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10/12/2009 | LUXEMBOURG | N°24663

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 10 décembre 2009, 24663


Numéro 24663 du rôle Tribunal administratif du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 24 juillet 2008 2e ch ambre Audience publique du 10 décembre 2009 Recours formé par la société anonyme … SA, contre des bulletins d’impôts en matière d’impôt sur le revenu des collectivités, d’impôt commercial communal et d’impôt sur la fortune

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 24663 du rôle et déposée le 24 juillet 2008 au greffe du tribunal administratif par Maître J

ean-Pierre Winandy, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au ...

Numéro 24663 du rôle Tribunal administratif du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 24 juillet 2008 2e ch ambre Audience publique du 10 décembre 2009 Recours formé par la société anonyme … SA, contre des bulletins d’impôts en matière d’impôt sur le revenu des collectivités, d’impôt commercial communal et d’impôt sur la fortune

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 24663 du rôle et déposée le 24 juillet 2008 au greffe du tribunal administratif par Maître Jean-Pierre Winandy, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de la société anonyme … SA, établie et ayant son siège social à L-…, immatriculée au registre du commerce et des sociétés de Luxembourg sous le numéro …, représentée par son conseil d’administration actuellement en fonction, tendant à la réformation, sinon à l’annulation des bulletins ci-après énumérés, tous notifiés en date du 26 septembre 2007 :

1) le bulletin de l'impôt sur le revenu des collectivités 2003 2) le bulletin de l'impôt sur le revenu des collectivités 2004 3) le bulletin d'établissement de la fortune au 1er janvier 2004 4) le bulletin d'établissement de la fortune au 1er janvier 2005 5) le bulletin de l'impôt commercial communal 2003 6) le bulletin de l'impôt commercial communal 2004;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 15 décembre 2008 ;

Vu le mémoire en réplique déposé au greffe du tribunal administratif le 15 janvier 2009 par Maître Jean-Pierre Winandy pour compte de la demanderesse ;

Vu les pièces versées en cause et notamment les bulletins critiqués ;

Entendu le juge-rapporteur en son rapport, ainsi que Maître Jean-Pierre Winandy et Monsieur le délégué du gouvernement Claude Lick en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 9 mars 2009 ;

Vu la rupture du délibéré en date du 13 mai 2009 ;

Entendu le juge-rapporteur en son rapport complémentaire, ainsi que Maître Jean-

Pierre Winandy et Monsieur le délégué du gouvernement Claude Lick en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 8 juin 2009 ;

Vu la rupture du délibéré en date du 2 juillet 2009 ;

Vu le mémoire supplémentaire déposé au greffe du tribunal administratif le 18 septembre 2009 par Maître Jean-Pierre Winandy ;

Vu le mémoire supplémentaire du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 18 septembre 2009 ;

Entendu le juge-rapporteur en son rapport complémentaire, ainsi que Maître Geoffrey Scardoni, en remplacement de Maître Jean-Pierre Winandy, et Monsieur le délégué du gouvernement Claude Lick en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 16 novembre 2009.

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Le bureau d’imposition Luxembourg 6 de la section des sociétés du service d’imposition de l’administration des Contributions directes, ci-après dénommé « le bureau d’imposition », émit en date du 26 septembre 2007 à l’égard de la société anonyme … SA, ci-

après désignée par « la société … », un bulletin de l'impôt sur le revenu des collectivités, ci-

après désigné par «bulletin IRC », pour l’année 2003, portant la mention suivante, en ce qui concerne les points sur lesquels l’imposition diverge de la déclaration : « cours de change pour remboursement du capital de dotation : 1,56438 ; ajoute des frais de la succursale suisse en relation avec la maison mère ».

Le même jour, le bureau d’imposition émit à l’égard de la société … un bulletin IRC pour l’année 2004, un bulletin d'établissement de la fortune, ci-après désigné par « bulletin EF », au 1er janvier 2004, un bulletin EF au 1er janvier 2005, un bulletin de l'impôt commercial communal, ci-après désigné par « bulletin ICC », pour l’année 2003, et un bulletin ICC pour l’année 2004, tous désignés ensemble « les bulletins ».

Par courrier du 20 décembre 2007, la société … introduisit une réclamation à l’encontre des bulletins.

Ce courrier étant resté sans réponse, la société … a, par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 24 juillet 2008, introduit un recours contentieux tendant à la réformation, sinon à l’annulation des bulletins.

