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19/07/2006 | LUXEMBOURG | N°21117

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 19 juillet 2006, 21117


Numéro 21117 du rôle Tribunal administratif du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 13 mars 2006 Audience publique du 19 juillet 2006 Recours formé par Monsieur …, … (F) contre un arrêté du ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration en matière de police des étrangers

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JUGEMENT

Vu la requête, inscrite sous le numéro 21117 du rôle, déposée le 13 mars 2006 au greffe du tribunal administratif par Maître Lionel SPET, avocat à la C

our, assisté de Maître Luc WAISSE, avocat, les deux inscrits au tableau de l’Ordre des avoc...

Numéro 21117 du rôle Tribunal administratif du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 13 mars 2006 Audience publique du 19 juillet 2006 Recours formé par Monsieur …, … (F) contre un arrêté du ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration en matière de police des étrangers

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JUGEMENT

Vu la requête, inscrite sous le numéro 21117 du rôle, déposée le 13 mars 2006 au greffe du tribunal administratif par Maître Lionel SPET, avocat à la Cour, assisté de Maître Luc WAISSE, avocat, les deux inscrits au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, … (Belgique), de nationalité française, demeurant à F-…, tendant à la réformation, sinon à l’annulation d’un arrêté du ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration du 6 février 2006 lui refusant l’entrée et le séjour au pays et lui enjoignant de quitter le territoire dans les 15 jours à partir de sa mise en liberté;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 27 avril 2006;

Vu le mémoire en réplique déposé au greffe du tribunal administratif le 24 mai 2006 par Maître Lionel SPET, assisté de Maître Luc WAISSE, pour compte de Monsieur …;

Vu les pièces versées en cause et notamment l’arrêté critiqué;

Ouï le juge-rapporteur en son rapport, ainsi que Maître Luc WAISSE et Monsieur le délégué du gouvernement Guy SCHLEDER en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 12 juin 2006.

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Ayant fait l’objet de poursuites pénales pour escroquerie et abus de confiance, Monsieur …, préqualifié, fut placé en détention préventive suivant mandat de dépôt du juge d’instruction près le tribunal d’arrondissement de Luxembourg du 11 mars 2004.

Par arrêt de la Cour Supérieure de Justice du 13 décembre 2005, rendu sur appel contre un jugement du Tribunal correctionnel de Luxembourg du 18 novembre 2004, Monsieur … fut définitivement condamné du chef d’escroquerie, d’abus de confiance, de faux et d’usage de faux et de contrefaçon de sceau à une peine d’emprisonnement de quatre ans, dont deux ans avec sursis probatoire, et à une amende de 1.000 €.

Suivant arrêté du 6 février 2006, le ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration, ci-après désigné par le « ministre », refusa l’entrée et le séjour à Monsieur … et lui enjoignit de quitter le pays dans un délai de 15 jours après notification de cet arrêté, sinon, en cas de détention, dans un délai de 15 jours après la mise en liberté. Cet arrêté est fondé sur les motifs énoncés comme suit :

« Vu les antécédents judiciaires de l’intéressé ;

Attendu que l’intéressé est susceptible de compromettre la sécurité et l’ordre publics ».

Monsieur … fut mis en liberté le 1er mars 2006.

Par requête déposée le 13 mars 2006, Monsieur … a fait introduire un recours contentieux tendant à la réformation, sinon à l’annulation de cet arrêté ministériel du 6 février 2006.

C’est à juste titre que le délégué du gouvernement relève qu’aucune disposition légale n’instaure un recours au fond en la présente matière et que le tribunal est partant incompétent pour connaître du recours principal en réformation. Cette conclusion n’est pas ébranlée par la référence erronée faite par le demandeur à l’article 15 (9) de la loi modifiée du 28 mars 1972 concernant 1° l’entrée et le séjour des étrangers ; 2° le contrôle médical des étrangers, 3° l’emploi de la main-d’oeuvre étrangère, étant donné que le recours au fond y instauré n’est applicable qu’à l’encontre de décisions de placement prévues par ledit article.

Le recours subsidiaire en annulation est par contre recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.

