Tribunal administratif Numéro 27662 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 18 janvier 2011 3e chambre Audience publique extraordinaire du 17 février 2011 Recours formé par Monsieur …, … contre une décision du ministre du Travail, de l’Emploi et de l’Immigration en matière de protection internationale (art. 15, Loi du 5 mai 2006)
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 27662 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 18 janvier 2011 par Maître Nathalie Nimesgern, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, déclarant être apatride, placé au Centre de séjour provisoire pour étrangers en situation irrégulière, tendant à l’annulation d’une décision du 5 janvier 2011 par laquelle le ministre du Travail, de l’Emploi et de l’Immigration s'est déclaré incompétent pour connaître de l’examen de sa demande de protection internationale ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif en date du 21 janvier 2011 ;
Vu l’ordonnance du président du tribunal administratif du 25 janvier 2011 par laquelle une demande tendant au sursis à exécution de la décision d’incompétence a été rejetée comme non fondée ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision attaquée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport et Monsieur le délégué du gouvernement Guy Schleder en sa plaidoirie à l’audience publique du 16 février 2011.
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En date du 21 mai 2010, Monsieur …, né le … à … (Lettonie), introduisit au Luxembourg une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 5 mai 2006 relative au droit d’asile et à des formes complémentaires de protection, ci-après dénommée « la loi du 5 mai 2006 ».
Le 14 juin 2010, les autorités luxembourgeoises adressèrent aux autorités lettones une demande de prise en charge sur la base du paragraphe 1 de l'article 9 du règlement (CE) n° 343/2003 du Conseil du 18 février 2003 établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande d'asile présentée dans l'un des Etats membres par un ressortissant d'un pays tiers, ci-après « le règlement (CE) n° 343/2003 ». Cette demande de prise en charge fut acceptée par les autorités lettones en date du 14 juillet 2010.
Il ressort d’un rapport du 6 août 2010 du service de police judiciaire, police des étrangers et des jeux, que l’éloignement de Monsieur … ne fut pas exécuté alors que celui-
ci se trouvait depuis le 16 juillet 2010 en détention préventive.
En date du 5 janvier 2011, le ministre du Travail, de l'Emploi et de l'Immigration, ci-après dénommé « le ministre », prit une décision de refus de séjour à l’égard de Monsieur … en application des articles 100 et 109 à 115 de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l'immigration, ainsi qu’une mesure de placement au Centre de séjour provisoire pour étrangers en situation irrégulière sur la base de l’article 10 de la loi du 5 mai 2006 pour une durée maximale de trois mois en attendant son éloignement vers la Lettonie.
Le ministre prit encore le 5 janvier 2011 une décision sur le fondement de l’article 15 de la loi du 5 mai 2006 et du paragraphe 1 de l'article 9 du règlement (CE) n° 343/2003 par laquelle il se déclara incompétent pour connaître de la demande de protection internationale de Monsieur … au motif que la République de Lettonie serait responsable du traitement de la demande d’asile. Le ministre justifia sa décision par le fait que l’intéressé était titulaire d’un titre de séjour letton valable du 6 avril 2004 jusqu’au 5 avril 2014. Il informa en outre l’intéressé que la République de Lettonie avait accepté le 14 juillet 2010 de prendre en charge l’examen de sa demande d’asile et que son transfert vers ce pays allait être organisé dans les meilleurs délais et que les modalités de transfert allaient lui être communiquées en temps utile.
Par requête déposée le 18 janvier 2011 au greffe du tribunal administratif, Monsieur … a introduit un recours en annulation contre la décision d'incompétence précitée du 5 janvier 2011. Par requête déposée le 24 janvier 2011, Monsieur … a également introduit une demande en sursis à exécution de la décision d’incompétence du 5 janvier 2011. Cette demande a été rejetée comme non fondée par une ordonnance du 25 janvier 2011 du président du tribunal administratif.
Dans son mémoire en réponse, le délégué du gouvernement sollicite la jonction du présent recours avec un recours inscrit sous le numéro 27661 du rôle et dirigé contre la décision précitée de refus de séjour prise à l’égard du demandeur. Dans la mesure où les décisions prises sur base de l’article 15 de la loi du 5 mai 2006 sont soumises à des délais d’instruction et de jugement plus courts, contrairement aux décisions de refus de séjour qui sont soumises aux délais ordinaires de procédure, il n’y a pas lieu de faire droit à cette demande de jonction.