Conformément aux dispositions combinées du paragraphe 228 de la loi générale des impôts du 22 mai 1931, en abrégée « AO », et de l’article 8 (3) 1. de la loi modifiée du 7 novembre 1996 portant organisation des juridictions de l'ordre administratif, le tribunal est compétent pour statuer comme juge du fond sur le recours dirigé par un contribuable contre une décision du directeur de l’administration des Contributions directes, ci-après désigné par « le directeur », ayant tranché une réclamation dirigée contre un bulletin d’imposition. Aux termes de l’article 8, (3), 3. de la loi du 7 novembre 1996 précitée, lorsqu’une réclamation au sens du paragraphe 228 AO a été introduite et qu’aucune décision définitive n’est intervenue dans un délai de six mois à partir de la demande, le réclamant peut considérer la réclamation comme rejetée et il peut interjeter un recours devant le tribunal administratif contre la décision qui a fait l’objet de la réclamation.

Le tribunal est partant compétent pour connaître du recours en réformation dirigé contre les bulletins.

Le délégué du gouvernement conclut à l’irrecevabilité du recours pour autant qu’il est dirigé contre les bulletins EF, au motif qu’en vertu du paragraphe 213 (1) AO, l’établissement de la fortune ne serait que la base indissociable de la liquidation de l’impôt sur la fortune y afférent.

La société … conclut à la recevabilité du recours, au motif que ce serait le paragraphe 213, alinéa 2 AO, prévoyant les cas de détermination séparée des bases d’imposition, qui serait applicable, de sorte que dans ce cas les bases d’imposition constitueraient un bulletin pouvant être attaqué de façon séparée.

En vertu du paragraphe 213 (1) AO « die Feststellung der Besteuerungsgrundlagen bildet regelmässig einen unselbstständigen (mit Rechtsmitteln nicht selbständig anfechtbaren) Teil des Steuerbescheids », tandis qu’en vertu du paragraphe 213 (2) AO « in den Fällen der Paragraphen 214 und 215 (nach näherer Massgabe des §§ 220 Ziffer 2 auch in anderen Fällen) werden die Besteuerungsgrundlagen gesondert festgestellt. Hierüber wird ein schriftlicher Feststellungsbescheid erteilt. Die gesonderte Feststellung bildet, auch wenn sie mit der Steuerfeststellung in einem Bescheid vereinigt ist, eine selbständige (mit Rechtsmitteln selbständig anfechtbare) Entscheidung ».

Le tribunal est de prime abord amené à constater que si les deux bulletins EF litigieux comportent une rubrique consacrée à l’établissement de la fortune, il n’en reste pas moins que les mêmes bulletins contiennent également une rubrique relative à la fixation de l’impôt sur la fortune. Dans la mesure où le recours est dirigé expressément contre des bulletins « d’établissement de la fortune », et non pas contre les bulletins en ce qu’ils fixent l’impôt sur la fortune, à défaut d’explications fournies par la demanderesse permettant de conclure que malgré les termes choisis, le recours est dirigé contre les bulletins pris dans leur globalité, y compris le volet qui a fixé l’impôt sur la fortune, la recevabilité du recours sera appréciée au regard de l’objet du recours tel que défini par la société …, à savoir le volet du bulletin fixant la base d’imposition afin de déterminer l’impôt sur la fortune.

Dans la mesure où un bulletin d’établissement de la fortune, fixant la base d’imposition afin de déterminer l’impôt sur la fortune ne figure pas parmi les cas de bulletins prévus au paragraphe 213 (2) AO et pouvant faire l’objet d’un recours séparé, le recours de l’espèce, en ce qu’il est dirigé contre les bulletins EF au 1er janvier 2004 et au 1er janvier 2005 est irrecevable.

Le recours en réformation, introduit dans les formes et délai de la loi, est recevable pour le surplus.

Le recours subsidiaire en annulation est irrecevable.

A l’appui de son recours, la société … critique les bulletins litigieux en ce que le bureau d’imposition a refusé la prise en compte des pertes réalisées en rapport avec les fonds attribués à sa succursale suisse et distribués en tant que dividendes en 2003, et la compensation de ces pertes avec les bénéfices du siège. A ce titre, elle expose qu’elle exercerait son activité par le biais d’une succursale suisse, et que, compte tenu de fluctuations de change, elle aurait essuyé des pertes conséquentes sur la distribution de dividendes en 2003. Elle expose que ces pertes ne seraient pas apparues au bilan de la succursale, de sorte que ces pertes ne pourraient être utilisées en Suisse, et que la seule manière de les utiliser serait une prise en compte au Luxembourg.

