Tribunal administratif N° 27513 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 23 novembre 2010 3e chambre Audience publique du 2 mars 2011 Recours formé par Monsieur …, … contre deux décisions du ministre du Développement durable et des Infrastructures en matière de permis à points
JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 27513 du rôle et déposée le 23 novembre 2010 au greffe du tribunal administratif par Maître David Travessa Mendes, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, demeurant à L-…, tendant à l’annulation d’une décision du ministre du Développement durable et des Infrastructures du 6 octobre 2010 portant retrait de quatre points de son permis de conduire et l’informant que le nombre de points restants dont est doté son permis de conduire est de zéro point, ainsi que d’une décision du même ministre du 13 octobre 2010 portant suspension de son droit de conduire un véhicule pendant 12 mois ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 3 décembre 2010 ;
Vu l’ordonnance du 10 décembre 2010 du président du tribunal administratif rejetant la demande de Monsieur … tendant au sursis à exécution sinon à l’institution d’une mesure de sauvegarde par rapport aux deux décisions précitées ;
Vu les pièces versées en cause et notamment les décisions critiquées ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport et Maître Nadine Reiter, en remplacement de Maître David Travessa Mendes, et Madame le délégué du gouvernement Betty Sandt en leurs plaidoiries respectives.
Par lettre recommandée du 6 octobre 2010, le ministre du Développement durable et des Infrastructures, ci-après dénommé « le ministre », informa Monsieur … que quatre points avaient été retirés du capital dont est doté son permis de conduire pour conduite d’un véhicule ou d’un ensemble de véhicules couplés dont la masse en charge excède de plus de 10% la masse maximale autorisée, infraction commise le 21 mai 2008 à …. Ce même courrier reprit les retraits de points antérieurs et conclut que le nombre de points du capital dont est doté le permis de conduire de Monsieur … était de zéro point.
Par arrêté du 13 octobre 2010, le ministre suspendit le droit de conduire un véhicule automoteur de Monsieur … pour une durée de 12 mois, tout en précisant que cette suspension vaut également à l’égard des permis de conduire internationaux délivrés à l’intéressé sur le vu de son permis de conduire national.
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif en date du 23 novembre 2010, Monsieur … a fait introduire un recours en annulation à l’encontre des deux décisions ministérielles précitées des 6 et 13 octobre 2010. Par requête du même jour, il a encore introduit une demande en sursis à exécution sinon en institution d’une mesure de sauvegarde dont il a été débouté par une ordonnance du président du tribunal administratif du 10 décembre 2010.
Aucune disposition légale ne prévoyant un recours au fond en matière de permis à points, seul un recours en annulation a pu être introduit contre les décisions ministérielles litigieuses, lequel recours est encore recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
A l’appui de son recours, le demandeur expose qu’il travaillerait depuis onze ans comme … auprès de la société … et qu’il ferait en moyenne 50.000 km dans l’année pour le compte de son employeur en allant inspecter le travail effectué sur les divers chantiers de ladite entreprise. Il soutient qu’il aurait absolument besoin de son permis de conduire pour son travail et qu’il risquerait de perdre son emploi s’il n’était plus en mesure d’effectuer son travail à défaut de permis de conduire. Il ajoute qu’il aurait déjà subi un préjudice du fait que son épouse aurait dû arrêter de travailler pour pouvoir conduire leur enfant de quatre ans à l’école maternelle. Ainsi, son épouse se retrouverait sans emploi et sans allocations de chômage du fait qu’elle aurait elle-même démissionné de son travail, et lui-même risquerait le licenciement. Dans ce contexte, le demandeur précise encore que lui et son épouse seraient propriétaires de leur logement, financé à travers deux crédits bancaires, et qu’ils risqueraient de se retrouver à la rue s’il devait perdre son emploi.
En droit, le demandeur invoque un premier moyen tiré de la violation de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et plus particulièrement de son article 49 (3) aux termes duquel « l’intensité des peines ne doit pas être disproportionnée par rapport à l’infraction ».
Il estime ainsi que la mesure de suspension et de retrait du permis de conduire serait disproportionnée par rapport aux petites infractions commises sur une période de six ans, eu égard aussi au fait qu’il aurait accompli sur une période d’onze ans plus d’un demi million de kilomètres. Par ailleurs, il risquerait du fait de la suspension de son permis de conduire de perdre son emploi et son logement.
Il convient tout d’abord de retenir que le moyen tiré de ce que la décision de suspension du droit de conduire méconnaîtrait les dispositions de l’article 49 (3) de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne est inopérant en l’espèce, étant donné que cette disposition a trait aux sanctions pénales. Or, contrairement à ce qui est soutenu par le demandeur, la réduction de points dont est affecté un permis de conduire et la suspension du droit de conduire un véhicule automoteur ne constituent pas des sanctions pénales, mais des sanctions administratives, de sorte que cette disposition ne saurait trouver application en l’espèce.
