Numéro 21001 du rôle Tribunal administratif du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 10 février 2006 Audience publique du 3 juillet 2006 Recours formé par Monsieur …, … contre deux décisions du ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration en matière de statut de réfugié
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JUGEMENT
Vu la requête, inscrite sous le numéro 21001 du rôle, déposée le 10 février 2006 au greffe du tribunal administratif par Maître Nicky STOFFEL, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à Emonu Village (Delast State/Nigeria), de nationalité nigériane, demeurant actuellement à L-…, tendant à la réformation, sinon à l’annulation d’une décision du ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration du 16 novembre 2005 portant rejet de sa demande en reconnaissance du statut de réfugié comme n’étant pas fondée, ainsi que d’une décision confirmative du même ministre du 10 janvier 2006 prise sur recours gracieux;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 27 mars 2006;
Vu le mémoire en réplique déposé au greffe du tribunal administratif le 10 avril 2006 par Maître Nicky STOFFEL pour compte de Monsieur …;
Vu les pièces versées en cause et notamment les décisions critiquées;
Ouï le juge-rapporteur en son rapport, ainsi que Maître Brigitte CZOSKE, en remplacement de Maître Nicky STOFFEL, et Monsieur le délégué du gouvernement Gilles ROTH en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 22 mai 2006.
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Le 16 janvier 2004, Monsieur …, préqualifié, introduisit auprès du service compétent du ministère de la Justice une demande en reconnaissance du statut de réfugié au sens de la Convention de Genève du 28 juillet 1951, relative au statut des réfugiés, approuvée par une loi du 20 mai 1953, et du Protocole relatif au statut des réfugiés, fait à New York, le 31 janvier 1967, approuvé par règlement grand-ducal du 6 janvier 1971, l’ensemble de ces dispositions étant ci-après dénommé « la Convention de Genève ».
En date du même jour, Monsieur … fut entendu par un agent du service de police judiciaire, section police des étrangers et des jeux, de la police grand-ducale, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.
Il fut entendu en date du 24 juin 2004 par un agent du ministère de la Justice sur les motifs à la base de sa demande d’asile.
Le ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration, ci-après désigné par le « ministre », l’informa par décision du 16 novembre 2005, notifiée par courrier recommandé du 17 novembre 2005, que sa demande avait été rejetée comme n’étant pas fondée aux motifs énoncés comme suit :
« En mains le rapport du Service de Police Judiciaire du 16 janvier 2004 et le rapport d’audition de l’agent du Ministère de la Justice du 24 juin 2004.
Il ressort du rapport du Service de Police Judiciaire que vous auriez quitté votre terre natale dans le courant du mois d’août, pendant la saison des pluies. Vous vous seriez caché dans la forêt jusqu’à ce qu’un prêtre blanc s’occupe de vous et vous promette de vous emmener en Europe. Il vous aurait fait embarquer sur un bateau, vous aurait apporté des vivres durant la traversée et vous aurait aidé à quitter le bateau. Vous ne sauriez pas où le bateau aurait accosté ni comment vous êtes arrivé jusqu’au Luxembourg. Le dépôt de votre demande d’asile date du 15 janvier 2004. Vous ne présentez aucune pièce d’identité.
Il résulte de vos déclarations que vous appartiendriez à l’ethnie « Itshekiri » et auriez tout le temps vécu dans l’Etat du Delta où sévit une crise ethnique entre Ijaws et Itsekiris. Dans ce contexte, votre mère et votre sœur auraient été tuées par les Ijaws alors qu’ils attaquaient votre village, durant la première semaine d’août 2003. Vous-même auriez échappé au massacre car auriez été en train de pêcher à la rivière. A la suite de cet événement, votre professeur aux cours du soir, le père Francis, vous aurait immédiatement dit de quitter le pays car de telles attaques contre les Itsekiris se produiraient dans tout le pays. Vous auriez passé quelque temps dans la forêt puis auriez été accompagné par le père Francis jusqu’en Europe. Vous auriez ainsi pris deux bateaux, un petit qui vous aurait emmené jusqu’à un grand, puis un camion. C’est à ce moment là que le père Francis vous aurait abandonné. Une fille dans la rue vous aurait alors expliqué dans quel pays vous vous trouviez, et vous aurait indiqué le bureau du service des réfugiés où vous vous seriez présenté le jour même.
Enfin, vous admettez n’avoir subi aucune persécution ni mauvais traitement, et ne pas être membre d’un parti politique.
Il y a d’abord lieu de relever que la reconnaissance du statut de réfugié n’est pas uniquement conditionnée par la situation générale du pays d’origine, mais aussi et surtout par la situation particulière du demandeur d’asile qui doit établir, concrètement, que sa situation individuelle est telle qu’elle laisse supposer une crainte justifiée de persécution au sens de la Convention de Genève.
