Tribunal administratif N° 21418 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 22 mai 2006 Audience publique du 11 octobre 2006
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Recours introduit par Monsieur …, … contre deux décisions du ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration en matière de statut de réfugié
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 21418 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif en date du 22 mai 2006 par Maître Nicky STOFFEL, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à Kawo/Kaduna State (Nigeria), de nationalité nigériane, demeurant actuellement à L-4132 Esch-sur-Alzette, 25, Grand-Rue, tendant à la réformation, sinon à l’annulation d’une décision du ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration du 6 mars 2006, ayant rejeté sa demande en reconnaissance du statut de réfugié comme n’étant pas fondée, ainsi que d’une décision confirmative du même ministre du 21 avril 2006, prise sur recours gracieux ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 20 juin 2006 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment les décisions ministérielles critiquées ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Caroline LECUIT, en remplacement de Maître Nicky STOFFEL, et Monsieur le délégué du gouvernement Marc MATHEKOWITSCH en leurs plaidoiries respectives.
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Le 4 janvier 2005, Monsieur … introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et de l’Immigration une demande en reconnaissance du statut de réfugié au sens de la Convention de Genève du 28 juillet 1951, relative au statut des réfugiés, approuvée par une loi du 20 mai 1953, et du Protocole relatif au statut des réfugiés, fait à New York, le 31 janvier 1967, approuvé par règlement grand-ducal du 6 janvier 1971, l’ensemble de ces dispositions étant ci-après dénommé « la Convention de Genève ».
Monsieur … fut entendu en date du 7 janvier 2005 par un agent du ministère des Affaires étrangères et de l’Immigration sur les motifs à la base de sa demande d’asile.
Par décision du 6 mars 2006, envoyée par lettre recommandée en date du 22 mars suivant, le ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration informa Monsieur … que sa demande avait été refusée. Cette décision est libellée comme suit :
« En mains le rapport du Service de Police Judiciaire de la même date et le rapport d’audition de l’agent du Ministère des Affaires étrangères et de l’Immigration du 7 janvier 2005.
Il ressort du rapport du Service de Police Judiciaire que vous auriez quitté le Nigeria le 3 janvier 2005 à bord d’un avion en partance de l’aéroport de Lagos. Un prêtre du nom de John vous aurait mis en contact avec un homme blanc. Ce dernier vous aurait accompagné tout au long du voyage. Vous ignorez cependant où vous auriez atterri en Europe. Par la suite, vous seriez allé à la gare ferroviaire pour y prendre le train. Après plus d’une heure de trajet, vous seriez arrivé dans une ville dont vous ignorez le nom. Puis, vous seriez monté à bord d’un véhicule pour finalement arriver au Luxembourg. L’homme avec lequel vous auriez voyagé vous aurait donné de l’argent ainsi que des vêtements. Vous n’auriez rien payé pour votre voyage. Le dépôt de votre demande d’asile date du 4 janvier 2005. Vous ne présentez aucune pièce d’identité.
Il résulte de vos déclarations que le 20 décembre 2004, alors que vous vous rendiez à l’église, un homme vous aurait accosté et aurait insisté à ce que vous vous convertissiez à l’Islam. Vous auriez refusé parce que vous ne voudriez pas faire la prière « à la manière des musulmans ». Il aurait considéré votre refus comme un manque de respect et une insulte envers les musulmans et en aurait averti la police de la Shari’ah. Cette dernière serait alors venue chez vous et vous aurait emmené en garde à vue. Vous y auriez été battu. Après une journée, vous auriez réussi à vous enfuir. Vous seriez alors allé à l’église St. Joseph pour vous y réfugier. Vous y seriez resté une semaine. Le prêtre John vous aurait conseillé de rester « attaché » à un homme blanc, ceci pour vous protéger de la police Shari’ah. Entre temps, votre maison aurait été brûlée. Le prêtre aurait alors organisé votre départ et ainsi le 3 janvier 2005, vous auriez quitté le Nigeria.
Vous dites craindre les gens de la Shari’ah.
