Tribunal administratif N° 21008 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 13 février 2006 Audience publique du 31 mai 2006 Recours introduit par Monsieur …, …, contre deux décisions du ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration en matière de statut de réfugié
JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 21008 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif en date du 13 février 2006 par Maître Yvette NGONO YAH, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à Abeokuta (Ogun State/Nigeria), de nationalité nigériane, demeurant actuellement à L-…, tendant à la réformation d’une décision du ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration du 7 octobre 2005 ayant rejeté sa demande en reconnaissance du statut de réfugié comme n’étant pas fondée, ainsi que d’une décision confirmative rendue sur recours gracieux en date du 10 janvier 2006 ;
Vu la requête rectificative déposée au greffe du tribunal administratif le 1er mars 2006 par Maître Yvette NGONO YAH ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 27 mars 2006 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment les décisions ministérielles entreprises ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport et Maître Yvette NGONO YAH et Monsieur le délégué du gouvernement Gilles ROTH en leurs plaidoiries respectives.
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Le 9 juillet 2004, Monsieur … introduisit auprès du service compétent du ministère de la Justice une demande en reconnaissance du statut de réfugié au sens de la Convention de Genève du 28 juillet 1951, relative au statut des réfugiés, approuvée par une loi du 20 mai 1953, et du Protocole relatif au statut des réfugiés, fait à New York, le 31 janvier 1967, approuvé par règlement grand-ducal du 6 janvier 1971, l’ensemble de ces dispositions étant ci-après dénommé « la Convention de Genève ».
Le même jour, Monsieur … fut entendu par un agent de la police grand-ducale sur son identité et l’itinéraire suivi pour venir au Grand-Duché de Luxembourg.
Monsieur … fut entendu en date du 18 octobre 2004 par un agent du ministère des Affaires étrangères et de l’Immigration sur les motifs se trouvant à la base de sa demande d’asile.
Le ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration l’informa par lettre du 7 octobre 2005, envoyée par lettre recommandée le même jour et notifiée en mains propres le 24 novembre 2005, que sa demande avait été rejetée comme n’étant pas fondée aux motifs énoncés comme suit :
« En mains le rapport du Service de Police Judiciaire du 9 juillet 2004 et le rapport d’audition de l’agent du Ministère des Affaires étrangères et de l’Immigration du 18 octobre 2004.
Il ressort du rapport du Service de Police Judiciaire du 9 juillet 2004 que vous auriez quitté Lagos par avion le 7 juillet 2004 grâce à l’aide d’un blanc parlant l’anglais et sans contrepartie pécuniaire. Vous ignorez sous quelle identité vous avez voyagé et n’auriez jamais eu en mains votre document de voyage. Vous ne savez rien non plus sur la compagnie aérienne avec laquelle vous auriez voyagé, et ignorez où l’avion aurait atterri. A votre arrivée, un chauffeur qui vous attendait vous aurait conduit au Luxembourg. Vous ne savez pas combien de temps le trajet aurait duré.
Vous ne présentez aucune pièce d’identité.
Il résulte de vos déclarations que vous auriez habité dans l’Etat d’Ogun jusqu’en mai ou juin 1999, date à laquelle vous auriez rejoint vos parents à Zamfara.
Le 11 ou 12 novembre 1999, votre épouse, votre fille, vos parents et votre sœur auraient été tués dans l’incendie qui aurait ravagé toutes les maisons des chrétiens, y compris la vôtre, et les églises près du village « Tarok ». Vous affirmez qu’il s’agirait d’une attaque de musulmans dirigée en partie contre votre père qui aurait été une personne influente dans l’église. Vous-même n’auriez pas été présent lors de l’attaque, mais auriez découvert la maison en feu à votre retour. Vous vous seriez alors échappé dans la jungle et auriez rencontré un fermier chrétien qui vous aurait caché, dans les alentours de Zamfara, jusqu’en décembre 2001. Vous n’auriez rencontré aucun problème durant cette période, mais vous seriez néanmoins préoccupé. A la demande du fermier qui aurait craint pour sa propre vie, vous seriez retourné dans l’Etat d’Ogun, à Abeokuta. Vous auriez alors dormi devant la Cathédrale Saint Pierre d’Abeokuta jusqu’à ce que vous rencontriez un pasteur qui s’occupe de vous et vous incite à quitter votre pays.
