Tribunal administratif N° 21242 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 11 avril 2006 Audience publique du 26 juin 2006
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Recours introduit par Madame …, … contre deux décisions du ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration en matière de statut de réfugié
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 21242 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif en date du 11 avril 2006 par Maître Pascale PETOUD, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Madame …, née le … à Iguayanwen (Nigeria), de nationalité nigériane, demeurant actuellement à L-…, tendant à la réformation d’une décision du ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration du 16 février 2006, ayant rejeté sa demande en reconnaissance du statut de réfugié comme n’étant pas fondée, ainsi que d’une décision confirmative du même ministre du 27 mars 2006, prise sur recours gracieux ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 27 avril 2006 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment les décisions ministérielles entreprises ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Pascale PETOUD et Monsieur le délégué du gouvernement Jean-Paul REITER en leurs plaidoiries respectives.
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Le 24 février 2004, Madame … introduisit auprès du service compétent du ministère de la Justice une demande en reconnaissance du statut de réfugié au sens de la Convention de Genève du 28 juillet 1951, relative au statut des réfugiés, approuvée par une loi du 20 mai 1953, et du Protocole relatif au statut des réfugiés, fait à New York, le 31 janvier 1967, approuvé par règlement grand-ducal du 6 janvier 1971, l’ensemble de ces dispositions étant ci-après dénommé « la Convention de Genève ».
Madame … fut entendue en date des 6 et 19 juillet 2004 par un agent du ministère de la Justice sur les motifs à la base de sa demande d’asile.
Par décision du 16 février 2006, envoyée par lettre recommandée en date du 20 février 2006, le ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration, entre-temps devenu compétent en la matière, informa Madame … que sa demande avait été refusée. Cette décision est libellée comme suit :
« En mains le rapport d’audition de l’agent du Ministère de la Justice des 6 et 19 juillet 2004.
Il résulte de vos déclarations que le 28 décembre 2003, un conflit aurait éclaté dans votre village, Iguayanwen dans l’Etat d’Edo entre chrétiens et musulmans en raison d’une revendication de terre. Le conflit aurait tué environ 15 personnes ou plus et de nombreuses maisons auraient été brûlées, notamment la vôtre. Parmi les victimes figureraient votre père et votre frère. Au moment des faits vous auriez été à l’église pour prier et à votre sortie vous auriez pu constater les dégâts. Alors, ensemble avec votre mère et votre sœur vous auriez cherché refuge dans un autre village où la Croix Rouge vous aurait pris en charge. Puis, on vous aurait confié à un autre groupe, qui aurait organisé, sans contrepartie financière, votre voyage pour le Maroc où un bateau vous aurait emmené jusqu’en Europe. Pourtant, vous ignorez dans quel pays le bateau aurait accosté. Finalement, un chauffeur de camion vous aurait conduit jusqu’au Luxembourg. Le dépôt de votre demande d’asile date du 24 février 2004. Vous ne présentez aucune pièce d’identité.
Enfin, vous admettez n’avoir subi aucune autre persécution ni mauvais traitement, et ne pas être membre d’un parti politique.
Il y a d’abord lieu de relever que la reconnaissance du statut de réfugié n’est pas uniquement conditionnée par la situation générale du pays d’origine, mais aussi et surtout par la situation particulière du demandeur d’asile qui doit établir, concrètement, que sa situation individuelle est telle qu’elle laisse supposer une crainte justifiée de persécution au sens de la Convention de Genève.
Force est cependant de constater qu’à défaut de pièces, un demandeur d’asile doit au moins pouvoir présenter un récit crédible et cohérent. Or, il convient de relever des incohérences dans votre récit. Lors de la première audition vous déclarez que votre père est mort le 28 décembre 2003 suite au conflit entre les musulmans et les chrétiens. Ensuite, lors de la deuxième audition, vous dites avoir quitté votre pays natal à cause de ce conflit, mais en même temps vous affirmez que votre problème n’aurait commencé que le 28 janvier 2004. En ce qui concerne le conflit qui aurait sévi dans votre village, vous indiquez d’abord (p. 3) qu’il se serait agi d’une dispute entre musulmans et catholiques, puis que les combats proviendraient de la région de Warri (où les combats opposent les milices ethniques des Ijaw, Urhobo et Itsekeri sur des questions de contrôle sur les compagnies pétrolières) alors que p.
16, vous annoncez que des rebelles musulmans qui vous auraient attaqués seraient les Ijaw et « Isokos », que vous seriez voisins et qu’ils se battraient pour une terre. Notons également que vos réponses aux questions sur le Nigeria jettent un doute quant à vos origines. En effet, vous ne savez pas que Lagos était l’ancienne capitale du Nigeria. Puis, vous prétendez que lors des élections en 2003 seulement 2 partis politiques ont été enregistrés, alors qu’il y en a eu 30. Vous indiquez également qu’il y a 36 Etats au Nigeria sans pour autant en citer plus de 4. Enfin, vous prétendez que la loi de la « sharia » est appliquée partout au Nigeria, ce qui est totalement faux et surprenant, car uniquement 12 des 36 Etats sont concernés et l’Etat d’Edo, où vous auriez vécu, y est exclu. De telles allégations nous permettent de douter de la véracité des faits que vous alléguez.