A l’appui de son recours, le demandeur expose qu’au cours de sa détention au Centre pénitentiaire, il aurait été victime de coups et blessures volontaires en date du 23 août 2004, qu’il aurait alors subi une fracture complexe du visage, à savoir une fracture déplacée du malaire à gauche avec fracture et enfoncement du mur antérieur et postérieur du sinus maxillaire gauche, ainsi qu’une fracture des os propres du nez et un traumatisme et fracas des dents n° 21 et 11 et qu’il aurait été soigné par le docteur … qui continuerait à le traiter pour suivre l’évolution des lésions. Le demandeur estime qu’il devrait se rendre également dans le futur au Luxembourg pour « un suivi médical dans des conditions optimales ».

Le demandeur fait encore valoir qu’il aurait déposé contre un codétenu une plainte en raison des violences dont il aurait été victime, laquelle aurait donné lieu à l’ouverture d’une enquête préliminaire dans le cadre de laquelle il n’aurait pas encore été entendu. Il considère qu’il devrait se rendre encore sur le territoire luxembourgeois dans le cadre de cette enquête et en vue de poursuivre l’action en indemnisation du préjudice par lui subi.

Le demandeur signale encore qu’il aurait été condamné à une peine privative de liberté assortie d’un sursis probatoire, entraînant qu’il devrait exécuter durant la période de sursis « les obligations caractéristiques de la probation auprès des autorités luxembourgeoises » sous peine de voir son sursis révoqué et qu’il devrait partant retourner régulièrement sur le territoire luxembourgeois de ce chef.

Le demandeur fait finalement état de perspectives de trouver un emploi au Luxembourg qui se trouveraient anéanties par l’arrêté critiqué.

Le demandeur reproche au ministre de ne pas avoir tenu compte de l’ensemble de ces éléments traduisant la nécessité de se rendre sur le territoire luxembourgeois à de nombreuses reprises et dans le but de satisfaire à plusieurs intérêts légitimes et d’avoir ainsi procédé à une application erronée du pouvoir d’appréciation lui conféré par l’article 2 de la loi prévisée du 28 mars 1972.

Le demandeur conteste « en outre et en tout état de cause » que sa présence sur le territoire luxembourgeois constituerait un danger pour la sécurité, la tranquillité, l’ordre ou la santé publics et que ses antécédents judiciaires, se résumant à la condamnation par l’arrêt prévisé du 13 décembre 2005, satisferaient aux « critères légaux du refus de l’entrée et du séjour sur le territoire luxembourgeois ».

Le délégué du gouvernement rétorque que le demandeur se serait établi au Luxembourg en date du 13 avril 1984, mais qu’il se serait installé en France à partir du 25 septembre 1984. Il fait valoir que le ministre aurait refusé l’entrée et le séjour au demandeur sur base du constat dans le prédit jugement du 18 novembre 2004 d’une preuve d’une énergie criminelle exemplaire et du défaut d’un repentir actif sérieux dans le chef du demandeur. Le représentant considère que les considérations du demandeur de devoir rentrer au Luxembourg seraient à écarter alors qu’il s’agirait de modalités d’exécution de l’arrêt du 13 décembre 2005 et qu’un étranger même interdit de séjour pourrait toujours se faire autoriser par le ministre à se rendre au Luxembourg sur base d’une demande dûment motivée et se faire ainsi délivrer un sauf-conduit. Le délégué du gouvernement conteste l’existence d’une erreur manifeste d’appréciation en l’espèce en faisant valoir que la gravité et le nombre des infractions récentes et la condamnation du demandeur à une peine d’emprisonnement de quatre ans justifierait la mesure prise par le ministre qui devrait s’assurer qu’un étranger ne puisse continuer à mettre gravement en danger l’ordre public au Luxembourg.

Le demandeur réitère en termes de réplique son moyen tiré de son obligation d’accomplir les mesures de probation lui imposées au Luxembourg, de la nécessité pour lui de se soumettre à un suivi postopératoire par son chirurgien et du besoin de donner suite aux convocations de la police judiciaire dans le cadre de sa plainte contre un codétenu, circonstances qui seraient inconciliables avec l’arrêté critiqué.

