Tribunal administratif Numéro 24928 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 20 octobre 2008 2e chambre Audience publique du 28 janvier 2009 Recours formé par Monsieur …, … contre une décision du ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration en matière de protection internationale
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 24928 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 20 octobre 2008 par Maître Louis Tinti, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … (Albanie), de nationalité albanaise, demeurant actuellement à L-…, tendant à la réformation d’une décision du ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration du 15 septembre 2008 portant refus de sa demande de protection internationale ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 19 novembre 2008 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision critiquée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Louis Tinti et Monsieur le délégué du gouvernement Guy Schleder en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 7 janvier 2009.
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Le 17 juin 2008, Monsieur … introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et de l’Immigration une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 5 mai 2006 relative au droit d’asile et à des formes complémentaires de protection, ci-après dénommée la « loi du 5 mai 2006 ».
En date des 25 juin et 11 juillet 2008, Monsieur … fut entendu par un agent du ministère des Affaires étrangères et de l’Immigration sur sa situation et sur les motifs se trouvant à la base de sa demande de protection internationale.
Par décision du 15 septembre 2008, expédiée par lettre recommandée en date du 17 septembre 2008, le ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration informa l’intéressé que sa demande de protection internationale avait été rejetée comme non fondée. Cette décision est libellée comme suit :
« J'ai l'honneur de me référer à votre demande en obtention d'une protection internationale au sens de la loi du 5 mai 2006 relative au droit d'asile et à des formes complémentaires de protection que vous avez présentée auprès du service compétent du Ministère des Affaires étrangères et de l'Immigration en date du 17 juin 2008.
En application de la loi précitée, votre demande de protection internationale a été évaluée par rapport aux conditions d'obtention du statut de réfugié et de celles d'obtention du statut conféré par la protection subsidiaire.
En mains le rapport d'entretien de l'agent du Ministère des Affaires étrangères et de l'Immigration du 25 juin 2008.
Il ressort des informations en nos mains que vous auriez vécu avec votre mère, soeur et frères à Shkoder. Vous dites avoir fréquenté l'école pendant quatre ans, cependant vous ne pourriez ni lire et ni écrire. Vous indiquez que vous n'auriez jamais travaillé, mais que vous auriez fait votre service militaire de 2000 à 2001. Il ressort de vos propos que depuis l'année 2005, un certain … vous accuserait d'avoir tué son fils. Il vous aurait frappé de manière assez violente et il vous aurait menacé avec un pistolet.
Toujours en 2005, ce Monsieur … vous aurait fait parvenir des messages, disant qu'il voudrait vous tuer et qu'il vous trouverait à n'importe quel endroit en Albanie. Depuis lors, vous seriez resté caché et vous ne seriez plus sorti de la maison. Vous ajoutez que vous n'auriez pas porté plainte, comme … n'aurait pas porté plainte non plus contre votre personne.
Au début du mois de juin 2008, vous auriez payé la somme de $ 4.000.- pour être conduit au Luxembourg.
Enfin, vous admettez n'avoir subi aucune persécution ni mauvais traitement, et ne pas être membre d'un parti politique.
Il y a d'abord lieu de relever que la reconnaissance du statut de réfugié n'est pas uniquement conditionnée par la situation générale du pays d'origine, mais aussi et surtout par la situation particulière du demandeur qui doit établir, concrètement, que sa situation individuelle est telle qu'elle laisse supposer une crainte fondée de persécution au sens de la Convention de Genève.
Or, les faits que vous alléguez ne sauraient constituer un motif justifiant la reconnaissance du statut de réfugié, puisqu'ils ne peuvent, à eux seuls, fonder dans votre chef une crainte justifiée d'être persécuté dans votre pays d'origine du fait de votre race, de votre religion, de votre nationalité, de votre appartenance à un groupe social ou de vos convictions politiques ainsi que le prévoit l'article 1er, section 1, § 2 de la Convention de Genève ainsi que les articles 31 et 32 de la loi modifiée du 5 mai 2006.
En premier lieu, force est de constater que vous restez très vague concernant vos soi-disant problèmes. Vous n'êtes pas capable de donner les moindres détails concernant les accusations faites par ce Monsieur …. De plus, vous ne donnez aucune indication concernant la période entre 2005 et votre départ de l'Albanie en 2008. Selon vos dires, ce Monsieur … vous aurait accusé et menacé uniquement en 2005 et apparemment vous n'aviez plus été menacé par après. Vos déclarations que vous ne seriez plus sorti de votre maison pendant trois ans ne sont pas convaincantes.