De toutes façons, même à supposer les faits que vous alléguez comme établis, ils ne sauraient constituer un motif justifiant la reconnaissance du statut de réfugié, puisqu’ils ne peuvent, à eux seuls, fonder dans le chef du demandeur d’asile une crainte justifiée d’être persécuté dans votre pays d’origine du fait de votre race, de votre religion, de votre nationalité, de votre appartenance à un groupe social ou de vos convictions politiques ainsi que le prévoit l’article 1er, section 1, § 2 de la Convention de Genève. En effet, en l’espèce, le conflit qui aurait dévasté votre village et malencontreusement tué votre père et votre frère ne saurait entrer dans le cadre de la prédite Convention, puisque les musulmans qui l’auraient provoqué ne sauraient être considérés comme agents de persécutions au sens de la Convention de Genève. Une telle rivalité d’ordre privé, fondée sur des considérations davantage territoriales que religieuses, ne saurait constituer une persécution telle que définie par la Convention de Genève. En outre, bien que l’homicide de votre père et frère soit condamnable, vous n’avez personnellement subi aucune menace ni persécution et n’avez qu’une vague idée des raisons pour lesquelles vous seriez susceptible d’être poursuivie. Vos motifs traduisent donc plutôt un sentiment général d’insécurité qu’une crainte de persécution.
Or, un sentiment général d’insécurité ne constitue pas plus une crainte justifiée de persécution au sens de la prédite Convention.
De plus, il ressort du rapport de l’audition que vous n’avez pas requis la protection des autorités de votre pays, il n’est ainsi pas démontré que celles-ci seraient dans l’incapacité de vous fournir une protection.
En tout état de cause, vous n’apportez en l’espèce aucune raison valable justifiant une impossibilité de vous installer dans une autre région de votre pays d’origine pour ainsi profiter d’une fuite interne, d’autant plus que vous auriez fui dans deux villages différents où, aidée par la Croix Rouge, vous étiez en sécurité.
Ainsi, vous n’alléguez aucune crainte raisonnable de persécution susceptible de rendre votre vie intolérable dans votre pays. Une crainte justifiée de persécution en raison d’opinions politiques, de la race, de la religion, de la nationalité ou de l’appartenance à un groupe social n’est par conséquent pas établie.
Votre demande en obtention du statut de réfugié est dès lors refusée comme non fondée au sens de l’article 11 de la loi du 3 avril 1996 portant création 1) d’une procédure relative à l’examen d’une demande d’asile ; 2) d’un régime de protection temporaire, de sorte que vous ne saurez bénéficier de la protection accordée par la Convention de Genève ».
Le 15 mars 2006, Madame … formula, par le biais de son mandataire, un recours gracieux auprès du ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration à l’encontre de cette décision ministérielle.
Suivant décision du 27 mars 2006, envoyée le jour suivant par lettre recommandée, le ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration confirma sa décision initiale, « à défaut d’éléments pertinents nouveaux ».
Par requête déposée le 11 avril 2006, Madame … a fait introduire un recours en réformation contre les décisions ministérielles de refus prévisées des 16 février et 27 mars 2006.
Etant donné que l’article 12 de la loi modifiée du 3 avril 1996 portant création 1) d’une procédure relative à l’examen d’une demande d’asile ; 2) d’un régime de protection temporaire prévoit un recours en réformation en matière de demandes d’asile déclarées non fondées, seule une demande en réformation a pu être dirigée contre les décisions ministérielles entreprises. Le recours en réformation ayant été introduit dans les formes et délai prévus par la loi, il est recevable.
A l’appui de son recours, la demanderesse, déclarant être originaire du village de Iguayanwen dans l’Etat d’Edo au Nigeria et de confession chrétienne, reproche au ministre compétent d’avoir commis une erreur d’appréciation des faits en refusant sa demande d’asile.
Elle expose plus particulièrement que sa famille serait l’une des nombreuses victimes de la crise de la région du delta du Niger. Ainsi, le 28 décembre 2003, son village aurait fait l’objet d’une attaque, au cours de laquelle son père et son frère auraient trouvé la mort et leur maison aurait été détruite. Craignant une nouvelle attaque, elle se serait réfugiée avec sa mère dans un autre village pour finalement quitter le Nigeria et chercher refuge en Europe. Elle soutient encore que sa fuite serait légitime dans la mesure où les autorités fédérales de son pays d’origine ne la protègeraient pas, voire qu’elles participeraient aux violences d’origine ethnique et/ou religieuse dans le delta du Niger.
Le représentant étatique soutient que le ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration aurait fait une saine appréciation de la situation de la demanderesse et que son recours laisserait d’être fondé.