Dans la mesure où le demandeur est un ressortissant d’un Etat membre de l’Union européenne, en l’espèce la France, et où, en exécution de l’article 37 de la loi précitée du 28 mars 1972, « le gouvernement est autorisé à prendre par voie de règlement grand-ducal les mesures nécessaires à l’exécution des obligations assumées en vertu de conventions internationales dans le domaine régi par la (…) loi (…) » [précitée du 28 mars 1972] et où ces « règlements pourront déroger aux dispositions de la présente loi dans la mesure requise par l’exécution de l’obligation internationale », le règlement grand-ducal du 28 mars 1972 relatif aux conditions d’entrée et de séjour de certaines catégories d’étrangers faisant l’objet de conventions internationales, faisant entrer dans son champ d’application les ressortissants des Etats membres de l’Union européenne et des Etats ayant adhéré à l’Accord sur l’Espace Economique Européen occupant un emploi salarié au Luxembourg ou qui exercent le droit de demeurer conformément aux règlements et directives CEE, doit trouver application en l’espèce, étant donné qu’il a transposé en droit interne la directive 64/221/CEE du Conseil du 25 février 1964 pour la coordination des mesures spéciales aux étrangers en matière de déplacement et de séjour justifiées par des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique, ci-après désignée par la « directive 64/221 ».

Au vœu de l’article 3 alinéa 1er dudit règlement grand-ducal du 28 mars 1972, « les personnes mentionnées à l’article 1er sub 1 à 10, âgées de plus de quinze ans, qui se proposent de résider au Luxembourg plus de trois mois, obtiennent une carte de séjour ».

Conformément à l’article 9 du règlement grand-ducal précité « la carte de séjour ne peut être refusée (…) que pour des raisons d’ordre public, de sécurité publique ou de santé publique, sans préjudice de la disposition de l’article 4, alinéa 3. La seule existence de condamnations pénales ne peut automatiquement motiver ces mesures. Le refus d’entrée ou de délivrance du 1er titre de séjour ne peut intervenir pour raison de santé publique qu’en cas de constatation d’une des maladies ou infirmités suivantes: (…). Ces raisons ne peuvent être invoquées à des fins économiques. Les mesures d’ordre public ou de sécurité publique doivent être fondées exclusivement sur le comportement personnel de l’individu qui en fait l’objet ».

Dans la mesure où le droit d’entrée et de séjour aux fins voulues par le traité de l’Union européenne constitue un droit directement conféré aux individus par l’ordre juridique communautaire et où le règlement grand-ducal prévisé du 28 mars 1972 constitue notamment la transposition en droit interne de la directive 64/221 qui permet de refuser l’accès au territoire à tout étranger dont la présence constituerait une menace pour l’ordre public ou la sécurité publique, les dispositions de ce texte réglementaire doivent être appliquées et interprétées en conformité avec les exigences du droit communautaire.

Les réserves d’ordre public et de santé publique constituent des dérogations au principe général de libre circulation et sont interprétées de manière restrictive, s’agissant de dérogations à un principe fondamental du traité.

Ainsi, conformément à la jurisprudence de la Cour de Justice des Communautés Européennes (CJCE), seul un comportement personnel de nature à constituer une menace réelle et suffisamment grave affectant un intérêt fondamental de la société peut justifier notamment une décision d’éloignement d’un ressortissant communautaire du territoire d’un Etat membre. Il est partant requis, pour que la condition justifiant la dérogation au principe ci-avant énoncé soit remplie, que les agissements du ressortissant communautaire soient d’une gravité telle que sa présence sur le territoire de l’Etat accueil paraisse intolérable (CJCE 28 octobre 1975, Rutili ; CJCE 27 octobre 1977, Bouchereau).

Par voie de conséquence, les autorités administratives de l’Etat d’accueil ne peuvent se limiter en ne prenant en considération que les condamnations pénales éventuelles que le ressortissant communautaire a, le cas échéant, pu encourir sur leur territoire, mais elles doivent également prendre en considération dans quelle mesure ledit étranger risque à nouveau de porter atteinte à l’ordre public ou à la sécurité publique sur le territoire de leur Etat et pour que ce risque puisse légalement justifier une décision d’éloignement à prendre à l’égard dudit ressortissant communautaire, il faut que le comportement que celui-ci est susceptible d’avoir dans le futur puisse non seulement être considéré comme constituant une menace réelle et suffisamment grave de porter de nouveau atteinte à l’ordre ou à la sécurité publics, mais que ce comportement soit de nature à porter atteinte à un intérêt fondamental de la société, c’est-à-dire que ledit comportement risque d’être d’une gravité telle que la présence dudit étranger sur le territoire de l’Etat d’accueil paraisse intolérable (Cour adm. 20 octobre 2005, n° 19604C, non encore publié).