En deuxième lieu, il convient de souligner qu'il ressort clairement du rapport d'entretien que vous n'avez pas requis la protection des autorités de votre pays. Il n'est ainsi pas démontré que celles-ci seraient dans l'incapacité de vous fournir une protection contre les prétendues menaces de ce Monsieur …. Votre déclaration que vous n'auriez pas porté plainte, comme … n'aurait pas porté plainte non plus contre votre personne est inacceptable. Il convient également de relever que le parlement albanais s'est engagé en 2001 dans une refonte législative visant à renforcer l'Etat de droit et à instaurer un cadre légal de lutte contre la vendetta. Depuis 2002, la criminalisation de la gjakmarrja (prise ou reprise de sang) fut concrétisée sur le terrain par de nombreuses opérations de police, dont les résultats sont indéniables. A noter également que, selon nos recherches, les vendetta ne se font que rarement de nos jours.
En troisième lieu, force est de constater que vos connaissances sur la loi Kanun sont assez limitées. En effet, la loi Kanun date du 15ième siècle et en 1913, le Kanun a été fixé par écrit, réglant tous les aspects de la vie des sociétés montagnardes de l'Albanie.
La gjakmarrja se définit par un rituel précis, elle doit être précédée d'une annonce officielle. Ainsi, au cours des premières vingt-quatre heures, les membres du clan de la victime peuvent tuer tout homme appartenant au clan adverse. Durant l'année suivant le meurtre, seul un membre de la famille proche du meurtrier peut être assassiné.
Cependant, il ne ressort pas de vos déclarations que vous auriez reçu une telle annonce officielle. En effet, comme il l'a déjà été soulevé, vous n'êtes pas capable de démontrer d'une manière convaincante que vous courriez vraiment le risque de vous voir être jugé par des actes de vengeances. Quoi qu'il en soit, vos problèmes relèvent du droit commun et ne sauraient donc justifier une crainte de persécution au sens des prédites Convention et loi. De plus, ce Monsieur … ne saurait être assimilé à un agent de persécution au sens de la prédite Convention.
En outre, force est de constater qu'il ne ressort pas du dossier qu'il vous aurait été impossible de vous installer dans une autre région de l'Albanie pour ainsi profiter d'une possibilité de fuite interne.
En dernier lieu, selon le Règlement grand-ducal du 21 décembre 2007, fixant une liste de pays d'origine sûrs au sens de la loi modifiée du 5 mai 2006, l'Albanie est à considérer comme pays d'origine sûr.
Vos motifs traduisent donc plutôt un sentiment général d'insécurité qu'une crainte de persécution. Or, un sentiment général d'insécurité ne constitue pas une crainte fondée de persécution au sens des lesdites Convention et loi.
Ainsi, vous n'alléguez aucun fait susceptible de fonder raisonnablement une crainte de persécution en raison d'opinions politiques, de la race, de la religion, de la nationalité ou de l'appartenance à un groupe social, susceptible de rendre votre vie intolérable dans votre pays. Les conditions permettant l'octroi du statut de réfugié ne sont par conséquent pas remplies.
En outre, votre récit ne contient pas de motifs sérieux et avérés permettant de croire que vous courez un risque réel de subir les atteintes graves définies à l'article 37 de la loi du 5 mai 2006 relative au droit d'asile et à des formes complémentaires de protection. En effet, les faits invoqués à l'appui de votre demande ne nous permettent pas d'établir que a) vous craignez de vous voir infliger la peine de mort ou de vous faire exécuter, b) vous risquez de subir des actes de torture ou des traitements ou sanctions inhumains ou dégradants, c) vous êtes susceptible de faire l'objet de menaces graves et individuelles contre votre vie en raison d'une violence aveugle en cas de conflit armé interne ou international.
Votre demande en obtention d'une protection internationale est dès lors refusée comme non fondée au sens de l'article 19§1 de la loi du 5 mai 2006 relative au droit d'asile et à des formes complémentaires de protection.
La présente décision vaut ordre de quitter le territoire.