Elle part du principe que le motif du refus de la prise en considération des pertes de la succursale étrangère serait l’existence de la convention contre la double imposition conclue entre la Suisse et le Luxembourg, suivant laquelle ce serait uniquement la Suisse qui aurait le droit d’imposer les revenus positifs de l’activité de la succursale, de sorte que le Luxembourg n’aurait pas à tenir compte des pertes afférentes de cette activité.

La demanderesse fait état de différents obstacles à un refus basé sur ce motif.

Premièrement, elle fait valoir que si les pertes de la succursale ne pouvaient être compensées avec les bénéfices de la société mère, la société serait imposée sur un bénéfice plus élevé que celui qui est effectivement réalisé. Cette approche conduirait à une pénalisation importante des sociétés implantées dans d’autres Etats, étant donné que si une société luxembourgeoise maintenait une succursale au Luxembourg, il pourrait y avoir compensation des bénéfices et des pertes du siège et de la succursale, ce qui ne serait pas le cas dans une situation transfrontalière.

Deuxièmement, la demanderesse invoque la jurisprudence des juridictions administratives ayant admis la déduction au Luxembourg de pertes étrangères, en l’occurrence un jugement du tribunal administratif du 19 janvier 2005 (n° 17820 du rôle), dans une affaire « … ».

Troisièmement, elle fait valoir que la Suisse ne pourrait pas tenir compte des pertes de change, étant donné que ces pertes n’apparaîtraient pas dans les comptes de la succursale suisse. Elle en conclut que ces pertes ne pourraient pas être utilisées fiscalement, si elles ne pouvaient l’être au Luxembourg, ce qui aurait pour conséquence qu’une société résidente luxembourgeoise ne pourrait pas déduire toutes les charges qu’elle a encourues dans son activité économique. Dans ce contexte, la demanderesse fait état d’un arrêt « … » de la Cour de Justice des Communautés européennes (CJCE) du 28 février 2008 (aff. C-293/06), dans lequel la CJCE aurait retenu une violation de la liberté d’établissement du Traité CE, si l’Etat du siège d’une société refuse de traiter les pertes résultant du rapatriement du capital attribué à une succursale étrangère comme perte de cette succursale et rejette la déduction de ces pertes sur base d’une convention de double imposition. Face à la question de savoir si cette affaire est pertinente dans le présent contexte, dans la mesure où la Suisse n’est pas un membre de la Communauté européenne, la demanderesse donne à considérer que la Suisse serait liée par des accords particuliers à la Communauté européenne et que selon ces accords les libertés fondamentales du Traité CE, dont notamment la liberté d’établissement, seraient également applicables dans les relations avec la Suisse, de sorte qu’il conviendrait d’appliquer en l’espèce le raisonnement retenu par la CJCE dans l’arrêt « … » précité.

Dans son mémoire en réponse, le délégué du gouvernement soutient que les jurisprudences tant du tribunal administratif que de la CJCE citées par la demanderesse seraient inapplicables dans la présente affaire pour plusieurs motifs.

En premier lieu, il donne à considérer que dans les affaires citées, la société mère et l’établissement stable auraient été établis dans deux pays membres de la Communauté européenne et auraient dès lors pu s’appuyer valablement sur le Traité CE, ce qui ne serait pas le cas de la Suisse, pour en conclure qu’en l’espèce, on devrait s’en tenir à la seule convention bilatérale contre les doubles impositions conclue entre le Luxembourg et la Suisse, ci-après désignée par « la Convention luxembourgeoise-suisse ». Il souligne qu’en vertu de la loi du 16 décembre 1993 portant approbation de la Convention luxembourgeoise-suisse les revenus, c'est-à-dire tant les bénéfices que les pertes, réalisés par un établissement stable situé en Suisse ne seraient imposables que dans cet Etat. Il soutient qu’une prise en compte des pertes de change au Luxembourg, tandis que les gains de change y échapperaient à l’imposition, créerait une discrimination par rapport à un établissement stable établi, comme la société mère, au Luxembourg, étant donné que dans ce cas non seulement les pertes, mais aussi les gains y seraient soumis à l’impôt. Il donne à considérer que cette discrimination serait d’autant plus flagrante sachant que le taux d’imposition appliqué au Luxembourg serait un multiple du taux appliqué en Suisse. Il en conclut que tant les revenus positifs que les revenus négatifs devraient échapper à une imposition au Luxembourg, en donnant à considérer que le désavantage résultant de la non prise en considération des pertes serait le corollaire de l’avantage résultant du fait qu’un bénéfice est également exclu de ladite base d’imposition.