Or, en l’espèce, le ministre s’est fondé exclusivement, aucune autre condamnation pénale n’étant avancée ou établie en cause, sur la condamnation du demandeur prononcée par l’arrêt prévisé du 13 décembre 2005 et sur certains extraits de la motivation à la base du jugement précité du Tribunal correctionnel du 12 novembre 2004 pour fonder le motif à la base de l’arrêté déféré de l’existence d’une menace pour l’ordre public ou la sécurité publique dans le chef du demandeur.

Il convient cependant de constater que les faits à la base de la condamnation définitive par l’arrêt prévisé du 13 décembre 2005 sont certes constitutifs des délits d’escroquerie, d’abus de confiance, de faux et d’usage de faux et de menace avec attentat sur les personnes, mais que les faits en cause se résument en substance en l’invention par le demandeur d’une histoire fictive d’un stock d’ordinateurs provenant d’une faillite ou liquidation qu’il pourrait vendre à bon prix pour amener un certain cercle de personnes à en vouloir acquérir et lui payer des avances sur le prix sans qu’il ne puisse effectivement livrer un ordinateur, ainsi qu’en la falsification de contrats de nettoyage d’immeubles que le demandeur utilisait en tant que délégué commercial de plusieurs sociétés de nettoyage, l’infraction de menace ayant été commise par le demandeur à l’égard de son employeur qui commençait à contrôler le volume de ses communications à travers le téléphone mobile mis à sa disposition et à contacter les numéros d’appel précédemment composés par le demandeur.

S’il est vrai que le Tribunal correctionnel a attesté au demandeur une « énergie criminelle exemplaire abusant de la crédulité de ses victimes qu’il connaissait de par ses fonctions professionnelles » et que les parties civiles ont obtenu la condamnation du demandeur à une indemnisation d’un total de 21.183 €, il n’en reste pas moins que ces atteintes aux biens de particuliers et attaques verbales constituent certes une atteinte à l’ordre public, mais ne peuvent être reconnues comme étant d’une gravité telle que la présence du demandeur sur le territoire luxembourgeois paraisse intolérable, aucun autre élément concret en ce sens n’étant avancé en cause. De même, cette unique condamnation est insuffisante pour caractériser un risque concret que le demandeur porte à nouveau atteinte à l’ordre public ou à la sécurité publique sur le territoire luxembourgeois.

Il découle de ces développements que le ministre n’a pas tenu dûment compte en l’espèce de la restriction par le droit communautaire et notamment la directive 64/221 du pouvoir d’un Etat membre en ce qui concerne l’appréciation du comportement susceptible de fonder un recours à la notion de risque d’atteinte à l’ordre public et partant de la limitation portée, en ce qui concerne les ressortissants communautaires, à son pouvoir d’appréciation lui conféré par l’article 2 de la loi prévisée du 28 mars 1972.

Par voie de conséquence, le recours est fondé et l’arrêté critiqué du 6 février 2006 encourt l’annulation pour violation de la loi.

PAR CES MOTIFS le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant à l’égard de toutes les parties, se déclare incompétent pour connaître du recours principal en réformation, reçoit le recours subsidiaire en annulation en la forme, au fond, le déclare justifié, partant, annule l’arrêté critiqué du ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration du 6 février 2006, condamne l’Etat aux frais.

Ainsi jugé par:

M. SCHOCKWEILER, premier vice-président, M. SCHROEDER, premier juge, Mme GILLARDIN, juge, et lu à l’audience publique du 19 juillet 2006 par le premier vice-président en présence de M. SCHMIT, greffier en chef.

s. SCHMIT S. SCHOCKWEILER 6


Synthèse
Formation : Deuxième chambre
Numéro d'arrêt : 21117
Date de la décision : 19/07/2006

Origine de la décision
Date de l'import : 12/12/2019
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2006-07-19;21117 ?

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