Tribunal administratif N° 23500 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 5 octobre 2007 Audience publique du 21 avril 2008 Recours formé par Madame …, … contre une décision du ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration en matière de statut de réfugié (art. 11, Loi 3.4.1996)
JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 23500 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 5 octobre 2007 par Maître Edmond DAUPHIN, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Madame …, née le … à … (République démocratique du Congo), de nationalité congolaise, demeurant actuellement à L-…, tendant à la réformation d’une décision du ministre des Affaires Etrangères et de l'Immigration du 29 août 2007 portant rejet de sa demande en reconnaissance du statut de réfugié comme n’étant pas fondée et lui ayant refusé le bénéfice de la protection subsidiaire ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du Gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 4 janvier 2008 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision critiquée ;
Entendu le juge-rapporteur en son rapport, ainsi que Maître Edmond DAUPHIN et Madame le délégué du Gouvernement Claudine KONSBRUCK en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 18 février 2008 ;
Vu la mesure d’instruction à laquelle le tribunal a procédé le 10 avril 2008.
Madame … introduisit en date du 29 juin 2005 une demande en reconnaissance du statut de réfugié au sens de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, approuvée par une loi du 20 mai 1953, et du Protocole relatif au statut des réfugiés, fait à New-York, le 31 janvier 1967, approuvé par règlement grand-ducal du 6 janvier 1971, l’ensemble de ces dispositions étant ci-après dénommé « la Convention de Genève ».
Elle fut entendue le 21 juillet 2005 par un agent du ministère des Affaires étrangères et de l’Immigration sur les motifs à la base de sa demande d’asile.
Le ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration informa Madame … par décision du 29 août 2007, lui envoyée par courrier recommandé expédié en date du 4 septembre 2007, de ce qu’elle ne saurait bénéficier ni de la protection accordée par la Convention de Genève, ni de la protection subsidiaire telle que prévue par la loi du 5 mai 2006 relative au droit d’asile et à des formes complémentaires de protection.
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 5 octobre 2007, Madame … a fait déposer un recours en réformation à l’encontre de la décision ministérielle de refus du 29 août 2007.
Etant donné que tant l’article 12 de la loi modifiée du 3 avril 1996 portant création 1.
d’une procédure relative à l’examen d’une demande d’asile, 2. d’un régime de protection temporaire, que l’article 19, paragraphe 3 de la loi du 5 mai 2006 relative au droit d’asile et à des formes complémentaires de protection prévoient un recours en réformation en matière de demandes d’asile et de demandes de protection subsidiaire déclarées non fondées, le tribunal est compétent pour connaître du recours en réformation introduit. Le recours en réformation ayant par ailleurs été introduit dans les formes et délai de la loi, il est recevable.
Quant au fond, Madame … fait valoir que contrairement à l’affirmation du ministre, elle ferait état de faits susceptibles de fonder raisonnablement une crainte de persécution en raison de ses convictions politiques, étant donné que l’action de conscientisation des femmes qu’elle aurait menée serait à qualifier d’action politique. Elle précise à ce sujet que les autorités militaires l’auraient accusée de vouloir changer le monde, de rebeller les femmes contre eux et de salir leur nom. Elle estime que cette action de conscientisation des femmes serait considérée dans son pays d’origine comme politiquement incorrecte et serait à l’origine des persécutions dont elle aurait fait l’objet. Elle souligne qu’étant donné que les auteurs des persécutions par elle subies seraient les autorités militaires, elle n’aurait pas pu valablement porter plainte et obtenir protection. Elle ajoute qu’aucune fuite interne ne serait possible en raison du statut même des persécuteurs incriminés. En ce qui concerne la situation politique actuelle en République démocratique du Congo, elle se réfère à un point presse du 13 juin 2007 publié par l’UNHCR pour soutenir que la situation n’aurait pas évolué dans le sens préconisé par la partie étatique.
Le délégué du Gouvernement soutient que le ministre aurait fait une saine appréciation de la situation de la demanderesse et que le recours sous analyse laisserait d’être fondé.
1. Quant au recours visant la décision du ministre du 29 août 2007 portant refus d’une protection internationale 1.1. Quant au statut de réfugié Aux termes de l’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève, le terme « réfugié » s’applique à toute personne qui « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion et de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner ».
La décision litigieuse du 29 août 2007 est libellée comme suit :
« En mains le rapport du Service de Police Judiciaire de la même date et le rapport d'audition de l'agent du Ministère des Affaires étrangères et de l'Immigration du 21 juillet 2005.
Il ressort du rapport du Service de Police Judiciaire que vous auriez quitté Lubumbashi par avion vers Kinshasa le 27 juin 2005 accompagnée par un passeur qui aurait été en possession de documents de voyage. Vous ne pouvez pas donner de précisions sur ces derniers. Le même soir vous auriez pris un autre avion de la compagnie aérienne « Brussels Airlines ». Vous ignorez où vous auriez atterri. Vous auriez passé la nuit chez le passeur qui vous aurait emmenée le lendemain en voiture au Luxembourg où vous déposez une demande d'asile en date du 29 juin 2005. Vous ne présentez aucune pièce d'identité.
