Tribunal administratif N° 21382 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 10 mai 2006 Audience publique du 16 octobre 2006
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Recours formé par Madame …, … contre une décision du ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration en matière de statut de réfugié
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JUGEMENT
Vu la requête, inscrite sous le numéro 21382 du rôle, déposée le 10 mai 2006 au greffe du tribunal administratif par Maître François MOYSE, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Madame …, née le … dans l’Etat de Zamfara (Nigeria), de nationalité nigériane, demeurant actuellement à L-…., tendant à la réformation, sinon à l’annulation d’une décision du ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration du 14 avril 2006 portant rejet de sa demande en reconnaissance du statut de réfugié comme n’étant pas fondée ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 20 juin 2006 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision critiquée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Audrey BERTOLOTTI, en remplacement de Maître François MOYSE, et Monsieur le délégué du gouvernement Marc MATHEKOWITSCH en leurs plaidoiries respectives.
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Le 15 décembre 2003, Madame … introduisit auprès du service compétent du ministère de la Justice une demande en reconnaissance du statut de réfugié au sens de la Convention de Genève du 28 juillet 1951, relative au statut des réfugiés, approuvée par une loi du 20 mai 1953, et du Protocole relatif au statut des réfugiés, fait à New York, le 31 janvier 1967, approuvé par règlement grand-ducal du 6 janvier 1971, l’ensemble de ces dispositions étant ci-après dénommé « la Convention de Genève ».
En date du même jour, Madame … fut entendue par un agent du service de police judiciaire, section police des étrangers et des jeux, de la police grand-ducale, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.
Elle fut entendue en date des 9 et 15 juin 2004 par un agent du ministère de la Justice sur les motifs à la base de sa demande d’asile.
Par décision du 14 avril 2006, notifiée par lettre recommandée du 18 avril 2006, le ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration, ci-après dénommé le « ministre », informa Madame … que sa demande avait été refusée. Cette décision est libellée comme suit :
« En mains le rapport du Service de Police Judiciaire du 16 décembre 2003 et le rapport d’audition de l’agent du Ministère de la Justice du 9 juin 2004.
Il ressort du rapport du Service de Police Judiciaire que vous auriez quitté Lagos/Nigeria le 2 décembre 2003 à bord d’un bateau, vous ne sauriez cependant pas où vous auriez accosté. Ensuite, vous auriez pris un train pour le Luxembourg. Le dépôt de votre demande d’asile date du 15 décembre 2003. Vous ne présentez aucune pièce d’identité.
Il résulte de vos déclarations qu’en début novembre 2003 votre beau-frère vous aurait accusée d’adultère. Votre mari, lequel serait comme vous de confession musulmane, aurait cru son frère et depuis il vous aurait maltraitée. Vous expliquez que la peine prévue par la cour de la Sharia pour ce délit serait la lapidation. Donc, fin novembre vous vous seriez enfuie à Lagos auprès d’un ami de votre soeur. Finalement, craignant que votre mari puisse vous retrouver et vous ramener à Zamfara, vous auriez décidé de quitter le Nigeria.
Enfin, vous admettez n’avoir subi aucune persécution ni mauvais traitement, et ne pas être membre d’un parti politique.
Il y a d’abord lieu de relever que la reconnaissance du statut de réfugié n’est pas uniquement conditionnée par la situation générale du pays d’origine, mais aussi et surtout par la situation particulière du demandeur d’asile qui doit établir, concrètement, que sa situation individuelle est telle qu’elle laisse supposer une crainte justifiée de persécution au sens de la Convention de Genève.
