Tribunal administratif N° 23574 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 25 octobre 2007 Audience publique du 4 juin 2008 Recours formé par Monsieur …, Schrassig, contre une décision du délégué du procureur général d’Etat, en matière d’exécution des peines
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JUGEMENT
Vu la requête déposée le 25 octobre 2007 au greffe du tribunal administratif par Maître François CAUTAERTS, avocat à la Cour, assisté de Maître Cathy EHRMANN, avocat, inscrits tous les deux au tableau de l'Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le …, actuellement détenu au Centre pénitentiaire de Schrassig, tendant principalement à l’annulation et subsidiairement à la réformation d’une décision de la déléguée du procureur général d’Etat du 3 août 2007 ordonnant son transfert du Centre pénitentiaire de Givenich vers le Centre pénitentiaire de Luxembourg ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision critiquée;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport et Maître Cathy EHRMANN en sa plaidoirie.
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Par décision du 3 août 2007 la déléguée du procureur général d’Etat a ordonné le transfert de Monsieur … du Centre pénitentiaire de Givenich, ci-après désigné par « CPG », vers le Centre pénitentiaire de Luxembourg, ci-après désigné par « CPL », décision libellée comme suit :
« (…) le retransfert au CPL est ordonné pour raisons médicales est (sic) disciplinaires. L’intéressé doit être pris en charge au CPL tant par le SMPP que par l’équipe Tox pour les raisons suivantes.
• lui offrir un milieu le protégeant de l’obtention de substances médicamenteuses • lui permettre un travail d’introspection par rapport à sa toxicodépendance » Par requête déposée le 25 octobre 2007, Monsieur … a introduit un recours tendant principalement à l’annulation et subsidiairement à la réformation de la décision précitée du 3 août 2007.
Encore qu’un demandeur entende exercer principalement un recours en annulation et subsidiairement un recours en réformation, le tribunal a l’obligation d’examiner en premier lieu la possibilité d’exercer un recours en réformation, l’existence d’une telle possibilité rendant irrecevable l’exercice d’un recours en annulation contre la même décision.
2 Etant donné que ni la loi modifiée du 27 juillet 1997 portant réorganisation de l’administration pénitentiaire, ni une quelconque autre disposition légale ne prévoit la possibilité d’exercer un recours de pleine juridiction contre une décision de transfert dans un autre centre pénitentiaire, le tribunal est incompétent pour connaître de la demande en réformation de la décision critiquée. Partant, seul un recours en annulation a pu être introduit contre la décision litigieuse, recours qui est encore recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
Il y a lieu de relever de prime abord que l’Etat n’a pas fourni de mémoire en réponse en cause dans le délai légal bien que la requête introductive lui ait été valablement notifiée par la voie du greffe en date du 25 octobre 2007. Conformément aux dispositions de l’article 6 de la loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives, le tribunal statue néanmoins à l’égard de toutes les parties par un jugement ayant les effets d’une décision contradictoire, même si la partie défenderesse n’a pas comparu dans le délai prévu par la loi.
A l’appui de sa demande, Monsieur … soutient ne pas pouvoir être considéré comme un toxico-dépendant, alors que ses médicaments lui seraient régulièrement prescrits par ses médecins en raison de ses problèmes de santé. De plus, les médicaments lui prescrits n’entraîneraient aucun risque de dépendance. Il souligne qu’à son arrivée au CPL, il n’aurait dû effectuer aucun examen médical et qu’il y serait désormais soumis aux mêmes conditions de détention que les autres détenus, alors même qu’il bénéficierait du régime de semi-liberté.
Il en conclut que son maintien au CPL serait injustifié et s’analyserait en un excès de pouvoir ou subsidiairement un détournement de pouvoir, visant à l’empêcher d’exercer une occupation rémunérée et que cette mesure limiterait ainsi sa liberté d’expression. Il soutient par ailleurs que régulièrement des médicaments « très forts » seraient remis aux détenus du CPL. Il estime que la déléguée du procureur général d’Etat aurait motivé sa décision par des motifs inexistants puisque la décision de transfert indiquerait être motivée par des raisons médicales et disciplinaires mais ne détaillerait que des raisons médicales et aucune raison disciplinaire. Finalement, le demandeur sollicite l’allocation d’une indemnité de procédure d’un montant de 1.000.-€ en vertu de l’article 33 de la loi précitée du 21 juin 1999.