Dans la mesure où la répartition des compétences d’imposition aurait été opérée par la Convention luxembourgeoise-suisse, un Etat ne pourrait être tenu de prendre en considération les résultats négatifs d’un établissement stable pour la seule raison que de tels résultats ne sont pas susceptibles d’être pris en compte, sur le plan fiscal, dans l’Etat où l’établissement stable est situé. Il souligne qu’un Etat ne serait pas obligé d’établir ses règles fiscales en fonction de celle d’un autre Etat afin de garantir une imposition effaçant toute disparité découlant des réglementations nationales, en donnant à considérer que la société aurait librement et en toute connaissance de cause pris sa décision de s’implanter dans un pays déterminé.

En second lieu, le représentant étatique soutient que même si la Suisse pouvait bénéficier du Traité CE, la jurisprudence invoquée par la demanderesse ne serait pas applicable ipso facto, étant donné qu’elle ne viserait que l’hypothèse où une perte de change deviendrait commerciale par le fait que les comptes sociaux de la maison mère et de sa succursale sont tenus dans deux devises différentes. A cet égard, il donne à considérer que la demanderesse n’aurait comme devise fonctionnelle que le GBP, à la fois pour le bilan commercial au Luxembourg et pour les comptes de la succursale en Suisse, de sorte que les comptes sociaux ne pourraient renseigner la perte de change réalisée sur le rapatriement d’une partie des fonds propres de la succursale. Il insiste ainsi sur le fait que la perte de change n’apparaîtrait que lors du bilan fiscal établi en euros. Il donne encore à considérer que contrairement à l’affaire « … », en l’espèce, seulement une partie du capital octroyé à la succursale serait en jeu.

Le délégué du gouvernement souligne ensuite que la Suisse n’appliquerait pas une imposition « normale », mais une imposition forfaitaire dans le cadre de laquelle les pertes ne pourraient pas être déduites. Dans ce contexte, il soutient que les pertes de change ne pourraient pas être prises en considération dans le cadre de l’imposition de la société au Luxembourg en totalité, mais seulement en partie, par respect du principe de proportionnalité.

Finalement, il donne à considérer que la demanderesse aurait provisionné un montant de … EUR pour faire face à une imposition, ce qui impliquerait qu’elle serait consciente de ce que la perte de change litigieuse ne pourrait pas être prise en considération dans le cadre de son imposition au Luxembourg.

Dans son mémoire en réplique, la demanderesse insiste sur l’applicabilité de la jurisprudence … du tribunal administratif citée par elle, indépendamment du constat que dans la présente affaire la succursale ne se situe pas sur le territoire d’un Etat membre de la Communauté européenne, dans la mesure où dans ladite affaire, le tribunal ne se serait référé aucunement au droit communautaire, mais se serait basé exclusivement sur le droit interne luxembourgeois et sur le droit conventionnel. Dans ce contexte, elle souligne que la Convention de double imposition entre le Luxembourg et l’Allemagne, qui était en cause dans l’affaire … et celle conclue entre la Suisse et le Luxembourg seraient en substance identiques.

Quant à la jurisprudence de la CJCE, la demanderesse estime que celle-ci pourrait donner des éclaircissements intéressants sur la question du traitement des pertes.

Elle souligne encore qu’en l’espèce, le risque d’une double utilisation des pertes à la fois au Luxembourg et en Suisse, serait exclue, dans la mesure où les pertes de change ne pourraient pas être déduites en Suisse.

La demanderesse rencontre le reproche du délégué du gouvernement tiré d’une discrimination par rapport à un établissement stable luxembourgeois, en relevant que les plus-

values de change, loin d’être exonérées au Luxembourg, y seraient imposées, et ceci sans la moindre hésitation. A cet égard, elle précise qu’en l’espèce, la différence de change serait liée à des avoirs transmis en Suisse en tant que capital de dotation afférent à la succursale suisse.