Il convient d’établir qu’il est peu probable que vous n’ayez rien payé pour votre voyage en Europe et que vous ne sachiez pas où vous auriez accosté avec le bateau alors que le père Francis que vous connaissiez se serait occupé de vous et aurait organisé votre voyage pour venir au Luxembourg.
Bien que condamnant le meurtre de votre mère et votre sœur par les Ijaws, ceci ne saurait constituer un motif justifiant la reconnaissance du statut de réfugié. En effet, les différentes attaques perpétuées par les Ijaws ne peuvent à elles seules, fonder dans le chef du demandeur d’asile une crainte justifiée d’être persécuté dans son pays d’origine du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses convictions politiques ainsi que le prévoit l’article 1er, section 1, § 2 de la Convention de Genève. En effet, les Ijaws en général ne sauraient être considérés comme agents de persécution au sens de la Convention de Genève. Votre peur de vous faire tuer par ces derniers ne saurait par conséquent fonder une demande en obtention du statut de réfugié politique.
Vos motifs traduisent donc plutôt un sentiment général d’insécurité qu’une crainte de persécution. Or, un sentiment général d’insécurité ne constitue pas une crainte justifiée de persécution au sens de la prédite Convention.
Il ne ressort également pas de votre dossier que les autorités nigérianes auraient refusé ou seraient dans l’incapacité de vous fournir une protection quelconque. En outre, concernant la situation actuelle au Delta State, il convient de relever que des accords de paix ont été passés récemment entre les différentes communautés ethniques afin de mettre fin au conflit en question.
Quoi qu’il en soit, ce conflit est limité au seul territoire de Warri. Vos allégations selon lesquelles les Ijaws vous poursuivraient à travers tout le territoire sont fort improbables, d’autant plus que vous n’en apportez aucune preuve et n’avez vous-même pas vérifié ces informations qui vous auraient été transmises (vous dites « we heard… »).
Enfin, vous n’apportez en l’espèce aucune raison valable justifiant une impossibilité de vous installer dans une autre région de votre pays d’origine pour ainsi profiter d’une fuite interne.
Par conséquent vous n’alléguez aucune crainte raisonnable de persécution susceptible de rendre votre vie intolérable dans votre pays. Ainsi une crainte justifiée de persécution en raison d’opinions politiques, de la race, de la religion, de la nationalité ou de l’appartenance à un groupe social n’est pas établie.
Votre demande en obtention du statut de réfugié est dès lors refusée comme non fondée au sens de l’article 11 de la loi du 3 avril 1996 portant création 1) d’une procédure relative à l’examen d’une demande d’asile ; 2) d’un régime de protection temporaire, de sorte que vous ne saurez bénéficier de la protection accordée par la Convention de Genève ».
Le recours gracieux formé par courrier de son mandataire du 16 décembre 2005 ayant été rencontré par une décision confirmative du même ministre du 10 janvier 2006, Monsieur … a fait introduire un recours en réformation, sinon en annulation à l’encontre des décisions ministérielles initiale du 16 novembre 2005 et confirmative du 10 janvier 2006 par requête déposée le 10 février 2006.
L’article 12 de la loi modifiée du 3 avril 1996 portant création 1. d’une procédure relative à l’examen d’une demande d’asile, 2. d’un régime de protection temporaire, instaurant un recours au fond en matière de demandes d’asile déclarées non fondées, le tribunal est compétent pour connaître du recours principal en réformation, lequel est également recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi. Le recours subsidiaire en annulation est en conséquence irrecevable.
A l’appui de son recours, le demandeur expose qu’il appartiendrait à l’ethnie des Itshekiris et serait originaire de l’Etat du Delta au Nigeria et que les ethnies de cet Etat, dont notamment les Ijaws et les Itshekiris, se livreraient depuis des années à des guerres ayant déjà causé de nombreuses victimes et trouvant ses causes profondes dans l’accès inégal aux ressources économiques et les conséquences des pratiques des entreprises multinationales y présentes. Il ajoute que, s’il est vrai qu’une force d’intervention conjointe envoyée par le gouvernement fédéral pour lutter contre l’augmentation de la violence se trouve sur place, cette force serait elle-même accusée d’avoir commis des violations des droits de l’homme et que la violence régnerait toujours dans l’Etat du Delta, le Congrès National des Ijaws (INC) ayant décidé de désavouer l’accord de paix censé mettre fin aux affrontements. Concernant sa situation personnelle, le demandeur fait valoir que sa mère et sa sœur auraient été tuées par des Ijaws et qu’en raison de son appartenance à la même ethnie, il risquerait de subir le même sort au vu de la fréquence des attaques de membres de cette ethnie contre des membres d’autres ethnies. Le demandeur conclut qu’il ferait état d’un risque concret de persécution du fait de sa race, sinon de son appartenance à un groupe social, de manière que les décisions ministérielles critiquées devraient encourir la réformation.