Vous admettez ne pas être membre d’un parti politique et vous ne faites pas état de persécutions ou d’autres problèmes personnels.
La reconnaissance du statut de réfugié n’est pas uniquement conditionnée par la situation générale du pays d’origine mais aussi et surtout par la situation particulière du demandeur d’asile qui doit établir, concrètement, que sa situation individuelle est telle qu’elle laisse supposer une crainte justifiée de persécution au sens de la Convention de Genève.
A défaut de pièces, un demandeur d’asile doit au moins pouvoir présenter un récit crédible et cohérent. Or, force est de constater que des contradictions et invraisemblances dans votre récit laissent planer certains doutes quant à la véracité des faits invoqués. Il convient notamment de relever que, dans votre fiche de données personnelles, vous mentionnez un frère cadet dont vous n’auriez plus de nouvelles depuis les évènements alors que lors de l’audition, vous dites n’avoir qu’une sœur. En outre, les adresses de votre dernière résidence telles que vous nous les avez indiquées, d’une part lors de votre arrivée et d’autre part lors de l’audition ne correspondent pas. Il apparaît également peu probable que vous n’ayez rien payé pour votre voyage en Europe. Il est surprenant que vous soyez dans l’incapacité absolue de donner une quelconque information sur votre voyage en avion (pas même la langue de l’équipage ou la couleur du logo de la compagnie aérienne) ainsi que sur votre destination. De plus, alors que vous n’avez pas su indiquer à la police judiciaire la durée de votre trajet de l’aéroport jusqu’à Luxembourg, il aurait duré 3 à 4 heures selon vos dires en début d’audition (p.5), puis seulement 2 à 3 heures lorsque la question vous est posée en fin d’audition (p.9). Enfin, vous déclarez d’un côté avoir déménagé pour Zamfara en novembre 1999 (p.2), cependant plus loin vous mentionnez mai-juin 1999 comme date de départ d’Ogun State (p. 11).
En tout état de cause, même à supposer les faits que vous alléguez comme établis, ils ne sauraient à eux seuls constituer une crainte justifiée d’être persécuté dans votre pays d’origine du fait de votre race, de votre religion, de votre nationalité, de votre appartenance à un groupe social ou de vos convictions politiques ainsi que le prévoit l’article 1er, section 1, § 2 de la Convention de Genève. En effet, notons tout d’abord que vous n’avez subi aucune persécution ni mauvais traitement. Ensuite, le fait que votre famille ait été tuée lors de combats entre musulmans et chrétiens, si regrettable soit-il, ne saurait fonder une demande en obtention du statut de réfugié. Il n’est pas établi que vous risquiez de subir le même sort que votre famille alors que durant les 5 années qui suivirent les incidents vous n’avez subi aucune persécution, ni tentative de persécution. Surtout que vous indiquez avoir vécu les 2 premières années après le décès de votre famille dans les alentours de Zamfara, c’est à dire près du lieu des incidents, sans avoir rencontré de problème.
Par ailleurs, le groupement de musulmans qui aurait tué votre famille ne saurait être considéré comme un agent de persécution au sens de la Convention précitée. D’autant plus qu’il ne ressort pas de votre dossier que vous auriez demandé une protection aux autorités nigérianes compétentes et il n’est ainsi pas démontré que ces autorités auraient refusé ou auraient été dans l’incapacité de vous fournir une protection quelconque contre les agissements de ces personnes.