Elle donne encore à considérer que si les bénéfices opérationnels normaux seraient imposables dans l’Etat de la succursale, il en serait différemment des pertes de change qui par la nature des choses, ne pourrait pas y être imposées. Ceci montrerait également les différences entre la présente affaire et le cas ayant donné lieu à la jurisprudence du tribunal administratif cité par elle. Dans l’affaire …, les bénéfices auraient été imposés en Allemagne, en tant qu’Etat de l’établissement stable, tandis qu’il n’en serait rien dans le présent cas où les bénéfices et les pertes ne pourraient pas y être imposés.

Quant à l’argumentation du délégué du gouvernement suivant laquelle la perte de change n’apparaîtrait qu’au niveau du bilan fiscal, la demanderesse souligne que ce qui importerait à des fins fiscales serait ce qui se passe au niveau du bilan fiscal, peu importe la devise du bilan commercial.

Elle réfute ensuite le moyen du délégué du gouvernement basé sur l’existence d’un rapatriement partiel des résultats contrairement à l’affaire …, tout en soulevant qu’en l’espèce la perte serait irrémédiable.

La demanderesse fait encore valoir que la possibilité d’une déduction seulement partielle des pertes au Luxembourg, telle que préconisée par le délégué du gouvernement, ne serait pas prévue par la loi, et ne serait d’ailleurs pas admissible par les juridictions administratives. Elle souligne que cette remarque du délégué du gouvernement baserait sur une prémisse erronée : les pertes seraient déductibles au Luxembourg, tout comme les bénéfices y seraient imposables ; dans les deux cas, l’imposition se ferait au taux plein, de sorte qu’il ne pourrait y avoir lieu à adaptation des règles applicables.

Quant à la provision de … EUR qu’elle aurait effectuée par elle, la demanderesse estime que cela ne signifierait pas qu’elle ait conscience que la perte de change ne serait pas déductible, tout en donnant à considérer que comme chaque commerçant prudent lors de l’établissement de son bilan, il aurait été parfaitement justifié que face à la nécessité de devoir agir devant les juridictions, le contribuable comptabilise une provision prenant en compte le cas le plus pessimiste, étant précisé que la comptabilisation de telles provisions serait exigée par le réviseur externe. Finalement, elle souligne que dans le domaine fiscal, matière d’ordre public, les vues subjectives du contribuable ne pourraient avoir aucune incidence sur l’imposition.

En l’espèce, il se dégage des éléments du dossier que la demanderesse entend, pour l’année fiscale 2003, compenser ses résultats imposables au Luxembourg, composés d’une perte suivant le bilan commercial au Luxembourg de l’ordre de … EUR et d’un bénéfice de … EUR, correspondant à 5% du bénéfice net avant impôt de la succursale suisse, avec un montant de … EUR, correspondant à la différence entre le bilan commercial et le bilan fiscal, pour arriver à une perte déclarée de l’ordre de … EUR. Cette différence entre le bilan commercial (tenu en GBP) et le bilan fiscal (tenu en EUR) s’explique, suivant les pièces comptables versées par la demanderesse, et plus particulièrement suivant l’annexe 1a au bilan fiscal, essentiellement par l’évaluation du capital de dotation de la succursale suisse, et plus précisément par l’évaluation du remboursement d’une partie du capital de dotation et de la distribution de dividende dans ce contexte. Compte tenu de la fluctuation des cours de change GBP/EUR, une perte de change serait apparue au bilan fiscal après conversion en EUR, pour les besoins de la déclaration d’impôt, des postes du bilan en GBP, unité monétaire dans laquelle les comptes sociaux sont tenus. Pour l’année fiscale 2004, la demanderesse a déclaré la prédite perte de … EUR à titre de perte d’exploitation reportable.

Malgré la conclusion qui pourrait être tirée des annotations manuscrites du bureau d’imposition figurant sur les déclarations d’impôts et les pièces comptables y annexées, ainsi que de la mention figurant sur les bulletins en quoi la taxation diffère de la déclaration, que le bureau d’imposition a remis en cause non pas le principe de la déductibilité de la perte de change, mais a plutôt appliqué un taux de change différent, les deux parties à l’instance ont, sur question afférente du tribunal, confirmé de façon unanime que l’intégralité de la perte de change n’a pas été déduite, de sorte que se pose la question de la déductibilité de la perte de change litigieuse dans son principe.