Force est cependant de constater qu’à défaut de pièces, un demandeur d’asile doit au moins pouvoir présenter un récit crédible et cohérent. Or, il convient de relever que votre récit contient quelques contradictions. En effet, vous déclarez lors de l’audition que vous seriez allée à Lagos vers la fin du mois de novembre 2003, et que vous y seriez restée pendant 2 semaines. Cependant, vous affirmez que vous auriez quitté le Nigeria déjà le 2 décembre 2003, ce qui serait alors improbable. Puis, le rapport de la police judiciaire indique que vous seriez montée dans un train et, qu’après une heure de voyage, vous seriez arrivée au Luxembourg. Pourtant, auprès de l’agent du Ministère de la Justice, vous déclarez que vous auriez changé de train à deux reprises, et que vous ignorez combien de temps aurait duré ce trajet. A cela s’ajoute, que vous indiquez que vous auriez pris un train à l’endroit où vous auriez accosté, sans vous intéresser dans quelle direction ce train partait. Par la suite vous seriez arrivée à une autre gare, vous seriez sortie de train et vous auriez pris un autre train, toujours sans vous intéresser à l’endroit où vous vous trouveriez et où le prochain train vous emmènerait. Selon vos dires, vous auriez encore une fois changé de train de la même manière. Il semble invraisemblable que vous auriez pris 3 trains, sans vous intéresser à sa destination. Finalement, vous déclarez que vous n’auriez pas été contrôlée dans les 3 trains, comme vous auriez dormi, ce qui semble fort improbable. Enfin, soulignons qu’il est peu concevable que vous n’ayez rien payé pour votre voyage en Europe et que vous ne sachiez pas où vous auriez accosté avec le bateau, alors que vous auriez eu des contacts fréquents avec celui qui vous y aurait fait entrer. Par ailleurs, vous certifiez que votre mari vous aurait traitée comme une esclave dans votre maison, et il ne vous aurait plus rien donné à manger, et ceci pendant un mois, jusqu’à ce que vous auriez pu vous enfuir. Il semble peu probable, qu’après un mois sans nourriture, vous auriez été physiquement à même de vous enfuir. De même semble-t-il invraisemblable que vous ignorez le nom de famille de l’homme, avec qui vous auriez été accusée avoir eu une liaison, comme vous dites que ce dernier aurait été un ami proche de votre famille.
Quoi qu’il en soit, force est de constater que votre demande ne correspond à aucun critère de fond défini par la Convention de Genève et que vous ne faites pas état de persécutions au Nigeria du fait de votre race, votre religion, votre nationalité, votre appartenance à un groupe social ou de vos opinions politiques. En effet, le fait que votre mari et son frère seraient à votre recherche parce qu’ils vous accuseraient d’adultère, ne saurait suffire à lui seul [pour] fonder une demande en obtention du statut de réfugié politique car il ne rentre pas dans le cadre d’un motif de persécution prévu par la Convention de Genève de 1951. A cela s’ajoute que votre famille ne saurait constituer des agents de persécution. Il ne ressort également pas de votre dossier que vous auriez demandé une protection aux autorités nigérianes compétentes, et il n’est donc pas établi que ces dernières auraient refusé ou seraient dans l’incapacité de vous fournir cette protection.
Enfin, vous n’apportez en l’espèce aucune raison valable justifiant une impossibilité de vous installer dans une autre région de votre pays d’origine pour ainsi profiter d’une fuite interne.
Par conséquent vous n’alléguez aucune crainte raisonnable de persécution susceptible de rendre votre vie intolérable dans votre pays. Ainsi une crainte justifiée de persécution en raison d’opinions politiques, de la race, de la religion, de la nationalité ou de l’appartenance à un groupe social n’est pas établie.
Votre demande en obtention du statut de réfugié est dès lors refusée comme non fondée au sens de l’article 11 de la loi du 3 avril 1996 portant création 1) d’une procédure relative à l’examen d’une demande d’asile ; 2) d’un régime de protection temporaire, de sorte que vous ne saurez bénéficier de la protection accordée par la Convention de Genève».
Par requête déposée le 10 mai 2006 au greffe du tribunal administratif, Madame … a fait introduire un recours tendant principalement à la réformation et subsidiairement à l’annulation de la décision ministérielle précitée du 14 avril 2006.
Etant donné que l’article 12 de la loi modifiée du 3 avril 1996 portant création 1) d’une procédure relative à l’examen d’une demande d’asile ; 2) d’un régime de protection temporaire prévoit un recours en réformation en matière de demandes d’asile déclarées non fondées, seule une demande en réformation a pu être dirigée contre la décision ministérielle critiquée. Le recours en annulation, introduit en ordre subsidiaire, est dès lors irrecevable.