Enfin, vous admettez n’avoir subi aucune persécution ni mauvais traitement, et ne pas être membre d’un parti politique.
Il y a d’abord lieu de relever que la reconnaissance du statut de réfugié n’est pas uniquement conditionnée par la situation générale du pays d’origine, mais aussi et surtout par la situation particulière du demandeur d’asile qui doit établir, concrètement, que sa situation individuelle est telle qu’elle laisse supposer une crainte justifiée de persécution au sens de la Convention de Genève.
A défaut de pièces, un demandeur d’asile doit au moins pouvoir présenter un récit crédible et cohérent. Or, il est peu concevable que vous n’ayez rien payé pour votre voyage en Europe et que vous ne puissiez donner aucun détail quant à la durée et aux destinations de votre voyage alors qu’un homme blanc vous aurait accompagné tout au long du voyage. En outre, vous êtes dans l’incapacité de donner des précisions ou informations cohérentes quant aux événements que vous évoquez. En effet, il convient de relever les contradictions et invraisemblances dans les faits relatés. En premier lieu, vous dites auprès de l’agent en charge de l’audition que vous auriez quitté votre travail le 5 décembre 2004 à cause de votre problème. Or, votre problème n’aurait eu lieu qu’à une date postérieure, c’est-à-dire le 20 décembre 2004. Ensuite, vous prétendez que la police Shari’ah couperait les mains ou tuerait les gens qui refuseraient de se convertir à l’Islam. Or, les lois de la Shari’ah ne s’appliquent qu’aux musulmans et non aux chrétiens. Puis, vous dites avoir 2 frères or, vous citez 3 prénoms. De plus, il semble peu probable que vous ayez pu vous enfuir aussi aisément du poste de police en allant non accompagné aux toilettes. De même, à la page 4 de l’audition, vous dites que le révérend vous aurait donné de l’argent pour acheter du pain et de l’eau. Or, à la page 5 de l’audition, vous vous contredisez en disant que vous seriez resté caché dans l’église sans en sortir et ce pendant une semaine. Ces contradictions et incohérences nous permettent d’avoir de sérieux doutes quant à la réalité des faits invoqués.
De toutes façons, même à supposer les faits que vous alléguez comme établis, ils ne sauraient constituer un motif justifiant la reconnaissance du statut de réfugié, puisqu’ils ne peuvent, à eux seuls, fonder dans le chef du demandeur d’asile une crainte justifiée d’être persécuté dans votre pays d’origine du fait de votre race, de votre religion, de votre nationalité, de votre appartenance à un groupe social ou de vos convictions politiques ainsi que le prévoit l’article 1er, section 1, §2 de la Convention de Genève. En effet, en l’espèce, votre allégation selon laquelle les personnes de la Shari’ah auraient voulu vous tuer parce qu’en tant que chrétien vous auriez refusé de vous convertir à l’Islam, sans pour autant l’étayer d’éléments probants, ne saurait constituer un acte de persécution ou crainte de persécution au sens de la Convention de Genève.
Il convient en outre de souligner que les personnes de la Shari’ah ne sauraient être considérées comme agents de persécution au sens de la prédite Convention. Des craintes de persécutions commises par des groupes ou des personnes qui ne sont pas sous le contrôle du gouvernement peuvent être invoquées à l’appui d’une demande d’obtention du statut de réfugié si les autorités gouvernementales soutiennent ces groupes ou personnes, les tolèrent ou n’assurent pas une protection adéquate des victimes et si les victimes sont visées pour une des causes énumérées à la Convention de Genève. Il ressort clairement du rapport de l’audition que vous n’avez pas requis la protection des autorités de votre pays, il n’est ainsi pas démontré que celles-ci seraient dans l’incapacité de vous fournir une protection.
A cela s’ajoute qu’il vous aurait été tout à fait possible de vous établir dans le Sud ou Sud-Ouest du Nigeria pour profiter d’une possibilité de fuit interne. En effet, l’application de la Shari’ah est limitée aux Etats du Nord, et il est inconcevable que des musulmans du Nord vous pourchassent jusque dans les régions du Sud peuplées majoritairement par les chrétiens.