Comme le directeur n’a pas pris position suite à la réclamation introduite par la demanderesse, il convient de se référer aux mémoires du délégué du gouvernement afin d’examiner les motifs gisant à la base du refus du bureau de prendre en compte les sommes déclarées par la demanderesse à titre de perte de change. Le délégué du gouvernement justifie ce refus en invoquant la Convention luxembourgeoise-suisse et en soutenant qu’en vertu de ladite convention tant les bénéfices que les pertes réalisés par un établissement stable situé en Suisse ne seraient imposables qu’en Suisse, et échapperaient ainsi à une imposition au Luxembourg, de sorte qu’en l’espèce, il ne pourrait être tenu compte au Luxembourg de la perte provenant de la succursale suisse. La demanderesse, de son côté, renvoie notamment aux principes dégagés dans un jugement du tribunal administratif dans une affaire … pour contrer cette argumentation.

Dans l’affaire … le tribunal avait retenu que les conventions préventives de la double imposition ont pour seul but de restreindre les compétences d’imposition découlant du droit interne des Etats signataires, mais ne créent pas une nouvelle obligation fiscale et n’augmentent pas l’obligation fiscale posée par le droit interne et qu’elles ont ainsi exclusivement l’effet négatif de délimiter les compétences d’imposition originaires des Etats signataires instaurées par leurs droits internes respectifs au vu de la finalité affichée d’éliminer les doubles impositions sans fonder un nouveau droit d’imposition autonome, pour conclure qu’une convention préventive de la double imposition ne s’oppose pas à la prise en compte par l’Etat de résidence de pertes subies directement par le contribuable à l’étranger, et que la question du traitement de telles pertes est ainsi régie essentiellement par le droit interne de l’Etat de résidence en cause.

Le tribunal est amené à relever qu’en l’espèce, la situation est différente de l’affaire ….

En effet, contrairement à l’affaire …, où l’établissement stable étranger avait subi une perte économique que la société-mère entendait déduire de ses revenus imposables au Luxembourg, la perte de change dont fait état la demanderesse ne correspond pas à une perte de la succursale suisse, et ne pourrait d’ailleurs jamais être utilisée par celle-ci comme telle, puisqu’elle n’apparaît pas dans le bilan de celle-ci. La comptabilité, tant de la succursale suisse que de la maison mère luxembourgeoise, étant tenue en GBP, aucune perte n’est apparue au niveau du bilan commercial du fait du rapatriement du capital de dotation. En effet, la perte de change litigieuse provient du seul fait de la conversion en EUR des postes du bilan commercial de la société …, conversion que la demanderesse est obligée d’effectuer sur base des règles du droit fiscal luxembourgeois pour les besoins de la déclaration d’impôt. La perte de change a certes pour origine l’évaluation du capital de dotation de la succursale qui est remboursé et distribué comme dividende. Néanmoins, la perte n’apparaît pas dans le bilan de la succursale et ne saurait de ce fait être considérée comme une perte de la succursale suisse, par rapport à laquelle l’incidence de la Convention luxembourgeoise-suisse pourrait se poser.

Le risque d’une double prise en compte de cette perte ne se pose dès lors pas, de sorte que l’admissibilité de la perte de change dans la détermination du bénéfice imposable de la demanderesse doit être appréciée au regard du droit interne luxembourgeois. En toute hypothèse, les compétences d’imposition prévues par la Convention luxembourgeoise-suisse ne sauraient être invoquées afin d’exclure la prise en compte de la perte de change litigieuse.

Il suit des considérations qui précèdent que c’est à tort que le délégué du gouvernement justifie le refus de la prise en considération de la perte de change dont fait état la demanderesse par une application de la Convention luxembourgeoise-suisse.

Il convient encore de relever que le fait que la perte n’apparaît qu’au niveau du bilan fiscal, tel que soulevé par le délégué du gouvernement dans ses développements consacrés à la pertinence de la jurisprudence de la CJCE dans l’affaire …, n’est pas de nature à exclure la possibilité de la prise en compte de la perte de change litigieuse, puisque c’est le bilan fiscal qui est à la base de la taxation, de sorte que la perte de change, tout comme un gain de change au niveau du bilan fiscal, est susceptible d’avoir des répercussions sur le bénéfice commercial.