Le recours en réformation est recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai prévus par la loi.
A l’appui de son recours, la demanderesse fait exposer qu’elle serait de nationalité nigériane, originaire de l’Etat de Zamfara au Nigeria et de confession musulmane. Elle précise qu’elle aurait un fils qui serait né au Luxembourg le 18 octobre 2004. Elle expose qu’au début du mois de novembre 2003, elle aurait été accusée d’adultère par son beau-frère, qu’elle aurait alors été séquestrée et soumise à de mauvais traitements par son mari avant de parvenir à s’enfuir vers la fin du mois de novembre 2003 à Lagos. Craignant d’y être retrouvée par son mari et d’être condamnée à la lapidation par un tribunal appliquant la Charia, elle aurait quitté le Nigeria deux semaines après grâce à l’aide d’une relation de sa sœur.
Elle soutient en premier lieu que la décision critiquée violerait l’article 6 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979 relatif à la procédure à suivre par les administrations relevant de l’Etat et des communes, respectivement l’article 11 de la loi précitée du 3 avril 1996, en ce que la décision en question ne serait pas suffisamment motivée, dans la mesure où le ministre se serait borné à reprendre des formules stéréotypées, semblables à de nombreuses autres décisions de refus.
Quant aux imprécisions et contradictions relevées par le ministre dans la décision litigieuse, elle fait valoir que celles-ci ne justifieraient pas à elles seules le refus du statut de réfugié dans son chef, d’autant plus que ces contradictions ne porteraient que sur certaines dates ainsi que sur les circonstances de son voyage pour venir au Luxembourg. Elle explique, dans ce contexte, que si elle avait déclaré lors de son audition que son mari l’aurait privée de nourriture, cela ne voudrait pas dire qu’elle ne se serait pas nourrie durant un mois.
Elle insiste encore sur le fait qu’elle aurait été enfermée, battue et privée de nourriture convenable et que ces faits seraient constitutifs de persécutions en raison de sa religion.
Enfin, elle soutient, en s’appuyant sur divers articles de presse, qu’elle ne pourrait pas compter sur la protection des autorités publiques nigérianes au motif que les mouvements musulmans radicaux, présents dans la partie nord du Nigeria, seraient plus puissants que les autorités. Quant à une possibilité de fuite interne lui opposée, elle estime qu’une telle possibilité ferait défaut au vu du nombre croissant de conflits inter-religieux dans tout le Nigeria.
Le délégué du gouvernement estime, pour sa part, que le ministre a non seulement valablement motivé sa décision, mais qu’il a encore fait une saine appréciation de la situation de la demanderesse, de sorte que celle-ci serait à débouter de son recours. Il relève en particulier que le récit de la demanderesse serait sujet à caution au vu des nombreuses remarques soulevées par le ministre dans sa décision. Il insiste sur le fait que la demanderesse aurait pu se réfugier dans une partie du Nigeria où la Charia n’est pas appliquée ainsi que sur le fait qu’elle ne se serait pas adressée aux autorités de son pays pour obtenir leur protection.
Il y a d’abord lieu d’analyser le moyen tiré du défaut de motivation suffisante de la décision incriminée avant d’examiner les autres moyens exposés par la demanderesse à l’appui de son recours.
La demanderesse relève à bon droit que, conformément à l’article 6 du règlement grand-ducal précité du 8 juin 1979, toute décision qui refuse de faire droit à la demande d’un administré doit indiquer « les motifs par l’énoncé au moins sommaire de la cause juridique qui lui sert de fondement et des circonstances de fait à sa base ». Cette obligation de motivation d’une décision administrative rendue dans le cadre de demandes d’asile déclarées non fondées par le ministre est encore reprise par l’article 11 de la loi précitée du 3 avril 1996.