Il résulte de vos déclarations que vous seriez assistante sociale au Centre de Développement de Kolwezi. Dans le cadre de votre travail, vous auriez notamment sensibilisé les femmes sur les maladies sexuellement transmissibles et leurs dangers. Vous auriez essayé de les éduquer et de les responsabiliser afin qu'elles imposent à leurs maris le port du préservatif. Certaines de ces femmes vous auraient fait part de rumeurs selon lesquelles on vous accuserait de vouloir rebeller les femmes et que certaines autorités militaires seraient mécontentes de votre travail.
Un jour, des militaires vous auraient sommé de les suivre au bureau d'un commandant. Vous y auriez été menacée verbalement et avec une arme. On vous aurait accusé de rebeller les femmes et de salir les noms des hommes. Ils vous auraient également sommé d'arrêter votre travail. Vous seriez rentrée chez vous le soir, mais n'auriez repris votre travail qu'une semaine plus tard. Peu de temps après, des uniformisés seraient venus à votre domicile pendant la nuit et vous auraient infligé des coups. Ils vous auraient embarquée dans une jeep où vous auriez subi des attouchements sexuels. Vous auriez été mise dans un cachot.
Après trois jours vous auriez été sortie du cachot et vous auriez été violée. Par la suite, on vous aurait mis dans un autre cachot et le soir le commandant serait venu vous chercher. Il vous aurait montré un papier et dit que vous seriez condamnée au cachot parce que vous auriez porté plainte à la dignité des autorités militaires et de leur commandant suprême. Il vous aurait proposé de vous faire sortir de prison si vous coucheriez avec lui. Il vous aurait violé. Vous auriez réussi à l'attraper par ses testicules et il serait tombé par terre. Vous dites qu'il aurait été saoul et que vous auriez réussi à vous échapper. Vous vous seriez cachée chez votre soeur à Lubumbashi. Des militaires seraient venus vous y chercher, mais ne vous auraient pas trouvée. Vous seriez restée trois semaines chez votre soeur avant de partir le 22 juin 2005 pour Kinshasa.
Enfin, vous admettez ne pas être membre d'un parti politique et vous ne faites pas état d'autres problèmes. Vous auriez peur des autorités militaires.
La reconnaissance du statut de réfugié n'est pas uniquement conditionnée par la situation générale du pays d'origine, mais aussi et surtout par la situation particulière du demandeur d'asile qui doit établir, concrètement, que sa situation individuelle est telle qu'elle laisse supposer une crainte fondée de persécution au sens de la Convention de Genève.
Or, même à supposer les faits que vous alléguez comme établis, ils ne sauraient, en eux-mêmes, constituer un motif justifiant la reconnaissance du statut de réfugié, puisqu'ils ne peuvent, à eux seuls, établir une crainte fondée d'être persécutée dans votre pays d'origine du fait de votre race, de votre religion, de votre nationalité, de votre appartenance à un groupe social ou de vos convictions politiques ainsi que le prévoit l'article 1er, section 1, § 2 de la Convention de Genève. En effet, même si le comportement de ces personnes uniformisées à votre égard est condamnable, il ne saurait suffire pour fonder à lui seul une demande en obtention du statut de réfugié. ll ne ressort pas de votre dossier que vous auriez porté plainte auprès d'autorités compétentes contre les agissements de ces militaires.
Enfin, il ne ressort pas du dossier qu'il vous aurait été impossible de vous installer dans une autre région ou province de la République démocratique du Congo pour ainsi profiter d'une possibilité de fuite interne.
Votre peur des autorités militaires traduit plutôt un sentiment général d'insécurité. Or, un sentiment général d'insécurité ne constitue pas une crainte justifiée de persécution au sens de la Convention de Genève.
Vous ne faites pas état d'autres problèmes.
Il faut également soulever que la situation politique a changé en RDC depuis votre départ en 2005. En effet, on assiste à un réel effort de la part du pouvoir en place de rétablir la paix et de former un gouvernement démocratique à représentation géographique et ethnique. Ainsi, le 16 décembre 2002 un Accord Global sur le partage du pouvoir fut signé afin de créer un gouvernement d'unité nationale au terme duquel le président Joseph Kabila demeurera à son poste et ce, jusqu'à la tenue des premières élections libres et démocratiques.