Aucun recours au fond n’étant prévu contre une décision d’incompétence telle que prévue par l’article 15 (2) de la loi du 5 mai 2006, seul un recours en annulation a pu être introduit à l’encontre de la prédite décision lequel recours est encore recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
A l’appui de son recours, le demandeur expose qu’il ferait partie de la minorité russe en Lettonie qui ne se verrait pas accorder la nationalité lettone mais uniquement un statut d’apatride. Ce serait la raison pour laquelle il disposerait seulement d’un « alien’s passport », alors que depuis sa naissance, la Lettonie refuserait de lui accorder la nationalité lettone. Il n’aurait ainsi aucune existence légale en Lettonie, de sorte qu’il n’aurait pas pu poursuivre ses études au-delà de l’école primaire ni faire son service militaire ou bénéficier de droits sociaux.
En droit, le demandeur se réfère à diverses conventions internationales qui ont pour objet la réduction des cas d’apatridie et qui consacrent le droit de tout individu à une nationalité. Il explique que la Lettonie aurait compté en 2000 environ 600.000 russes et en 2010 environ 400.000 russes à qui la nationalité lettone serait refusée. Il estime dès lors que le Luxembourg aurait dû se reconnaître compétent pour statuer sur sa demande de protection internationale, au motif qu’il serait guère probable que la Lettonie remédie à sa situation d’apatridie. Il soutient que le règlement (CE) n°343/2003 permettrait à un Etat membre d’examiner une demande d’asile, même si l’examen de cette demande incombe à un autre Etat membre. Il en déduit que comme la Lettonie refuserait d’accorder la nationalité lettone aux membres de la minorité russe, il aurait appartenu au Luxembourg de se reconnaître compétent pour connaître de sa demande d’asile, sous peine de méconnaître l’esprit des conventions visant à réduire les cas d’apatridie.
Le demandeur soutient ensuite que le règlement (CE) n°343/2003 ne serait pas applicable en l’espèce au motif que ce règlement aurait pour objet de déterminer l’Etat compétent pour connaître de l’examen d’une demande d’asile présentée dans l’un des Etats membres par un ressortissant d’un Etat tiers. Or, comme il ne serait pas un ressortissant d’un Etat tiers, mais qu’il serait originaire de la Lettonie, pays dans lequel il avait jusqu’à son départ sa résidence habituelle et qui est membre de l’Union européenne, les dispositions dudit règlement ne trouveraient pas application dans son chef, de sorte que la décision déférée devrait être annulée pour défaut de base légale.
Enfin, le demandeur soutient que la décision d’incompétence serait illégale au motif que le ministre, au lieu de se déclarer incompétent pour connaître de sa demande de protection internationale, aurait dû la déclarer irrecevable sur base de l’article 16 de la loi du 5 mai 2006, aux termes duquel toute demande de protection internationale présentée par un citoyen de l’Union européenne est irrecevable, puisqu’il disposerait d’un passeport délivré par la Lettonie.
Le délégué du gouvernement rétorque que ce serait à bon droit que le ministre s’est déclaré incompétent pour connaître de la demande de protection internationale sur base de l’article 9 du règlement (CE) n°343/2003, au motif que le demandeur, qui ne serait pas un citoyen de l’Union européenne, aurait été légalement établi en Lettonie.
Pour se déclarer incompétent pour connaître de la demande de protection internationale du demandeur, le ministre s’est fondé sur les articles 15 de la loi du 5 mai 2006 et 9, paragraphe 1 du règlement (CE) n° 343/2003.
L’article 15 de la loi du 5 mai 2006 dispose que « (1) si, en vertu d’engagements internationaux auxquels le Luxembourg est partie, un autre pays est responsable de l’examen de la demande d’asile, le ministre sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la prise respectivement reprise en charge.
(2) Lorsque le pays responsable accepte la prise en charge, le ministre se déclare incompétent pour l’examen de la demande de protection internationale par une décision motivée qui est communiquée par écrit au demandeur. Les informations relatives au droit de recours sont expressément mentionnées dans la décision. Le demandeur est transféré vers le pays responsable de l’examen de sa demande ».
En vertu du règlement (CE) n° 343/2003, les demandes d'asile présentées dans un Etat membre sont examinées par un seul Etat membre. Cet Etat est déterminé par application des critères fixés dans le chapitre III de ce règlement. En application de l’article 9, paragraphe 1 de ce règlement, l'Etat membre qui a délivré un titre de séjour en cours de validité au demandeur est responsable de l'examen de la demande d'asile. Toutefois, il résulte des dispositions de l’article 3, paragraphe 2 du même règlement que tout Etat membre peut procéder à l’examen d’une demande, même si un tel examen ne lui incombe pas en vertu des dispositions du règlement.