La décision de rejet de votre demande de protection internationale est susceptible d'un recours en réformation devant le Tribunal administratif. Ce recours doit être introduit par requête signée d'un avocat à la Cour dans un délai d'un mois à partir de la notification de la présente.
Un recours en annulation devant le Tribunal administratif peut être introduit contre l'ordre de quitter le territoire, simultanément et dans les mêmes délais que le recours contre la décision de rejet de votre demande de protection internationale. Tout recours séparé sera entaché d'irrecevabilité.
Je vous informe par ailleurs que le recours gracieux n'interrompt pas les délais de la procédure ».
Par requête déposée le 20 octobre 2008 au greffe du tribunal administratif, Monsieur … a fait introduire un recours tendant à la réformation de la décision ministérielle précitée du 15 septembre 2008 lui refusant la reconnaissance d’une protection internationale.
En l’absence d’intention manifeste contraire, les termes juridiques employés par un professionnel de la postulation sont à appliquer à la lettre, et ce plus précisément concernant la nature du recours introduit, ainsi que son objet, tel que déterminé à travers la requête introductive d’instance et précisé, le cas échéant, à travers le dispositif du mémoire en réplique.
En l’espèce, force est de constater que le demandeur ne sollicite, aux termes du dispositif de sa requête, complété par ses moyens et développés dans sa requête, que la réformation de la décision en ce qu’elle lui a refusé la protection subsidiaire.
Il y a donc lieu de retenir que le recours introduit est limité en ce qui concerne la décision déférée au seul volet du refus de la protection subsidiaire.
Etant donné que l’article 19 (3) de la loi du 5 mai 2006 prévoit un recours en réformation en matière de demandes de protection internationale déclarées non fondées, une demande en réformation a valablement pu être dirigée contre la décision ministérielle déférée.
Le recours en réformation ayant par ailleurs été introduit dans les formes et délai de la loi, il est recevable.
A l’appui de son recours, le demandeur reproche à l’autorité administrative d’avoir fait une appréciation erronée des faits de l’espèce en ce sens que c’est à tort qu’elle est arrivée à la conclusion que ces mêmes faits ne justifieraient pas dans son chef une crainte de persécution au sens de l’article 37 de la loi du 5 mai 2006. Il estime que les faits gisant à la base de sa démarche ayant consisté à quitter son pays s’inscriraient exclusivement dans le cadre de la loi du Kanun, dans la mesure où son agresseur identifié sous le nom de … poursuivrait avec obstination la vengeance de la mort de son fils, lui injustement imputée.
Le fait pour lui de devoir vivre caché pendant des années au risque d’être assassiné devrait être considéré comme un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 37 de la loi précitée d’autant plus que les autorités de son pays ne seraient pas à même de le protéger d’une façon adéquate. Il souligne qu’il aurait exposé de façon crédible et cohérente tous les faits dont il aurait été victime et que le ministre ne saurait lui reprocher de ne pas avoir cherché protection auprès des autorités de police au motif que la police refuserait de s’intéresser aux problèmes qui relèvent de l’application des règles ancestrales du Kanun. Il donne encore à considérer, quant à la possibilité mise en avant par le ministre de s’installer dans une autre région de l’Albanie, qu’il n’aurait aucune chance de survie dans une autre région de son pays eu égard à son incapacité d’adaptation liée à ses déficiences mentales qui seraient le résultat des coups portés à sa tête au moment où il aurait été agressé par …. Il conclut qu’étant donné qu’il serait originaire de Shkoder, il serait particulièrement visé par les actes de vengeances découlant de l’application de la loi du Kanun.
Le délégué du gouvernement fait valoir que le ministre aurait fait une saine appréciation de la situation du demandeur.
Aux termes de l’article 2 e) de la loi du 5 mai 2006, peut bénéficier de la protection subsidiaire : « tout ressortissant d’un pays tiers ou tout apatride qui ne peut être considéré comme un réfugié, mais pour lequel il y a des motifs sérieux et avérés de croire que la personne concernée, si elle était renvoyée dans son pays d’origine ou dans le cas d’un apatride, dans le pays dans lequel il avait sa résidence habituelle, courrait un risque réel de subir les atteintes graves définies à l’article 37, l’article 39, paragraphes (1) et (2), n’étant pas applicable à cette personne, et cette personne ne pouvant pas ou, compte tenu de ce risque, n’étant pas disposé à se prévaloir de la protection de ce pays ».