Durant la transition M. Kabila a été assisté par quatre vice-présidents, représentant respectivement le gouvernement, le Rassemblement congolais pour la démocratie-Goma (RDC-Goma), le Mouvement de libération du Congo (MLC) et l'opposition politique non armée. Nombreux progrès ont été réalisés durant la transition. Ainsi, une nouvelle Constitution adoptée par référendum ayant eu lieu en décembre 2005 a été promulguée le 17 février 2006 et une loi électorale en date du 9 mars 2006. Au terme d'élections présidentielles ayant eu lieu les 30 juillet 2006 et 29 octobre 2006 dans un environnement généralement calme, marquées seulement par quelques incidents isolés, Joseph Kabila fût élu président.
Des députés ont également été élus au parlement.
Ainsi, vous n'alléguez aucune crainte raisonnable de persécution susceptible de rendre votre vie intolérable dans votre pays. Une crainte fondée de persécution en raison d'opinions politiques, de la race, de la religion, de la nationalité ou de l'appartenance à un groupe social n'est par conséquent pas établie.
En outre, votre récit ne contient pas de motifs sérieux et avérés permettant de croire que vous courez un risque réel de subir les atteintes graves définies à l'article 37 de la loi modifiée du 5 mai 2006 relative au droit d'asile et à des formes complémentaires de protection. En effet, les faits invoqués à l'appui de votre demande ne nous permettent pas d'établir que e) vous craignez de vous voir infliger la peine de mort ou de vous faire exécuter, b) vous risquez de subir des actes de torture ou des traitements ou sanctions inhumains ou dégradants, c) vous êtes susceptible de faire l'objet de menaces graves et individuelles contre votre vie en raison d'une violence aveugle en cas de conflit armé interne ou international.
En effet, vous ne faites pas état d'un jugement ou d'un risque de jugement vous condamnant à la peine de mort. Vous ne faites également pas état de risques concrets et probables de subir des actes de torture ou des traitements ou sanctions inhumains ou dégradants en cas de retour en RDC ou de risques émanant d'une violence aveugle résultant d'un conflit armé interne ou international.
Votre demande en obtention du statut de réfugié est dès lors refusée comme non fondée au sens de l'article 11 de la loi du 3 avril 1996 portant création 1) d'une procédure relative à l'examen d'une demande d'asile ; 2) d'un régime de protection temporaire, de sorte que vous ne saurez bénéficier de la protection accordée par la Convention de Genève. Le bénéfice de la protection subsidiaire tel que prévu par la loi modifiée du 5 mai 2006 relative au droit d'asile et à des formes complémentaires de protection doit également vous être refusé.
La présente décision est susceptible d'un recours en réformation devant le Tribunal administratif. Ce recours doit être introduit par requête signée d'un avocat à la Cour dans un délai d'un mois à partir de la notification de la présente. » En ce qui concerne le récit présenté par Madame …, force est de constater que la partie étatique n’a pas autrement mis en cause la crédibilité des faits relatés.
Au vu du récit précis et cohérent présenté par Madame … et en l’absence de toute contestation précise et circonstanciée mettant en doute la véracité des faits, il y a dès lors lieu de considérer les faits tels que présentés comme étant établis.
Or, au vu du récit crédible présenté par Madame … lors de son entretien du 21 juillet 2005, le tribunal ne saurait partager l’analyse faite à ce sujet par la partie publique en ce que « même si le comportement de ces personnes uniformisées à votre égard est condamnable, il ne saurait suffire pour fonder à lui seul une demande en obtention du statut de réfugié ».
Il y a au contraire lieu de retenir que les coups et les viols répétés présentent un caractère de gravité suffisant afin de fonder une demande en obtention du statut de réfugié.
A cela s’ajoute que l’action de conscientisation des femmes menée par Madame … peut être qualifiée d’action politique, de sorte que sa situation individuelle et spécifique a été telle qu’elle laisse supposer une crainte fondée de persécution dans son pays d’origine en raison de ses convictions politiques.
Il résulte des développements qui précèdent qu’en l’état du dossier et au vu des moyens échangés de part et d’autre la demanderesse prétend à juste titre à la reconnaissance du statut de réfugié dans son chef. La décision litigieuse du 29 août 2007 encourt partant la réformation en ce sens.
L’analyse de la demande subsidiaire en obtention de la protection subsidiaire et du refus afférent du ministre devient, au vu de la conclusion ci-avant, surabondante.
Par ces motifs, le tribunal administratif, première chambre, statuant contradictoirement ;
reçoit en la forme le recours en réformation introduit contre la décision ministérielle du 24 octobre 2007 portant rejet de sa demande en reconnaissance du statut de réfugié comme n’étant pas fondée et lui ayant refusé le bénéfice de la protection subsidiaire ;
au fond, le déclare justifié ;
partant, par réformation de la décision du ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration du 29 août 2007, reconnaît à Madame …, le statut de réfugié et renvoie l’affaire devant le ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration pour exécution ;
condamne l’Etat aux frais.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 21 avril 2008 par :
Mme Lenert, vice-président, Mme Thomé, premier juge, M. Sünnen, juge, en présence de M. Schmit, greffier en chef.
s. Schmit s. Lenert 6