Il convient tout d’abord de retenir que le demandeur n’est pas fondé à soutenir que les dispositions du règlement (CE) n° 343/2003 ne trouveraient pas à s’appliquer en l’espèce au motif qu’il ne serait pas à considérer comme ressortissant d’un Etat tiers.
En effet, s’il est vrai que le champ d’application du règlement (CE) n° 343/2003, tel qu’il est défini à l’article 1er dudit règlement, vise uniquement les demandes d’asile présentées dans un Etat membre par un ressortissant d’un pays tiers, il convient toutefois d’admettre que les demandeurs d’asile sans nationalité ou apatrides rentrent nécessairement dans le champ d’application des dispositions dudit règlement, la notion de ressortissant d’un pays tiers englobant toute personne qui n’est pas un ressortissant d’un Etat de l’Union européenne. Par ailleurs, l’article 3, paragraphe 1 de la directive 2003/9/CE du 27 janvier 2003 relative à l'accueil des demandeurs d'asile précise expressément qu’elle s'applique à tous les ressortissants de pays tiers et apatrides qui déposent une demande d'asile à la frontière ou sur le territoire d'un Etat membre.
Il s’ensuit que le moyen tiré de l’inapplicabilité des dispositions du règlement (CE) n° 343/2003 est à rejeter comme non fondé.
L’article 9, paragraphe 1 du règlement (CE) n° 343/2003 dispose que « si le demandeur est titulaire d’un titre de séjour en cours de validité, l’Etat membre qui a délivré ce titre est responsable de l’examen de la demande d’asile ».
Il est constant en cause que le demandeur est titulaire d’un passeport non citoyen ou d’étranger (« alien’s passport) en cours de validité délivré par la République de Lettonie. Il est également constant que le demandeur ne dispose pas de la nationalité lettone et que ce passeport représente un titre de séjour pour la Lettonie.
Force est dès lors de constater que le ministre a pu à bon droit estimer sur la base de l’article 9 du règlement (CE) n° 343/2003 que c’est la République de Lettonie qui est responsable de l’examen de la demande d’asile du demandeur.
S’il est encore vrai que les autorités luxembourgeoises ont toujours la faculté d'examiner une demande d'asile, alors même qu'un tel examen relève normalement de la responsabilité d'un autre Etat, en invoquant à cet effet la clause dérogatoire édictée par l'article 3, paragraphe 2 du règlement (CE) n° 343/2003, le demandeur est resté en défaut de démontrer que la décision des autorités luxembourgeoises de ne pas faire application de la clause dérogatoire édictée par l'article 3, paragraphe 2 dudit règlement soit entachée d’une erreur manifeste d’appréciation. En effet, la simple affirmation quant au prétendu refus des autorités lettones d’accorder la nationalité lettone aux membres de la minorité russe en Lettonie, non autrement étayée ou documentée, n’est pas suffisante à cet égard.
S’y ajoute que la Lettonie est un Etat membre de l'Union européenne et partant partie tant à la Convention de Genève du 28 juillet 1951 sur le statut des réfugiés complétée par le Protocole de New York qu'à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Le moyen afférent laisse partant d’être fondé.
Quant au moyen fondé sur ce que la décision litigieuse reposerait sur une mauvaise base légale, c’est à tort que le demandeur fait valoir que le ministre aurait dû déclarer irrecevable la demande de protection internationale sur base de l’article 16 de la loi du 5 mai 2006.
En effet, cette disposition qui prévoit que toute demande de protection internationale de la part d’un citoyen de l’Union européenne est irrecevable n’est pas applicable en l’espèce, étant donné que le demandeur n’est pas un ressortissant d’un Etat membre de l’Union européenne.
Aucun autre moyen n’ayant été invoqué par le demandeur à l’appui de son recours, le recours en annulation est à rejeter comme étant non fondé.
Par ces motifs, le tribunal administratif, troisième chambre, statuant à l’égard de toutes les parties ;
rejette la demande tendant à obtenir la jonction du présent recours avec le recours inscrit sous le numéro 27661 du rôle ;
reçoit le recours en annulation en la forme ;
au fond, le déclare non justifié et en déboute ;
condamne le demandeur aux frais.
Ainsi jugé par :
Martine Gillardin, vice-président, Annick Braun, juge, Andrée Gindt, juge, et lu à l’audience publique extraordinaire du 17 février 2011 à 16.00 heures par le vice-
président, en présence du greffier Judith Tagliaferri.
s. Judith Tagliaferri s. Martine Gillardin Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 17.02.2011 Le Greffier du Tribunal administratif 6