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08/01/2009 | LUXEMBOURG | N°24666

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 08 janvier 2009, 24666


Tribunal administratif N° 24666 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 24 juillet 2008 Audience publique du 8 janvier 2009 Recours formé par Madame … et consorts, … contre une décision du ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration en matière de police des étrangers

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 24666 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 24 juillet 2008 par Maître Louis Tinti, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l

’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Madame …, née le … à Shkoder (Albanie), agissan...

Tribunal administratif N° 24666 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 24 juillet 2008 Audience publique du 8 janvier 2009 Recours formé par Madame … et consorts, … contre une décision du ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration en matière de police des étrangers

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 24666 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 24 juillet 2008 par Maître Louis Tinti, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Madame …, née le … à Shkoder (Albanie), agissant tant en son nom personnel qu’en celui de ses enfants mineurs, …, née le …, et … …, né le …, tous de nationalité albanaise, demeurant actuellement ensemble à L-…, tendant à l’annulation d’une décision du ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration du 21 mai 2008 portant refus de leur accorder un statut de tolérance ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 17 septembre 2008 ;

Vu le mémoire en réplique déposé au greffe du tribunal administratif le 16 octobre 2008 par Maître Louis Tinti pour compte de la demanderesse ;

Vu le mémoire en duplique du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 5 novembre 2008 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision attaquée ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Louis Tinti et Monsieur le délégué du gouvernement Jean-Paul Reiter en leurs plaidoiries respectives.

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En date du 18 octobre 2004, Monsieur Martin … et son épouse, Madame …, introduisirent en leur nom personnel et pour le compte de leurs enfants mineurs … et …, auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et de l’Immigration une demande en reconnaissance du statut de réfugié au sens de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés. Cette demande fut rejetée comme non fondée par une décision du 29 décembre 2004 du ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration, ci-

après dénommé « le ministre ».

Le recours contentieux introduit par les époux … à l’encontre de cette décision ministérielle, ainsi qu’à l’encontre d’une décision du même ministre datant du 21 février 2005 et intervenue sur recours gracieux, fut rejeté par un jugement du tribunal administratif du 27 juin 2005 (n° 19549 du rôle), confirmé en appel par un arrêt de la Cour administrative du 8 novembre 2005 (n° 20172C du rôle).

En date du 2 mars 2006, les époux … introduisirent une nouvelle demande en obtention du statut de réfugié au sens de la Convention de Genève auprès du ministère des Affaires étrangères et de l’Immigration. Cette demande fut déclarée irrecevable par décision du ministre du 22 juin 2006 sur le fondement de l’article 23 de la loi modifiée du 5 mai 2006 relative au droit d’asile et à des formes complémentaires de protection, ci-après dénommée « la loi du 5 mai 2006 ». Aucun recours contentieux ne fut introduit à l’encontre de cette décision.

Par arrêté daté du 24 août 2006, le ministre refusa aux consorts … l’entrée et le séjour sur le territoire du Grand-Duché de Luxembourg et ils furent rapatriés en Albanie en date du 29 août 2006, à la suite de leur placement au Centre d’accueil intérimaire au Findel sur base de deux décisions du ministre du 24 août 2006.

Le 12 décembre 2007, Madame … introduisit, en son propre nom, ainsi qu’en tant qu’administratrice de ses deux enfants mineurs … et …, une demande de protection internationale au sens de la loi du 5 mai 2006 auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et de l’Immigration.

Par une décision du 28 décembre 2007, le ministre rejeta cette demande des consorts … comme irrecevable sur la base de l’article 23 de la loi du 5 mai 2006. Le recours contentieux introduit contre cette décision d’irrecevabilité fut rejeté comme non fondé par un jugement du tribunal administratif du 28 février 2008 (n° 23994 et 24014 du rôle).

Par une lettre du 28 mars 2008, le bourgmestre de la commune de Neunhausen s’adressa au ministre en les termes suivants :

« En ma qualité de bourgmestre de la commune de Neunhausen, je me permets très respectueusement de vous entretenir de la situation particulière de la dame … …, demeurant à L-…, ensemble avec ses deux enfants mineurs …, née le …, ainsi que …, né le …..

Ces personnes ont présenté auprès de votre Ministère une demande de protection internationale, enregistrée sous la référence R-6577, laquelle fût déclarée irrecevable.

Il en résulte qu'à l'heure actuelle cette dame et ses deux enfants sont susceptibles à tout moment de faire l'objet d'une mesure de rapatriement vers l'Albanie, comme cela fût le cas par le passé.

Informés des antécédents, et notamment de l'assassinat de plusieurs membres de sa famille, nous compatissons au désarroi dans lequel se trouve cette dame, extrêmement inquiète quant au devenir de ses enfants en cas de retour au pays.

Cette inquiétude se trouve par ailleurs renforcée par la disparition de l'époux de Madame, alors que celui-ci accompagnait sa famille sur le point d'arriver au Luxembourg.

Face à cette situation, qui ne peut nous laisser humainement insensibles, nous vous prions de bien vouloir reconsidérer avec bienveillance leur situation.