Il échet encore de relever que le moyen tiré du caractère disproportionné de la décision semble, d’après la formulation de la requête introductive d’instance, uniquement être dirigé à l’encontre de l’arrêté de suspension du droit de conduire pour épuisement du capital de points affecté au permis de conduire du demandeur, pris en application de l’article 2bis, paragraphe 3 de la loi modifiée du 14 février 1955 concernant la réglementation de la circulation sur toutes les voies publiques, ci-après dénommée « la loi du 14 février 1955 », et non pas à l’encontre de la décision retirant quatre points du permis de conduire à la suite de la condamnation par le tribunal correctionnel de Diekirch en date du 9 juillet 2010. Or, ce faisant, le demandeur ne conteste ni la légalité ni la régularité de cette suspension, mais il critique le caractère disproportionné de cette mesure qui aurait été prise par le ministre sans que ce dernier tienne compte de sa situation professionnelle et personnelle.
Aux termes de l’article 2bis, paragraphe 3 de la loi du 14 février 1955 :
« La perte de l’ensemble des points d’un permis de conduire entraîne pour son titulaire la suspension du droit de conduire. Des points négatifs ne sont pas mis en compte.
Cette suspension est constatée par un arrêté pris par le ministre des Transports ; les modalités en sont déterminées par règlement grand-ducal.
La suspension du droit de conduire est de 12 mois. (…) » Il résulte de cette disposition que la suspension du droit de conduire pour une durée de 12 mois intervenant sur base de l’article 2bis, paragraphe 3 de la loi du 14 février 1955 est une conséquence légale du retrait de l’ensemble des points dont le permis de conduire est doté, intervenant de plein droit et liant le ministre, dont l’arrêté afférent ne comporte, d’après l’article 2bis, paragraphe 3, précité, que le constat que la personne visée a perdu l’ensemble des 12 points dont son permis était affecté suite aux différentes décisions de retrait de points intervenues préalablement.
La question de savoir si la mesure prise est proportionnelle par rapport aux faits établis, découle dès lors en matière de permis de conduire, directement du texte de la loi qui a procédé dans ses dispositions à une évaluation des peines applicables (cf. trib. adm., 29 janvier 2007, n° 21828, Pas. adm. 2009, V° Transports, n° 49).
Il s’ensuit que le moyen du demandeur tiré du caractère disproportionné de la décision de suspension est à rejeter.
Pour le surplus, force est de constater, tel que cela a été relevé à bon droit par le délégué du gouvernement, qu’une suspension temporaire du droit de conduire suite à la commission de huit infractions plus ou moins graves au Code de la route entre le 27 août 2004 et le 3 novembre 2009, dont un délit sanctionné par le tribunal correctionnel de Diekirch, ne viole pas le principe de proportionnalité invoqué par le demandeur.
Le demandeur prend un deuxième moyen tiré d’une violation de l’adage « Noxa caput sequitur » (le châtiment suit le coupable). Il soutient que comme le retrait de points et la suspension du permis de conduire constituerait des peines, celles-ci devraient, par application du principe précité, pouvoir être individualisées, que ce soit par le juge ou par l’administration. Or, la loi du 14 février 1955 ne prévoirait pas une telle possibilité d’individualisation de la peine en cas de suspension et de retrait du permis de conduire.
Il convient de rappeler à cet égard que les sanctions prononcées par les juridictions répressives et celles découlant du retrait de points du capital de points dont est doté le permis de conduire poursuivent en fait deux objectifs différents. La sanction pénale réprime avant tout un fait déterminé en sanctionnant ponctuellement le responsable. Le dispositif du permis à points se veut par contre pédagogique et préventif et tend à responsabiliser les conducteurs en jouant sur deux volets, celui de la dissuasion et celui de la réhabilitation. L’objectif est d’agir de façon ciblée contre les récidivistes en instaurant un système qui garantit la progressivité des sanctions et qui permet par conséquent de détecter plus aisément les conducteurs à risque. Des infractions répétées trahissent un comportement dangereux qui nécessite une réponse pédagogique appropriée reposant sur des sanctions adaptées au comportement fautif. Le permis à points constitue à cet égard un instrument adéquat pour détecter les conducteurs potentiellement dangereux et pour influer en temps utile sur les habitudes par le retrait de plein droit de points affectés aux infractions commises sinon pour les écarter au moins temporairement de la circulation, en constatant la suspension du droit de conduire au cas où le capital de points dont est doté le permis à conduire est épuisé, si l’approche préventive échoue. Le dispositif ainsi mis en place par le permis à points s’inscrit dans un choix politique de sécurité routière qui échappe en tant que tel au contrôle des juridictions (cf. trib. adm., 13 décembre 2004, n° 18277, Pas. adm. 2009, V° Transports, n° 60). Le moyen afférent est partant à écarter comme non fondé.
En troisième lieu, le demandeur soutient que la loi du 14 février 1955 en ce qu’elle permettrait au juge de droit commun d’individualiser la peine pour des personnes ayant commis des infractions très graves pouvant aller jusqu’à l’homicide involontaire, alors qu’elle ne prévoirait pas une telle possibilité d’individualisation dans le cas de la perte de tous les points dont est affecté un permis de conduire, perte qui pourrait survenir pour des infractions moins graves, créerait une inégalité devant la loi en violation de l’article 10bis de la Constitution, de sorte qu’il y aurait lieu de saisir la Cour constitutionnelle, sans que le demandeur ait pour autant formulé la question afférente.