Enfin, soulignons que votre dernière résidence telle qu’elle résulte de votre récit lors de l’audition se situe dans l’Etat d’Ogun qui est une région sûre, à majorité chrétienne, et où vous ne risquez aucune persécution de la part des musulmans. Cette résidence correspond en outre à l’endroit où vous auriez vécu, étudié et travaillé sans alléguer y avoir subi de quelconques persécutions ni problèmes, avant de rejoindre votre père là où votre famille aurait été tuée. Il n’y a par conséquent aucune raison justifiant une impossibilité de votre part de vous installer définitivement dans l’Etat d’Ogun.
Ainsi une crainte justifiée de persécution en raison d’opinions politiques, de la race, de la religion, de la nationalité ou de l’appartenance à un groupe social n’est pas établie.
Votre demande en obtention du statut de réfugié est dès lors refusée comme non fondée au sens de l’article 11 de la loi du 3 avril 1996 portant création 1) d’une procédure relative à l’examen d’une demande d’asile ; 2) d’un régime de protection temporaire, de sorte que vous ne saurez bénéficier de la protection accordée par la Convention de Genève ».
Le recours gracieux que Monsieur … a fait introduire par courrier de son mandataire du 19 décembre 2005 auprès du ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration s’étant soldé par une décision confirmative du 10 janvier 2006, notifiée par lettre recommandée le 11 janvier 2006, il a fait introduire, par requête déposée en date du 13 février 2006, un recours contentieux tendant à la réformation des deux décisions ministérielles prévisées des 7 octobre 2005 et 10 janvier 2006.
Etant donné que l’article 12 de la loi modifiée du 3 avril 1996 portant création 1. d’une procédure relative à l’examen d’une demande d’asile ; 2. d’un régime de protection temporaire prévoit un recours en réformation en matière de demandes d’asile déclarées non fondées, seule une demande en réformation a pu être dirigée contre les décisions ministérielles entreprises.
Le recours en réformation est encore recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
A l’appui de son recours, le demandeur reproche au ministre compétent d’avoir commis une erreur d’appréciation des faits en refusant sa demande d’asile. En ce qui concerne sa situation personnelle, il expose être de religion chrétienne et avoir vécu dans l’Etat d’Ogun jusqu’en mai 1999 ensemble avec son épouse et sa fille et qu’à partir de cette date, ils auraient décidé de s’installer à Zamfara auprès de ses parents, dans un Etat dont la population serait à majorité musulmane, appliquant la loi de la charia. Il expose encore que son père aurait été quelqu’un « d’influant » dans la communauté chrétienne et qu’en date respectivement du 11 ou du 12 novembre 1999, son épouse, sa fille, ses parents ainsi que sa sœur auraient été tués dans un incendie qui aurait ravagé toutes les maisons des chrétiens, en soutenant que ledit incendie aurait été l’œuvre « des musulmans » qui auraient tenté d’arrêter l’influence grandissante de son père dans la communauté chrétienne. Il expose encore que grâce à l’aide d’un fermier de religion chrétienne, il aurait pu se cacher dans les alentours de Zamfara jusqu’en 2001 et que par après, il serait retourné dans l’Etat d’Ogun, à Abeokuta. En ce qui concerne ses craintes de persécutions, il expose avoir quitté son pays d’origine en raison de la disparition de son épouse, de sa fille ainsi que de son père, ainsi qu’en raison des « persécutions psychologiques » dont il souffrirait de ce fait.
Le représentant étatique soutient que le ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration aurait fait une saine appréciation de la situation du demandeur et que son recours laisserait d’être fondé.
L’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève, précise que le terme « réfugié » s’applique à toute personne qui « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion et de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner ».
La reconnaissance du statut de réfugié n’est pas uniquement conditionnée par la situation générale du pays d’origine mais aussi et surtout par la situation particulière du demandeur d’asile qui doit établir, concrètement, que sa situation subjective spécifique a été telle qu’elle laissait supposer un danger sérieux pour sa personne.
L’examen des déclarations faites par le demandeur lors de son audition, ensemble les moyens et arguments apportés au cours des procédures gracieuse et contentieuse et les pièces produites en cause, amène le tribunal à conclure que le demandeur reste en défaut de faire état et d’établir à suffisance de droit des raisons personnelles de nature à justifier dans son chef une crainte actuelle justifiée de persécution du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques ainsi que le prévoit l’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève.