Plus précisément nous vous prions de bien vouloir les tolérer sur le sol luxembourgeois le temps nécessaire à leur stabilisation, et surtout le temps que la famille soit réunie ou puisse l'être lorsque des nouvelles rassurantes auront été données concernant la disparition de l'époux de Madame.

Entre-temps, il nous paraît nécessaire que les enfants puissent poursuivre leur scolarisation, afin que ces derniers puissent reprendre un semblant de vie normale, et se libérer du poids du souvenir de leurs souffrances vécues.

Espérant une réponse favorable à la présente, je vous prie de croire,(…) ».

Par décision du 21 mai 2008, le ministre refusa de faire droit à cette demande pour les motifs suivants :

« J'ai l'honneur de me référer à votre courrier du 28 mars 2008 dans lequel vous sollicitez le statut de tolérance pour Madame … et ses enfants.

Je suis toutefois au regret de vous informer que je ne suis pas en mesure de réserver une suite favorable à votre demande étant donné qu'il n'existe toujours pas de preuves que l'exécution matérielle de l'éloignement de Madame … serait impossible en raison de circonstances de fait conformément à l'article 22 de la loi du 5 mai 2006 relative au droit d'asile et à des formes complémentaires de protection. En effet, ces pièces ne changent rien à la situation de votre mandant. (…) » Par requête déposée le 24 juillet 2008 au greffe du tribunal administratif, Madame …, agissant en son nom personnel ainsi qu’en celui de ses enfants mineurs … et … …, a fait introduire un recours tendant à l’annulation de la prédite décision ministérielle du 21 mai 2008.

Etant donné qu’aucun recours au fond n’est prévu en matière de tolérance, telle que régie par l’article 22 de la loi du 5 mai 2006, seul un recours en annulation a pu être introduit contre la décision litigieuse.

Le recours est encore recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.

A l’appui de son recours, la demanderesse fait exposer qu’après son rapatriement en Albanie en date du 29 août 2006, elle serait retournée au Grand-Duché de Luxembourg après que des membres de sa famille y auraient été victimes d’une agression le 21 octobre 2006.

Elle soutient que sa famille serait persécutée en Albanie par des membres d’un réseau mafieux depuis que son époux aurait refusé de travailler pour celui-ci et qu’il aurait dénoncé les criminels. Ainsi, son beau-frère et le père de son époux auraient été assassinés en 2004 et son propre père aurait été tué en 2006 après avoir refusé de révéler l’endroit où elle s’était réfugiée avec sa famille. Elle estime que l’agression d’octobre 2006 démontrerait qu’elle et sa famille ne seraient toujours pas en sécurité en Albanie et qu’un retour dans leur pays d’origine risquerait de mettre leur vie en danger, d’autant plus que les forces de l’ordre albanaises ne seraient pas en mesure de les protéger efficacement et que toute fuite interne serait illusoire.

Elle ajoute qu’elle aurait été séparée de son époux pendant le voyage pour venir au Luxembourg et qu’elle serait sans nouvelles de sa part.

En droit, la demanderesse reproche au ministre de ne pas avoir fait application des dispositions de l’article 14 in fine de la loi modifiée du 28 mars 1972 concernant 1. l’entrée et le séjour des étrangers ; 2. le contrôle médical des étrangers ; 3. l’emploi de la main-d’œuvre étrangère, ci-après dénommée « la loi du 28 mars 1972 », alors que les éléments de la cause permettraient de considérer que sa vie et celle de ses enfants seraient en danger en cas de retour dans leur pays d’origine. Elle estime ainsi que les conséquences de leur retour en Albanie, en raison des dangers qu’ils y courraient, seraient disproportionnées par rapport au but en vue duquel la mesure contestée aurait été prise par l’autorité ministérielle.

Elle soutient ensuite que ce serait à tort que le ministre aurait refusé de leur octroyer le bénéfice du statut de tolérance, tel que prévu à l’article 22 de la loi du 5 mai 2006, en faisant valoir que depuis que sa demande de protection internationale a été déclarée irrecevable, elle-

même et ses enfants n’auraient pas été éloignés du territoire, ce qui constituerait la preuve de l’existence d’un obstacle à l’exécution matérielle de la mesure d’éloignement. Il appartiendrait partant au ministre de régulariser leur présence sur le territoire en leur accordant un titre de séjour, respectivement un statut de tolérance.

Dans son mémoire en réponse, le délégué du gouvernement rétorque que les faits invoqués par la demanderesse auraient déjà été soulevés dans le cadre de la dernière demande de protection internationale introduite par la demanderesse, de sorte qu’il n’y aurait plus lieu d’y revenir en vertu de l’autorité de la chose jugée. Concernant l’agression de 2006, il relève que les pièces versées feraient ressortir que le mobile de l’agression aurait été un motif de droit commun, à savoir le vol d’argent, et que la police poursuivrait les procédures nécessaires pour l’identification des coupables, de sorte que le défaut de protection des autorités ne serait pas démontré. En outre, l’Albanie serait considérée comme un pays d’origine sûr. Le représentant étatique soutient finalement que les moyens avancés par la demanderesse seraient étrangers au concept de la tolérance. Il estime ainsi que le ministre aurait fait une saine appréciation de la situation des consorts … et que leur recours laisserait d’être fondé.