C’est encore à tort que le délégué du gouvernement soutient qu’en vertu du principe de proportionnalité la perte de change litigieuse ne pourrait être prise en compte au Luxembourg uniquement en partie en raison du fait que le régime d’imposition suisse serait un régime forfaitaire dans le cadre duquel les pertes ne pourraient pas être déduites. Au delà de la question du fondement juridique de ce moyen, celui-ci part d’une prémisse qui n’est pas donnée en l’espèce, qui est celle que la perte de change litigieuse puisse à un quelconque titre être prise en compte en Suisse comme constituant une perte de la succursale suisse, ce qui n’est pas le cas en l’espèce, tel qu’il a été retenu ci-dessus, puisque la perte n’apparaît qu’au niveau du bilan fiscal de la société …, établi pour les besoins de la taxation au Luxembourg.

Enfin, le seul fait que la demanderesse a provisionné des sommes pour prévenir une imposition qui ne tient pas compte de la perte de change n’est pas de nature exclure la prise en compte de cette perte de change. Tel qu’il a été relevé à bon droit par la demanderesse, non seulement cette façon de procéder correspond à une approche prudente de l’établissement de la comptabilité, mais surtout les vues subjectives du contribuable ne sauraient avoir pour effet de créer des droits ou des charges en matière fiscale.

Eu égard à la conclusion ci-avant retenue que le refus litigieux n’est pas justifié par le seul motif soumis au tribunal, à savoir celui que la Convention luxembourgeoise-suisse s’opposerait à la prise en compte de la perte de change litigieuse, compte tenu du fait que l’administration avait justifié le refus de prise en compte de la perte par la prédite convention et que par voie de conséquence l’administration des contributions n’a forcément pas examiné l’admissibilité de la perte de change dans la détermination du bénéfice imposable de la demanderesse au regard du droit fiscal luxembourgeois, ni quant à son principe ni quant au quantum, le tribunal prononce, dans le cadre du recours en réformation, l’annulation des bulletins IRC pour les années 2003 et 2004, et renvoie le dossier devant le directeur pour transmission le cas échéant au bureau afin de vérifier si au regard du droit national, la perte de change est susceptible d’être prise en compte.

En effet, lorsqu’une affaire soumise à la juridiction administrative n’a pas encore fait l’objet d’une instruction par le directeur, étant donné que celui-ci a gardé le silence suite à une réclamation, et que, par ailleurs, le bureau n’a pas non plus instruit le dossier au regard du droit fiscal interne dans la mesure où la non prise en compte de la perte de change était fondée sur les seules règles de compétence d’imposition prévues par la Convention luxembourgeoise-

suisse, il est dans l’intérêt à la fois d’un bon traitement à un niveau administratif et d’une bonne administration de la justice, de renvoyer l’affaire devant le directeur, pareil renvoi respectant encore l’exigence du préalable administratif prévu à l’article 8 (3) 1 de la loi du 7 novembre 1996, précitée, tout en étant en outre de nature à sauvegarder le droit de la demanderesse à l’accès à toutes les instances de décision et de recours prévues par la loi.

Quant aux bulletins ICC critiqués, ceux-ci doivent également encourir l’annulation suite à l’annulation des bulletins IRC.

Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant à l’égard de toutes les parties ;

se déclare compétent pour connaître du recours principal en réformation ;

le déclare irrecevable dans la mesure où il est dirigé contre les bulletins EF ;

le déclare recevable pour le surplus ;

au fond, le déclare justifié dans cette mesure ;

partant, dans le cadre du recours en réformation, annule les bulletins IRC et ICC pour les années 2003 et 2004 émis à l’égard de la société … et renvoie le dossier en prosécution de cause devant le directeur pour transmission, le cas échéant, au bureau d’imposition compétent ;

déclare irrecevable le recours subsidiaire en annulation ;

condamne l’Etat aux frais.

Ainsi jugé par :

Carlo Schockweiler, premier vice-président, Martine Gillardin, premier juge, Annick Braun, juge, et lu à l’audience publique du 10 décembre 2009 par le premier vice-président, en présence du greffier Judith Tagliaferri.

s. Judith Tagliaferri s. Carlo Schockweiler Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 10.12.2009 Le Greffier du Tribunal administratif 9


Synthèse
Formation : Deuxième chambre
Numéro d'arrêt : 24663
Date de la décision : 10/12/2009

Origine de la décision
Date de l'import : 12/12/2019
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2009-12-10;24663 ?

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