique et de compléter son argumentaire oralement lors des plaidoiries, voire même de la possibilité, lui conférée par l’article 7, paragraphe 3 de la loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives, de demander au président du tribunal administratif, ou au président de chambre, de déposer un mémoire supplémentaire relatif à l’avis de l’administration de l’Emploi du 10 juin 2010.
Eu égard aux considérations qui précèdent, il convient de constater que le demandeur disposait de diverses possibilités pour faire valoir ses droits, sans cependant, suite à la communication de l’avis litigieux, formuler la moindre observation à son sujet, de sorte que ses droits de la défense n’ont pas été lésés en l’espèce et que le moyen d’annulation tiré de manière générale d’une violation des droits de la défense est à rejeter pour ne pas être fondé.
Le demandeur fait ensuite valoir qu’il n’y aurait pas de travailleurs disponibles sur le marché de l’emploi qui, en vertu des dispositions du Code du Travail, bénéficieraient, pour le poste en question, d’une priorité à l’embauche, à savoir des salariés licenciés pour des motifs liés aux nécessités de fonctionnement de l’entreprise, des salariées ayant démissionné à la fin d’un congé de maternité ou d’accueil, voire d’anciens bénéficiaires d’un stage de réinsertion professionnelle ou d’un contrat d’initiation à l’emploi redevenus chômeurs. Le moyen, tel que formulé par le demandeur, ne tend pas à mettre en cause la disponibilité concrète de travailleurs pour le poste de réassortisseur-vendeur, mais à contester que les travailleurs disponibles bénéficieraient d’une priorité d’embauche.
Le délégué du gouvernement rétorque que la priorité d’embauche contestée par le demandeur trouverait son fondement dans les dispositions tant nationales que communautaires, en précisant que la priorité à l’emploi des ressortissants de l’Union européenne et des Etats de l’Espace économique européen serait ancrée tant dans la règlementation communautaire que dans la législation nationale, mais sans cependant indiquer la ou les dispositions spécifiquement applicables au cas d’espèce.
Le demandeur réplique qu’il serait insuffisant pour le ministre de ne renvoyer qu’au concept général de la priorité d’embauche des ressortissants communautaires, sans pour autant se référer aux textes réglementaires la prévoyant. Il conteste par ailleurs l’existence d’une telle norme communautaire contraignante qui retiendrait le principe d’une discrimination positive, concernant l’accès à l’emploi, en faveur des ressortissants communautaires par rapport à des ressortissants d’Etats tiers.
Tant dans son mémoire en duplique que lors de l’audience des plaidoiries, malgré question expresse du tribunal, le délégué du gouvernement n’a pas pris position sur ce moyen afin de préciser la ou les dispositions légales permettant de conclure à une priorité d’embauche des travailleurs disponibles.
Aux termes de l’article 42 de la loi du 29 août 2008 : « (1) L’autorisation de séjour est accordée par le ministre au ressortissant de pays tiers pour exercer une activité salariée telle que définie à l’article 3, si les conditions suivantes sont remplies :
1. il n’est pas porté préjudice à la priorité d’embauche dont bénéficient certains travailleurs en vertu de dispositions communautaires ou nationales ;
2. l’exercice de l’activité visée sert les intérêts économiques du pays ;
3. il dispose des qualifications professionnelles requises pour l’exercice de l’activité visée ;
4. il est en possession d’un contrat de travail conclu pour un poste déclaré vacant auprès de l’Administration de l’Emploi dans les formes et conditions prévues par la législation afférente en vigueur.
(2) Les conditions prévues au paragraphe (1) qui précède, sont vérifiées respectivement par l’Administration de l’Emploi et par la commission créée à l’article 150 dans les conditions et suivant les modalités déterminées par règlement grand-ducal.