Par conséquent, vous n’apportez en l’espèce aucune raison valable justifiant une impossibilité de vous installer dans une autre région de votre pays d’origine, pour ainsi profiter d’une fuite interne.
Ainsi, vous n’alléguez aucune crainte raisonnable de persécution susceptible de rendre votre vie intolérable dans votre pays. Une crainte justifiée de persécution en raison d’opinions politiques, de la race, de la religion, de la nationalité ou de l’appartenance à un groupe social n’est par conséquent pas établie.
Votre demande en obtention du statut de réfugié est dès lors refusée comme non fondée au sens de l’article 11 de la loi du 3 avril 1996 portant création 1) d’une procédure relative à l’examen d’une demande d’asile ; 2) d’un régime de protection temporaire, de sorte que vous ne saurez bénéficier de la protection accordée par la Convention de Genève ».
Le 7 avril 2006, Monsieur … formula, par le biais de son mandataire, un recours gracieux auprès du ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration à l’encontre de la décision ministérielle précitée.
Suivant décision du 21 avril 2006, envoyée par lettre recommandée le 25 avril 2006, le ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration confirma sa décision initiale, « à défaut d’éléments pertinents nouveaux ».
Par requête déposée le 22 mai 2006, Monsieur … a fait introduire un recours en réformation, sinon en annulation contre les décisions ministérielles de refus prévisées des 6 mars et 21 avril 2006.
Etant donné que l’article 12 de la loi modifiée du 3 avril 1996 portant création 1) d’une procédure relative à l’examen d’une demande d’asile ; 2) d’un régime de protection temporaire prévoit un recours en réformation en matière de demandes d’asile déclarées non fondées, le tribunal est compétent pour connaître du recours principal en réformation, lequel est également recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai prévus par la loi. Le recours subsidiaire en annulation est en conséquence irrecevable.
A l’appui de son recours, le demandeur expose être de confession chrétienne et d’avoir été accosté le 20 décembre 2004 par un homme qui aurait insisté pour qu’il se convertisse à l’Islam. Comme il aurait refusé, l’homme en question en aurait averti la « police de la Shari’ah » qui l’aurait emmené de force et mis en garde à vue lors de laquelle il aurait été frappé. Le demandeur ajoute qu’il aurait réussi à s’échapper le lendemain pour aller se réfugier dans un premier temps dans une église, que les musulmans auraient entretemps brûlé sa maison, ce qui l’aurait incité à quitter le Nigeria par avion avec l’aide d’un prêtre et d’un homme blanc. Le demandeur soutient encore qu’il n’aurait pu demander de l’aide auprès des autorités locales compétentes qui seraient corrompues et infiltrées par des musulmans, que les droits de l’homme seraient systématiquement bafoués au Nigeria et que des actes de persécution n’existeraient pas seulement dans les Etats du Nord du Nigeria, à majorité musulmane et soumis à la loi de la charia, mais aussi dans les Etats du Sud et de l’Est.
En substance, il reproche au ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration d’avoir fait une mauvaise application de la Convention de Genève et d’avoir méconnu la gravité des motifs de persécution qu’il a mis en avant pour justifier la reconnaissance du statut de réfugié.
Le représentant étatique soutient que le ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration aurait fait une saine appréciation de la situation du demandeur et que son recours laisserait d’être fondé.
L’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève, précise que le terme « réfugié » s’applique à toute personne qui « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion et de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner ».
La reconnaissance du statut de réfugié n’est pas uniquement conditionnée par la situation générale du pays d’origine mais aussi et surtout par la situation particulière du demandeur d’asile qui doit établir, concrètement, que sa situation subjective spécifique a été telle qu’elle laissait supposer un danger sérieux pour sa personne.