L’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève, précise que le terme « réfugié » s’applique à toute personne qui « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion et de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner ».
La reconnaissance du statut de réfugié n’est pas uniquement conditionnée par la situation générale du pays d’origine mais aussi et surtout par la situation particulière du demandeur d’asile qui doit établir, concrètement, que sa situation subjective spécifique a été telle qu’elle laissait supposer un danger sérieux pour sa personne.
L’examen des déclarations faites par la demanderesse lors de ses auditions, ensemble les moyens et arguments apportés au cours des procédures gracieuse et contentieuse et les pièces produites en cause, amène le tribunal à conclure que la demanderesse reste en défaut de faire état et d’établir à suffisance de droit des raisons personnelles de nature à justifier dans son chef une crainte actuelle justifiée de persécution du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques ainsi que le prévoit l’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève.
En effet, même en admettant la véracité de l’ensemble de ses déclarations, c’est-à-dire, en faisant abstraction des incohérences et contradictions relevées par l’autorité ministérielle dans le récit de la demanderesse, force est de constater que la demanderesse n’a pas fait état à suffisance de droit d’un état de persécution ou d’une crainte de persécution correspondant aux critères de fond définis par la Convention de Genève, mais uniquement d’un sentiment général d’insécurité insuffisant pour lui reconnaître le statut revendiqué.
Ainsi, il ressort tant du procès-verbal d’audition que des développements contenus dans la requête introductive d’instance que la demanderesse fait essentiellement état de sa crainte d’être persécutée par les musulmans respectivement d’être victime de violences interethniques, ces problèmes se situant dans le cadre plus général des affrontements existant entre les communautés chrétienne et musulmane, respectivement entre certaines communautés ethniques du Nigeria.
Or, en faisant état de sa crainte d’actes de persécution provenant de membres de la communauté musulmane respectivement d’autres ethnies de son pays, la demanderesse se prévaut d’actes de persécution émanant non pas des autorités publiques, mais de personnes privées. S’agissant ainsi d’actes émanant de certains éléments de la population, une persécution commise par des tiers peut être considérée comme fondant une crainte légitime de persécution au sens de la Convention de Genève uniquement en cas de défaut de protection de la part des autorités publiques pour l’un des motifs énoncés par ladite Convention et dont l’existence doit être mise suffisamment en évidence par le demandeur d’asile. En outre, la notion de protection de la part du pays d’origine de ses habitants contre des agissements de groupes de la population n’implique pas une sécurité physique absolue des habitants contre la commission de tout acte de violence, et une persécution ne saurait être admise dès la commission matérielle d’un acte criminel (cf. Jean-Yves Carlier : Qu’est-ce qu’un réfugié ?, Bruylant, 1998, p. 113, nos 73-s). Pareillement, ce n’est pas la motivation d’un acte criminel qui est déterminante pour ériger une persécution commise par un tiers en un motif d’octroi du statut de réfugié, mais l’élément déterminant à cet égard réside dans l’encouragement ou la tolérance par les autorités en place, voire l’incapacité de celles-ci d’offrir une protection appropriée.
En l’espèce, la demanderesse reste en défaut de démontrer concrètement que les autorités nigérianes ne soient ni disposées ni capables de lui assurer un niveau de protection suffisant, étant relevé qu’elle ne s’est à aucun moment adressée aux autorités en place.
Par ailleurs, il n’appert pas des éléments d’appréciation soumis au tribunal qu’une possibilité de fuite interne lui aurait été impossible, pareille possibilité de trouver refuge dans une autre partie de son pays d’origine paraissant tout à fait possible, étant entendu que la Convention de Genève vise le pays d’origine ou de nationalité d’un demandeur d’asile sans restriction territoriale et que le défaut d’établir des raisons suffisantes pour lesquelles un demandeur d’asile ne serait pas en mesure de s’installer dans une autre région de son pays d’origine et de profiter ainsi d’une possibilité de fuite interne doit être pris en compte pour refuser la reconnaissance du statut de réfugié (cf. trib. adm 10 janvier 2001, n° 12240 du rôle, Pas. adm. 2005, V° Etrangers, n° 62 et autres références y citées).
Il suit de ce qui précède que la demanderesse n’a pas fait état d’une persécution ou d’une crainte de persécution au sens de la Convention de Genève susceptible de justifier la reconnaissance du statut de réfugié dans son chef. Partant, le recours en réformation est à rejeter comme étant non fondé.
Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant à l’égard de toutes les parties ;
reçoit le recours en réformation en la forme ;
au fond, le déclare non justifié et en déboute ;
condamne la demanderesse aux frais.
Ainsi jugé par:
M. Schroeder, premier juge, M. Spielmann, juge, Mme Gillardin, juge, et lu à l’audience publique du 26 juin 2006 par le premier juge, en présence de M. Legille, greffier.
s. Legille s. Schroeder 6