(3) Par dérogation aux paragraphes (1) et (2) qui précèdent, le ministre peut accorder une autorisation de séjour au ressortissant d’un pays tiers qui se propose de travailler dans un secteur ou une profession caractérisés par des difficultés de recrutement, tels que déterminés par règlement grand-ducal, si les conditions prévues aux points 3 et 4 du paragraphe (1) qui précède, sont remplies. L’avis de la commission créée à l’article 150 n’est pas requis. » Aux termes de l’article 3 du règlement grand-ducal du 5 septembre 2008 fixant les conditions et modalités relatives à la délivrance d’une autorisation de séjour en tant que travailleur salarié « Le ministre transmet une copie de la demande et des informations jointes à l’administration de l’emploi qui lui fera parvenir, endéans les trois semaines, un avis circonstancié relatif à l’opportunité de l’octroi d’une autorisation de séjour pour travailleur salarié.
L’avis contiendra des renseignements notamment sur:
– la déclaration de la vacance du poste par l’employeur;
– la nécessité objective des critères exigés par l’employeur en relation avec l’exécution du travail sur le poste de travail déclaré vacant;
– la vérification de la disponibilité concrète de demandeurs d’emploi bénéficiant d’un droit prioritaire à l’embauche;
– le profil des candidats assignés et leur historique professionnel;
– la suite réservée aux assignations;
– le nombre de travailleurs soumis à autorisation par rapport au nombre de travailleurs total de l’employeur. » Les dispositions susmentionnées, subordonnant le refus d’une autorisation de séjour en qualité de travailleur salarié à l’existence concrète de demandeurs d’emploi bénéficiant d’un droit prioritaire à l’embauche, imposent au ministre d’indiquer, dans sa décision, sinon au plus tard devant le juge administratif, le nombre de travailleurs disponibles pour le poste à pourvoir, ainsi que le fondement juridique de la priorité d’embauche dont ces derniers pourraient se prévaloir.
En vertu de l’article 6 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979 relatif à la procédure à suivre par les administrations relevant de l’Etat et des communes, « toute décision administrative doit baser sur des motifs légaux. La décision doit formellement indiquer les motifs par l’énoncé au moins sommaire de la cause juridique qui lui sert de fondement et des circonstances de fait à sa base, lorsqu’elle refuse de faire droit à la demande de l’intéressé (…) », étant entendu que l’autorité administrative est admise, même au cours de la procédure contentieuse, de fournir les motifs à la base de la décision, et qu’un défaut de motivation, en violation du prédit article 6, n’entraîne l’annulation de la décision litigieuse que pour autant que les motifs légaux ne se dégagent ni de la décision, ni des éléments fournis par l’autorité administrative au cours de la procédure contentieuse3.
En l’espèce, le tribunal est amené à constater que le motif de refus invoqué par le ministre ne renseigne pas la base légale de la priorité d’embauche dont bénéficieraient les travailleurs disponibles en l’espèce pour le poste de réassortisseur-vendeur et qui permettrait également au tribunal de vérifier la matérialité des faits se trouvant à la base du motif de refus et d’examiner si ce motif se trouve légalement justifié.
3 cf. trib. adm. 2 février 2009, n°24399 du rôle et trib. adm. 10 février 2010, n° 25872 du rôle, Pasi. Adm. 2010, V° Procédure Administrative non contentieuse, n° 72 Le délégué du gouvernement n’a pas apporté des précisions complémentaires au cours de la procédure contentieuse.
Il suit des développements qui précèdent qu’à défaut d’indication des dispositions nationales ou communautaire édictant une priorité d’embauche de certains travailleurs, la décision ministérielle déférée encourt l’annulation pour défaut de motivation suffisante.
Par ces motifs, le tribunal administratif, première chambre, statuant contradictoirement ;
reçoit le recours principal en annulation en la forme ;
au fond le dit justifié ;
partant annule la décision ministérielle déférée pour défaut de motivation suffisante ;
dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le recours en réformation introduit à titre subsidiaire;
renvoie l’affaire devant le ministre du Travail, de l’Emploi et de l’Immigration en prosécution de cause ;
condamne l’Etat du Grand-Duché du Luxembourg aux frais.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 28 septembre 2011 par :
Marc Sünnen, vice-président, Thessy Kuborn, juge, Paul Nourissier, juge, en présence du greffier Michèle Hoffmann.
s. Michèle Hoffmann s. Marc Sünnen Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 29 septembre 2011 Le Greffier du Tribunal administratif 7