Dans son mémoire en réplique, la demanderesse soutient que les faits invoqués, même s’ils avaient déjà été exposés dans le cadre des procédures antérieures, pourraient valablement être invoqués dans le cadre de la présente affaire dès lors que ces faits anciens viendraient corroborer un fait nouveau, en l’occurrence l’agression d’octobre 2006. Au vu de son vécu, elle conteste ensuite l’affirmation du délégué du gouvernement selon laquelle l’Albanie serait à considérer comme un pays d’origine sûr.

Elle reproche à nouveau au ministre d’avoir considéré sa demande sous le seul angle de l’article 22 de la loi du 5 mai 2006 et de ne pas avoir pris position par rapport à l’article 14 in fine de la loi du 28 mars 1972, tel qu’invoqué dans le cadre de sa requête introductive d’instance.

En se référant à la pratique administrative consistant à retirer le statut de tolérance aux étrangers en cas d’amélioration de la situation dans leur pays d’origine d’un étranger, la demanderesse en déduit a contrario que le ministre aurait dû leur accorder le bénéfice d’un statut de tolérance, étant donné qu’ils courraient des risques évidents en cas de retour en Albanie.

Elle fait finalement état de la scolarisation de ses enfants au Luxembourg pour soutenir que l’interruption ainsi causée par un renvoi en Albanie leur serait hautement préjudiciable.

Dans son mémoire en duplique, le délégué du gouvernement précise que l’Albanie figurerait sur la liste des pays d’origine sûrs, telle qu’établie par le règlement grand-ducal du 21 décembre 2007 fixant une liste des pays d’origine sûrs au sens de la loi modifiée du 5 mai 2006 relative au droit d’asile et à des formes complémentaires de protection.

Il convient en premier lieu d’examiner le reproche de la demanderesse à l’autorité ministérielle de ne pas avoir analysé sa demande également sous l’angle de l’article 14 in fine de la loi du 28 mars 1972, loi entre-temps abrogée, mais ayant été en vigueur au moment où la décision litigieuse a été prise, de sorte qu’elle reste applicable au présent litige.

Il y a lieu de relever que le délégué du gouvernement n’a pas pris position à cet égard.

Force est de constater que la demanderesse reproche en substance au ministre d’avoir qualifié sa demande en une demande en obtention d’un statut de tolérance et non pas également en une demande visant à obtenir sur le fondement de l’article 14 in fine de la loi du 28 mars 1972 un titre de séjour pour des motifs humanitaires en raison des risques qu’elle courrait dans son pays d’origine.

Il échet partant de vérifier si le ministre a valablement pu retenir que la demande tendait uniquement à l’octroi d’un statut de tolérance ou, au contraire, s’il aurait également dû considérer la demande comme tendant à l’obtention d’une autorisation de séjour humanitaire.

S’il est vrai que le bourgmestre de la commune de Neunhausen a utilisé le terme « tolérer » dans la demande introduite pour compte de Madame … et de ses enfants auprès du ministre, il aurait toutefois appartenu à ce dernier, au-delà des termes ainsi employés par le rédacteur de la demande, qui plus est un non-professionnel de la postulation, de qualifier la demande également comme demande visant à obtenir un titre de séjour pour motifs humanitaires, dès lors que le bourgmestre faisait état des antécédents de la famille … en Albanie, des inquiétudes de Madame … en cas de renvoi en Albanie, de la disparition de l’époux de Madame …, ainsi que de la scolarisation des enfants au pays.

C’est partant à tort que le ministre s’est borné à examiner la situation de la demanderesse et de ses enfants sous le seul angle de l’article 22 de la loi du 5 mai 2006, et qu’il n’a pas examiné la demande également par rapport à l’article 14 in fine de la loi du 28 mars 1972.

En effet, il aurait appartenu au ministre, conformément à son devoir de collaboration tel que se dégageant de l’article 3 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979 relatif à la procédure à suivre par les administrations relevant de l’Etat et des communes, d’appliquer d’office le droit applicable à l’affaire dont il était saisi dans son sens le plus favorable.

Il suit de ce qui précède que la décision attaquée encourt l’annulation pour violation de la loi.

Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant à l’égard de toutes les parties ;

reçoit le recours en annulation en la forme ;

au fond, le dit justifié, partant annule la décision déférée du ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration du 21 mai 2008 et lui renvoie le dossier en prosécution de cause ;

condamne l’Etat aux frais.

Ainsi jugé par :

Carlo Schockweiler, premier vice-président, Martine Gillardin, premier juge, Annick Braun, juge, et lu à l’audience publique du 8 janvier 2009 par le premier vice-président, en présence du greffier Claude Legille.

Legille Schockweiler 6


Synthèse
Formation : Deuxième chambre
Numéro d'arrêt : 24666
Date de la décision : 08/01/2009

Origine de la décision
Date de l'import : 12/12/2019
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2009-01-08;24666 ?

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