En premier lieu, il échet de constater qu’aux termes de l’article 24 du règlement grand-
ducal modifié du 24 mars 1989 concernant l’administration et le régime interne des établissements pénitentiaires : « Le procureur général d’Etat suit l’exécution des peines de tous les détenus condamnés. Il doit assurer l’individualisation de l’exécution de la décision judiciaire en orientant et en contrôlant les conditions de son application. A cet effet il lui appartient de décider les principales modalités du traitement auquel seront soumis les condamnés et notamment le transfèrement des détenus condamnés dans l’un ou l’autre des deux centres pénitentiaires1. » Par ailleurs, il convient de préciser, d’une part, que le rôle du juge administratif, en présence d’un recours en annulation, consiste à vérifier le caractère légal et réel des motifs invoqués à l’appui de l’acte administratif attaqué2 et, d’autre part, que la légalité d’une 1 i.e. d’après l’article 1 du règlement précité du 24 mars 1989 le CPL et le CPG 2 cf. trib. adm. 11 juin 1997, n° 9583 du rôle, Pas. adm. 2006, V° Recours en annulation, n° 13 et autres références y citées 3 décision administrative s’apprécie en considération de la situation de droit et de fait existant au jour où elle a été prise3.
En l’espèce, le tribunal est donc amené à apprécier la légalité de la décision de la déléguée du procureur général d’Etat au moment où elle a été prise, c’est-à-dire au 3 août 2007.
D’après le compte rendu de la séance du 2 août 2007 du comité de guidance du CPG, reçu par la déléguée du procureur général d’Etat en date du 3 août 2007 et versé en cause, ledit comité a proposé le transfert du demandeur vers le CPL, notamment aux motifs suivants :
« •M. … ne gère manifestement pas sa consommation de substances médicamenteuses (cf. rapport disciplinaire 3172 du 27 juillet 2007). Le Dr S. ainsi que les psychologues H. et G. (équipe Tox au CPG) ont souligné qu’il s’agit d’une personne toxicodépendante depuis de nombreuses années.
• Plusieurs membres du personnel du CPG ont observé que le concerné présente un état émotionnel instable (phases cycliques avec des hauts et des bas), il avait l’air drogué et confus indiquant une probable consommation de médicaments non prescrites (sic). (…) Les agents SPSE/SCAS proposent que le concerné soit pris en charge au CPL tant par le SMPP que par l’équipe TOX et cela de préférence à la section C. Les raisons sont les suivantes :
• Lui offrir un milieu le protégeant de l’obtention de substances médicamenteuses • Lui permettre un travail d’introspection par rapport à sa toxicodépendance » Il ressort de ce compte rendu de la séance de comité du guidance du CPG qu’en date du 2 août 2007 le comité a proposé le transfert de Monsieur … en raison d’une consommation anormale de substances médicamenteuses et de sa toxicodépendance.
Il échet de constater que le comité de guidance a basé ses conclusions, d’un côté, sur un rapport disciplinaire 3172 du 27 juillet 2007. Or, ledit rapport n’est pas versé en cause.
D’autre part, le comité de guidance fait référence à un rapport de deux psychologues pour retenir que le demandeur serait une personne toxico-dépendante. Ledit rapport figure au dossier administratif versé en cause. Cependant, le tribunal est amené à constater que le rapport se limite essentiellement à indiquer que le demandeur serait soumis à un traitement médicamenteux assez lourd et à proposer divers établissements offrant un traitement contre des symptômes de douleur.
Par ailleurs, le rapport du comité de guidance retient dans des termes vagues et imprécis que le demandeur avait « l’air drogué » indiquant une « probable consommation de médicaments non prescrits ».
A défaut de toute autre précision ou prise de position de la part de la partie étatique, indiquant un élément de fait concret, le tribunal est amené à constater qu’il n’est pas établi à suffisance de droit qu’au moment de la prise de la décision de transfert, le demandeur était dépendant de substances médicamenteuses.