En ce qui concerne la saisine de la Cour constitutionnelle sollicitée par le demandeur, il convient de relever qu’aux termes de l’article 6 de la loi du 27 juillet 1997 portant organisation de la Cour constitutionnelle, « une juridiction est dispensée de saisir la Cour Constitutionnelle lorsqu'elle estime que : a) une décision sur la question soulevée n'est pas nécessaire pour rendre son jugement ; b) la question de constitutionnalité est dénuée de tout fondement (…) ».
Le principe constitutionnel de l’égalité devant la loi, tel qu’inscrit à l’article 10bis de la Constitution, suivant lequel tous les Luxembourgeois sont égaux devant la loi, ne s’entend pas dans un sens absolu, mais requiert que tous ceux qui se trouvent dans la même situation de fait et droit soient traités de la même façon. Le principe d’égalité de traitement est compris comme interdisant le traitement de manière différente de situations similaires, à moins que la différenciation soit objectivement justifiée. Il appartient par conséquent aux pouvoirs publics de traiter de la même façon tous ceux qui se trouvent dans la même situation de fait et de droit. Par ailleurs, lesdits pouvoirs publics peuvent, sans violer le principe de l’égalité soumettre certaines catégories de personnes à des régimes légaux différents, à condition que les différences instituées procèdent de disparités objectives, qu’elles soient rationnellement justifiées, adéquates et proportionnées à leur but.
C’est à bon droit que le délégué du gouvernement fait valoir que les décisions litigieuses ne constituent pas des sanctions pénales, de sorte que le principe d’individualisation des peines, quoique applicable en matière pénale, ne saurait trouver application en matière administrative du permis à points. Il ne saurait partant être question d’une rupture de l’égalité de traitement, étant donné que les personnes qui se voient infliger une sanction pénale et celles qui se voient infliger une sanction en matière administrative du permis à points ne se trouvent pas dans la même situation de fait et de droit, de sorte que le moyen tiré d’une violation du principe d’égalité devant la loi ne peut qu’être écarté comme manifestement dénué de tout fondement. Il n’y a partant pas lieu de saisir la Cour constitutionnelle, tel que suggéré par le demandeur.
En quatrième lieu, le demandeur soutient que la loi du 14 février 1955 en ce qu’elle permettrait au juge de droit commun d’individualiser les peines et donc de tenir compte de cet outil de travail, serait conforme à l’article 11 (4) de la Constitution qui consacre le droit au travail, mais ne le serait pas dans la mesure où elle ne prévoirait pas cette faculté dans le cas de la perte de tous les points du permis de conduire en raison d’infractions de moindre gravité, de sorte qu’il y aurait lieu de saisir la Cour constitutionnelle.
Or, en l’espèce, si aux termes de l’article 11 (4) de la Constitution « la loi garantit le droit au travail et assure à chaque citoyen l’exercice de ce droit », il n’appert pas en quoi la suspension du permis de conduire du demandeur pour une durée de 12 mois entraverait son droit au travail, étant donné, d’une part, que la disposition constitutionnelle en question ne garantit pas à tout citoyen le droit au maintien dans un emploi déterminé, de sorte que le demandeur ne saurait invoquer cette disposition pour préserver son usage personnel d’un véhicule afin de visiter des clients et des chantiers, et, d’autre part, que le seul fait de ne plus pouvoir personnellement conduire un véhicule automoteur pendant une durée relativement courte ne constitue pas une entrave au droit au travail protégé constitutionnellement, le demandeur pouvant toujours recourir aux transports en commun ou se faire conduire par un tiers.
La question de constitutionnalité suggérée par le demandeur, sans qu’il ait formulé la question préjudicielle afférente, est par conséquent dénuée de tout fondement.
Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent que le recours sous analyse n’est justifié en aucun de ses moyens et est à rejeter pour ne pas être fondé.
Au vu de l’issue du litige, la demande en allocation d’une indemnité de procédure de 6.000 euros est à rejeter comme étant non fondée, les conditions légales n’en étant pas remplies.
Par ces motifs, le tribunal administratif, troisième chambre, statuant à l’égard de toutes les parties ;
reçoit le recours en annulation en la forme ;
au fond, le dit non justifié, partant en déboute ;
rejette les demandes de saisine de la Cour constitutionnelle ;
rejette la demande en allocation d’une indemnité de procédure ;
condamne le demandeur aux frais.
Ainsi jugé par :
Martine Gillardin, vice-président, Annick Braun, juge, Andrée Gindt, juge, et lu à l’audience publique du 2 mars 2011 par le vice-président, en présence du greffier Judith Tagliaferri.
s. Judith Tagliaferri s. Martine Gillardin Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 02.03.2011 Le Greffier du Tribunal administratif 6