En effet, le demandeur invoque sa crainte d’être persécuté par des musulmans qui auraient tenté de stopper l’influence grandissante de son père au sein de la communauté chrétienne, ce problème se situant dans le cadre plus général des affrontements existants entre les communautés chrétiennes et musulmanes du Nigeria.
En faisant ainsi état de sa crainte d’actes de persécution provenant de membres de la communauté musulmane de son pays du fait de sa confession chrétienne, le demandeur se prévaut d’actes de persécution émanant non pas des autorités publiques, mais de personnes privées. S’agissant ainsi d’actes émanant de certains éléments de la population, une persécution commise par des tiers peut uniquement être considérée comme fondant une crainte légitime de persécution au sens de la Convention de Genève en cas de défaut de protection de la part des autorités publiques pour l’un des motifs énoncés par ladite Convention et dont l’existence doit être mise suffisamment en évidence par le demandeur d’asile. Il convient d’ajouter que la notion de protection de la part du pays d’origine de ses habitants contre des agissements de groupes de la population n’implique pas une sécurité physique absolue des habitants contre la commission de tout acte de violence, et une persécution ne saurait être admise dès la commission matérielle d’un acte criminel (cf. Jean-Yves Carlier : Qu’est-ce qu’un réfugié ?, Bruylant, 1998, p. 113, nos 73-s). Pareillement, ce n’est pas la motivation d’un acte criminel qui est déterminante pour ériger une persécution commise par un tiers en un motif d’octroi du statut de réfugié, mais l’élément déterminant à cet égard réside dans l’encouragement ou la tolérance par les autorités en place, voire l’incapacité de celles-ci d’offrir une protection appropriée.
Or, en l’espèce, le demandeur reste en défaut de démontrer concrètement que les autorités nigérianes chargées du maintien de la sécurité et de l’ordre publics ne soient ni disposées ni capables de lui assurer un niveau de protection suffisant, étant relevé qu’il ne s’est à aucun moment adressé aux autorités en place.
Par ailleurs, il n’appert pas des éléments d’appréciation soumis au tribunal qu’une possibilité de fuite interne lui aurait été impossible, pareille possibilité de trouver refuge dans une autre partie de son pays d’origine, notamment dans les Etats du Sud du Nigeria peuplé en majorité de chrétiens, paraissant tout à fait possible, étant entendu que la Convention de Genève vise le pays d’origine ou de nationalité d’un demandeur d’asile sans restriction territoriale et que le défaut d’établir des raisons suffisantes pour lesquelles un demandeur d’asile ne serait pas en mesure de s’installer dans une autre région de son pays d’origine et de profiter ainsi d’une possibilité de fuite interne doit être pris en compte pour refuser la reconnaissance du statut de réfugié (cf. trib. adm. 10 janvier 2001, n° 12240 du rôle, Pas. adm. 2005, V° Etrangers, n° 62 et autres références y citées).
En ce qui concerne les craintes de persécutions psychologiques que le demandeur déclare éprouver, il échet de constater que lesdites craintes ne tombent pas sous le champ d’application de la Convention de Genève, de sorte qu’elles ne sauraient justifier la reconnaissance du statut de réfugié dans son chef.
Il suit de ce qui précède que le demandeur n’a pas fait état d’une persécution ou d’une crainte de persécution au sens de la Convention de Genève susceptible de justifier la reconnaissance du statut de réfugié dans son chef. Partant, le recours en réformation est à rejeter comme étant non fondé.
Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant à l’égard de toutes les parties ;
reçoit le recours en réformation en la forme ;
au fond, le déclare non justifié et en déboute ;
condamne le demandeur aux frais.
Ainsi jugé par:
M. Schockweiler, premier vice-président, M. Schroeder, premier juge, M. Spielmann, juge, et lu à l’audience publique du 31 mai 2006 par le premier vice-président, en présence de M. Legille, greffier.
Legille Schockweiler 6