3 cf. trib. adm. 27 janvier 1997, n° 9724 du rôle, Pas. adm. 2006, V° Recours en annulation, n° 20 et autres références y citées 4 Par ailleurs, le demandeur verse un certain nombre de certificats médicaux en cause, visant à établir qu’il n’est pas à considérer comme personne dépendante de substances médicamenteuses. Ces certificats, nullement contestés par la partie étatique, énumèrent les différents médicaments prescrits au demandeur et les risques de dépendance y afférent. A l’analyse des différents certificats médicaux, il s’avère que ces derniers excluent complètement le risque de dépendance pour un grand nombre de médicaments prescrits au demandeur et ne retiennent qu’un faible risque de dépendance pour certains autres médicaments, tout en indiquant que les doses prescrites de ces derniers médicaments ne dépasseraient pas la norme. Ainsi, le certificat médical du 27 août 2007 atteste que : « (…) Le Stilnoct et le Loramet, également prescrit dans le cadre de l’insomnie, ne sont pas exempts de risque de dépendance mais les doses prescrites au patient et le suivi régulier initialement prévu font que ce risque est faible. » De même, le certificat médical du 5 septembre 2007 retient que : « (…) Le DAFFALGAN CODEINE contient de la CODEINE qui a un potentiel pouvant amener une dépendance. Les 3 comprimés/jour prescrits sont encore des doses prescrites normalement. Le LORAMET est prescrit pour des insomnies à raison de 2 mg le soir ce qui est une dose normale. Il s’agit de BENZODIAZEPINES de faible potentiel à donner une dépendance. » Finalement, le certificat médical du 13 septembre 2007 retient que : « (…) Seul pour le Valtran gouttes il existe des conséquences potentielles d’une dépendance. Quand même, le dosage du Valtran gouttes est limité régulièrement à 15 gouttes le matin, 15 gouttes le midi, 30 gouttes le soir et 40 gouttes pour la nuit ».
Il découle des considérations qui précèdent et en l’absence de toute contestation ou prise de position par la partie étatique qu’aucune toxicodépendance du demandeur n’a été établie à suffisance de droit au moment de la prise de la décision du transfert, de sorte que c’est à tort que la déléguée du procureur général d’Etat s’est basée sur des raisons médicales et plus précisément une toxicodépendance, pour ordonner le transfert du demandeur vers le CPL.
De plus, il convient de relever que la décision déférée indique que le transfert vers le CPL serait ordonné pour des raisons médicales et disciplinaires, tout en se limitant à énoncer des raisons médicales. Le tribunal est donc amené à constater que toute raison disciplinaire à la base de la décision déférée fait défaut, d’autant plus que la partie étatique n’a fourni aucune précision quant aux raisons disciplinaires, au cours de la procédure contentieuse.
Par conséquent, en basant la décision de transfert déférée exclusivement sur une toxicomanie du demandeur, qui n’a pas été établie à suffisance de droit au moment de la prise de la décision, la déléguée du procureur général a commis une erreur manifeste d’appréciation des faits tels qu’ils lui ont été soumis, de sorte qu’il y a lieu d’annuler la décision de transfert du 3 août 2007.
La demande tendant à l’allocation d’une indemnité de procédure d’un montant de 1.000.-€ formulée par le demandeur, en vertu de l’article 33 de la loi précitée du 21 juin 1999, est à rejeter, étant donné qu’il n’établit pas à suffisance de droit pour quelle raison il serait inéquitable de laisser à sa charge les frais non compris dans les frais de justice.
Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant à l’égard de toutes les parties ;
5 se déclare incompétent pour connaitre du recours en réformation ;
reçoit le recours en annulation en la forme ;
au fond, le déclare justifié, partant annule la décision de la déléguée du procureur général d’Etat du 3 août 2007, ordonnant le transfert du demandeur au centre pénitentiaire de Luxembourg ;
renvoie le dossier en prosécution de cause au procureur général d’Etat ;
rejette la demande en allocation d’une indemnité de procédure formulée par le demandeur ;
condamne l’Etat aux frais.
Ainsi jugé par:
Carlo Schockweiler, premier vice-président, Françoise Eberhard, juge, Lexie Breuskin, juge, et lu à l’audience publique du 4 juin 2008 par le premier vice-président, en présence du greffier Claude Legille.
Legille Schockweiler