L’examen des déclarations faites par le demandeur lors de son audition du 7 janvier 2005, ensemble les moyens et arguments apportés au cours des procédures gracieuse et contentieuse et les pièces produites en cause, amène le tribunal à conclure que le demandeur reste en défaut de faire état et d’établir à suffisance de droit des raisons personnelles de nature à justifier dans son chef une crainte actuelle justifiée de persécution du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques ainsi que le prévoit l’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève.
En effet, même en faisant abstraction des incohérences contenues dans le récit du demandeur à l’appui de sa demande d’asile concernant les actes de persécution dont il se prétend victime et les conditions de son voyage en Europe, force est de constater que Monsieur … n’a pas fait état à suffisance de droit d’un état de persécution ou d’une crainte de persécution correspondant aux critères de fond définis par la Convention de Genève, mais uniquement d’un sentiment général d’insécurité insuffisant pour lui reconnaître le statut de réfugié.
Par ailleurs, c’est à juste titre que le ministre compétent a retenu que, même en admettant la véracité de l’ensemble des allégations du demandeur, les problèmes invoqués par ce dernier par rapport aux musulmans proviennent de personnes étrangères aux autorités publiques. Or, s’agissant ainsi d’actes émanant de certains groupements de la population, il y a lieu de relever qu’une persécution commise par des tiers peut être considérée comme fondant une crainte légitime de persécution au sens de la Convention de Genève uniquement en cas de défaut de protection de la part des autorités publiques pour l’un des motifs énoncés par ladite Convention et dont l’existence doit être mise suffisamment en évidence par le demandeur d’asile. En outre, la notion de protection de la part du pays d’origine de ses habitants contre des agissements de groupes de la population n’implique pas une sécurité physique absolue des habitants contre la commission de tout acte de violence, et une persécution ne saurait être admise dès la commission matérielle d’un acte criminel (cf. Jean-
Yves CARLIER : Qu’est-ce qu’un réfugié ?, Bruylant, 1998, p. 113, nos 73-s). Pareillement, ce n’est pas la motivation d’un acte criminel qui est déterminante pour ériger une persécution commise par un tiers en un motif d’octroi du statut de réfugié, mais l’élément déterminant à cet égard réside dans l’encouragement ou la tolérance par les autorités en place, voire l’incapacité de celles-ci d’offrir une protection appropriée.
Or, en l’espèce, le demandeur reste en défaut de démontrer concrètement que les autorités nigérianes chargées du maintien de la sécurité et de l’ordre publics ne soient ni disposées ni capables de lui assurer un niveau de protection suffisant, étant relevé qu’il ne s’est à aucun moment adressé aux autorités en place.
Pour le surplus, il n’appert pas des éléments d’appréciation soumis au tribunal qu’une possibilité de fuite interne lui aurait été impossible, pareille possibilité de trouver refuge dans une autre partie de son pays d’origine paraissant tout à fait possible, étant entendu que la Convention de Genève vise le pays d’origine ou de nationalité d’un demandeur d’asile sans restriction territoriale et que le défaut d’établir des raisons suffisantes pour lesquelles un demandeur d’asile ne serait pas en mesure de s’installer dans une autre région de son pays d’origine et de profiter ainsi d’une possibilité de fuite interne doit être pris en compte pour refuser la reconnaissance du statut de réfugié (cf. trib. adm. 10 janvier 2001, n° 12240 du rôle, Pas. adm. 2005, V° Etrangers, n° 62 et autres références y citées).
Il résulte des développements qui précèdent que le demandeur reste en défaut d’établir une persécution ou un risque de persécution au sens de la Convention de Genève dans son pays de provenance, de manière que le recours en réformation doit être rejeté comme n’étant pas fondé.
Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant à l’égard de toutes les parties ;
reçoit le recours principal en réformation en la forme ;
au fond, le déclare non justifié et en déboute ;
déclare le recours subsidiaire en annulation irrecevable ;
condamne le demandeur aux frais.
Ainsi jugé par:
M. Schockweiler, premier vice-président, M. Schroeder, premier juge, M. Spielmann, juge, et lu à l’audience publique du 11 octobre 2006 par le premier vice-président, en présence de M. Legille, greffier.
Legille Schockweiler 6