L’article 37 de la loi précitée du 5 mai 2006 définit comme atteintes graves : « a) la peine de mort ou l’exécution ; ou b) la torture ou les traitements inhumains ou dégradants infligés à un demandeur dans son pays d’origine ; c) des menaces graves et individuelles contre la vie ou la personne d’un civil en raison d’une violence aveugle en cas de conflit armé interne ou international ».
En l’espèce, l’examen des déclarations faites par le demandeur lors de ses auditions, ensemble les moyens et arguments apportés au cours de la procédure contentieuse et les pièces produites en cause, amène le tribunal à conclure que le demandeur reste en défaut de faire état et d’établir à suffisance de droit des raisons personnelles de conclure à un risque réel de subir des atteintes graves au sens de l’article 37 de la loi du 5 mai 2006 en cas de retour dans son pays.
Monsieur … relate qu’il aurait été menacé par un certain … en 2005 ayant prétendu se venger de l’assassinat de son fils en vertu de la loi Kanun. Entre la période s’étalant de 2005 à 2008, le demandeur ne fait plus état d’événements précis, sauf qu’il prétend qu’il se serait caché pendant ces trois années pour échapper à cet individu.
Force est de constater que cette atteinte grave invoquée par le demandeur émane d’une personne privée et partant d’une personne étrangère aux autorités publiques.
S’il est vrai, qu’en vertu de l’article 28 de la loi du 5 mai 2006, des acteurs non étatiques peuvent être des acteurs d’atteintes graves au sens des dispositions de ladite loi, il n’en saurait être ainsi que s’il peut être démontré que ni l’Etat ni des partis ou organisations qui contrôlent l’Etat ou une partie importante du territoire de celui-ci ne peuvent pas ou ne veulent pas accorder une protection contre les persécutions. Dans ce contexte, il convient de rappeler que la notion de protection de la part d’autorités étatiques ou mêmes non étatiques n’implique pas une sécurité physique absolue des habitants contre la commission de tout acte de violence et qu’une persécution ne saurait être admise dès la commission matérielle d’un acte criminel. Il ne saurait en être autrement qu’en cas de défaut de protection, dont l’existence doit être mise suffisamment en évidence par le demandeur de protection internationale. Or, en l’espèce, le demandeur, à part quelques considérations générales sur le refus de la police de s’intéresser aux problèmes qui relèvent de l’application des règles ancestrales du Kanun, n’a soumis aucun indice concret relativement à l’incapacité actuelle des autorités en Albanie de lui fournir une protection adéquate, ni n’a allégué une démarche concrète en vue d’obtenir la protection de la part des autorités en place. Par ailleurs, le demandeur n’a pas établi que lesdites autorités ne veulent pas lui accorder une protection effective à l’encontre des prétendus agissements de …. Au contraire le demandeur a précisé qu’il ne se serait pas adressé aux autorités de son pays.
A cela s’ajoute que le demandeur n’a soumis au tribunal aucun élément tangible quelconque permettant de conclure à la persistance d’un risque individualisé d’atteinte grave dans son pays d’origine compte tenu du fait que la prétendue agression remonte à l’année 2005.
Par conséquent, le demandeur n’a soulevé aucun moyen spécifique, sérieux et avéré, de nature à justifier dans son chef la reconnaissance d’un statut de protection subsidiaire tel que prévu par les articles 2 e) et 37 de la loi du 5 mai 2006, de sorte que le ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration a valablement pu rejeter sa demande du demandeur en reconnaissance d’un statut de protection subsidiaire comme étant non fondée.
Il s’ensuit que le recours en réformation est partant à rejeter comme étant non fondé.
Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant contradictoirement ;
reçoit en la forme le recours en réformation introduit contre la décision ministérielle du 15 septembre 2008 portant refus de la protection subsidiaire ;
au fond, le déclare non justifié et en déboute ;
condamne le demandeur aux frais.
Ainsi jugé par :
Marc Feyereisen, président, Catherine Thomé, premier juge, Françoise Eberhard, juge, et lu à l’audience publique du 28 janvier 2009 par le président, en présence du greffier en chef Arny Schmit.
Arny Schmit Marc Feyereisen Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 29.1.2009 Le Greffier en chef du Tribunal administratif 7