En l’espèce, ledit moyen d’annulation est cependant à écarter, étant donné que, même en admettant que ledit reproche soit justifié, le défaut d’indication des motifs ne constitue pas une cause d’annulation de la décision ministérielle, pareille omission d’indiquer les motifs dans le corps même de la décision que l’autorité administrative a prise entraînant uniquement que les délais impartis pour l’introduction des recours ne commencent pas à courir. - Ceci étant, il échet de constater que ce moyen n’est pas fondé, étant donné qu’il se dégage du libellé sus-énoncé de la décision ministérielle critiquée du 14 avril 2006 que le ministre a indiqué de manière détaillée et circonstanciée les motifs en droit et en fait, sur lesquels il s’est basé pour justifier sa décision de refus, motifs qui ont ainsi été portés, à suffisance de droit, à la connaissance de la demanderesse.
L’existence de l’indication de motifs ayant été vérifiée, il s’agit d’analyser la justification au fond de la décision de refus d’accorder le statut de réfugié.
Aux termes de l’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève, le terme « réfugié » s’applique à toute personne qui « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion et de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner ».
La reconnaissance du statut de réfugié n’est pas uniquement conditionnée par la situation générale du pays d’origine mais aussi et surtout par la situation particulière du demandeur d’asile qui doit établir, concrètement, que sa situation subjective spécifique a été telle qu’elle laissait supposer un danger sérieux pour sa personne.
L’examen des déclarations faites par la demanderesse lors de ses auditions des 9 et 15 juin 2004, telles que celles-ci ont été relatées dans le compte-rendu figurant au dossier, ensemble les moyens et arguments développés au cours de la procédure contentieuse et les pièces produites en cause, amène le tribunal à conclure que la demanderesse reste en défaut de faire état et d’établir à suffisance de droit des raisons personnelles de nature à justifier dans son chef une crainte actuelle justifiée de persécution du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses convictions politiques ainsi que le prévoit l’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève.
En effet, même en admettant la véracité de l’ensemble des déclarations de la demanderesse, c’est-à-dire en faisant abstraction des incohérences et des imprécisions relevées par le ministre dans sa décision litigieuse, il échet de constater que les agissements dont la demanderesse déclare avoir été l’objet de la part de son époux en raison de sa relation adultérine ne peuvent pas être regardés comme ayant été dictés par le motif tiré de son appartenance confessionnelle ou pour l’un des autres motifs de persécution énoncés à l’article 1er, A, 2 de la Convention de Genève.
En ce qui concerne sa crainte d’être déférée à un tribunal appliquant la Charia et d’être condamnée à la lapidation en raison des faits d’adultère qui lui sont reprochés par son époux et son beau-frère, il convient de relever que cette crainte se limite essentiellement à l’Etat de Zamfara au nord du Nigeria, et que la demanderesse, au-delà de l’affirmation générale de l’existence de conflits inter-ethniques dans tout le pays, reste en défaut d’établir des raisons suffisantes pour lesquelles elle n’aurait pas été en mesure de s’installer dans un Etat du sud du Nigeria où la loi islamique n’est pas appliquée, et notamment dans l’Etat de Lagos ou dans l’Etat d’Ondo, étant relevé que la Convention de Genève vise le pays d’origine ou de nationalité du demandeur d’asile sans restriction territoriale et le défaut d’établir les raisons suffisantes pour lesquelles un demandeur d’asile ne serait pas en mesure de s’installer dans une autre région de son pays d’origine et de profiter ainsi d’une possibilité de fuite interne doit être pris en compte pour refuser la reconnaissance du statut de réfugié (cf. trib. adm. 10 janvier 2001, n° 12240 du rôle, Pas. adm. 2005, V° Etrangers, n° 62 et autres références y citées).
Il résulte des développements qui précèdent que la demanderesse reste en défaut d’établir une persécution ou un risque de persécution au sens de la Convention de Genève dans son pays d’origine, de manière que le recours sous analyse doit être rejeté comme n’étant pas fondé.
Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant à l’égard de toutes les parties ;
reçoit le recours en réformation en la forme ;
au fond, le déclare non justifié et en déboute ;
déclare le recours subsidiaire en annulation irrecevable ;
condamne la demanderesse aux frais.
Ainsi jugé par:
M. Schockweiler, premier vice-président, M. Schroeder, premier juge, Mme Gillardin, juge, et lu à l’audience publique du 16 octobre 2006 par le premier vice-président, en présence de M. Legille, greffier.
s. Legille s. Schockweiler 6