Le représentant étatique soutient que le ministre aurait fait une saine appréciation de la situation du demandeur et que son recours laisserait d’être fondé.
Le demandeur rétorque en termes de réplique que ce serait la situation générale dans un pays d’origine qui permettrait voire favoriserait la commission d’exactions, que l’Etat du Delta serait déjà depuis un bon nombre d’années le théâtre de confrontations majeures entre les populations et que les autorités n’auraient pas pris de mesures pour traduire en justice les auteurs de crimes graves. Le demandeur retrace l’histoire politique du Nigeria pour relever qu’un président élu se trouve certes à la tête du pays, mais que de nombreux groupes d’auto-
défense et des milices privées seraient implantés au pays sans que les autorités du pays n’arriveraient à empêcher l’effritement de son pouvoir en découlant. Le demandeur ajoute que la région du sud serait en proie à « des conflits permanents liés au dossier du contrôle et du partage de la rente pétrolière » et à des disputes entre les populations locales.
Aux termes de l’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève, le terme « réfugié » s’applique à toute personne qui « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion et de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner ».
La reconnaissance du statut de réfugié n’est pas uniquement conditionnée par la situation générale du pays d’origine mais aussi et surtout par la situation particulière du demandeur d’asile qui doit établir, concrètement, que sa situation subjective spécifique a été telle qu’elle laissait supposer un danger sérieux pour sa personne. Dans ce contexte, il convient encore de préciser que le tribunal est appelé, dans le cadre d'un recours en réformation, à apprécier le bien-fondé et l'opportunité d'une décision entreprise en tenant compte de la situation existant au moment où il statue.
En l’espèce, l’examen des déclarations faites par le demandeur lors de son audition du 24 juin 2004, telles que celles-ci ont été relatées dans le compte rendu figurant au dossier, ensemble les moyens et arguments développés au cours des procédures gracieuse et contentieuse et les pièces produites en cause, amène le tribunal à conclure que le demandeur reste en défaut de faire état et d’établir à suffisance de droit des raisons personnelles de nature à justifier dans son chef une crainte actuelle justifiée de persécution du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses convictions politiques ainsi que le prévoit l’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève.
En effet, si le demandeur tend certes à décrire une situation de conflit et d’insécurité dans son pays d’origine et essentiellement dans sa région d’origine, il n’en reste pas moins que ni une situation de guerre, ni a fortiori une situation d’après-guerre ne caractérisent en elles-mêmes à suffisance une crainte de persécution au sens de la Convention de Genève (trib. adm. 25 octobre 2004, n° 18103, Pas. adm. 2005, v° Etrangers, n° 67).
En outre, le demandeur fait état d’un seul événement concret, à savoir une attaque d’Ijaws contre son village d’origine lors de laquelle sa mère et sa sœur auraient été tuées. Si cet événement a bien été vécu dramatiquement par le demandeur, il ne constitue pas à lui seul la preuve d’un risque concret pour le demandeur de faire individuellement et personnellement l’objet de persécutions. Le demandeur a en outre déclaré lors de son audition ne pas avoir fait l’objet d’autres persécutions.
Finalement, les risques allégués par le demandeur se limitent essentiellement à sa région d’origine et il n’a pas, au-delà de l’affirmation générale d’une situation d’insécurité au Nigeria, concrètement établi l’impossibilité pour lui de s’installer dans une autre partie de ce pays, étant entendu que la Convention de Genève vise le pays d’origine ou de nationalité du demandeur d’asile sans restriction territoriale et que le défaut d’établir les raisons suffisantes pour lesquelles un demandeur d’asile ne serait pas en mesure de s’installer dans une autre région de son pays d’origine et de profiter ainsi d’une possibilité de fuite interne doit être pris en compte pour refuser la reconnaissance du statut de réfugié (cf. trib. adm. 10 janvier 2001, n° 12240 du rôle, Pas. adm. 2005, v° Etrangers, n° 62 et autres références y citées).
Il résulte des développements qui précèdent que le demandeur reste en défaut d’établir une persécution ou un risque de persécution au sens de la Convention de Genève dans son pays de provenance, de manière que le recours en réformation doit être rejeté comme n’étant pas fondé.
PAR CES MOTIFS le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant à l’égard de toutes les parties, reçoit le recours principal en réformation en la forme, au fond, le déclare non justifié et en déboute, déclare le recours subsidiaire en annulation irrecevable, condamne le demandeur aux frais.
Ainsi jugé par:
M. SCHOCKWEILER, premier vice-président, M. SCHROEDER, premier juge, M. SPIELMANN, juge, et lu à l’audience publique du 3 juillet 2006 par le premier vice-président en présence de M. LEGILLE, greffier.
LEGILLE SCHOCKWEILER 6