Tribunal administratif N° 21017 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 13 février 2006 Audience publique du 29 mai 2006
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Recours introduit par Monsieur …, … contre deux décisions du ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration en matière de statut de réfugié
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 21017 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif en date du 13 février 2006 par Maître Gilles PLOTTKE, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à Diassi (Sénégal), de nationalité sénégalaise, demeurant à L-…, tendant à la réformation d’une décision du ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration du 24 novembre 2005, par laquelle il n’a pas été fait droit à sa demande en reconnaissance du statut de réfugié, ainsi que d’une décision confirmative du même ministre prise le 12 janvier 2006 suite à un recours gracieux du demandeur ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 27 mars 2006 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment les décisions ministérielles entreprises ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport et Maître Brigitte CZOSKE, en remplacement de Maître Gilles PLOTTKE, ainsi que Monsieur le délégué du gouvernement Gilles ROTH en leurs plaidoiries respectives.
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Le 11 avril 2005, Monsieur … introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et de l’Immigration une demande en reconnaissance du statut de réfugié au sens de la Convention de Genève du 28 juillet 1951, relative au statut des réfugiés, approuvée par une loi du 20 mai 1953, et du Protocole relatif au statut des réfugiés, fait à New York, le 31 janvier 1967, approuvé par règlement grand-ducal du 6 janvier 1971, l’ensemble de ces dispositions étant ci-après dénommé « la Convention de Genève ».
Le même jour, Monsieur … fut entendu par un agent de la police grand-ducale sur son identité et l’itinéraire suivi pour venir au Grand-Duché de Luxembourg.
Il fut encore entendu en date des 4 août et 11 octobre 2005 par un agent du ministère des Affaires étrangères et de l’Immigration sur les motifs à la base de sa demande d’asile.
Le ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration l’informa par lettre du 24 novembre 2005, notifiée par lettre recommandée le lendemain, que sa demande avait été rejetée comme n’étant pas fondée aux motifs énoncés comme suit :
« En mains le rapport du Service de Police Judiciaire du 11 et du 25 avril 2005 et le rapport d’audition de l’agent du Ministère des Affaires étrangères et de l’Immigration du 4 août 2005.
Il ressort du rapport du Service de Police Judiciaire du 11 avril 2005 qu’il n’est pas exclu que vous ayez délibérément manipulé vos empreintes digitales rendant la prise d’empreintes inexploitable.
Il résulte de vos déclarations consignées dans le rapport du 25 avril 2005 que vous auriez quitté la Guinée (Conakry) début mars 2005. Un Européen vous aurait fait monter à bord d’un bateau dans le port de Conakry. Le voyage aurait duré deux semaines et le bateau aurait jeté l’ancre en Italie. Un membre de bord vous aurait fait franchir le point de contrôle et il vous aurait par la suite emmené dans une habitation où vous seriez resté durant trois semaines. Cette même personne vous aurait finalement conduit en taxi à une gare où il vous aurait donné un billet de train. Il vous aurait ensuite confié à une dame. Celle-ci vous aurait accompagné jusqu’au Luxembourg où vous seriez arrivé le 11 avril 2005. Vous avez déposé votre demande d’asile le même jour. Vous n’auriez rien payé pour votre voyage et vous ne présentez aucune pièce d’identité.
Vous dites que vos parents auraient quitté le Sénégal en raison de la guerre civile il y à sept ou huit ans de cela. Depuis, vous auriez vécu avec toute votre famille en Guinée (Conakry). En janvier de cette année, votre père aurait décidé de retourner en Casamance (Sénégal) où le calme serait revenu. Les autres membres de votre famille et vous-même auriez néanmoins refusé d’y retourner pour ne pas vous retrouver dans la rue. Ainsi, en mars de cette année, le fils de la deuxième femme de votre père aurait frappé votre mère ainsi que votre sœur. Depuis, vous n’auriez plus eu de nouvelles de celles-ci. Votre oncle maternel aurait finalement vengé votre mère en tuant votre père avec un fusil. S’étant enfui, vous vous seriez retrouvé tout seul à côté de la dépouille de votre père et votre voisinage vous aurait ainsi accusé du meurtre. La police vous aurait alors arrêté sur place et elle vous aurait emmené au poste de police de Koundara. Le lendemain, la police aurait retrouvé l’arme du crime dans un puits, pas loin du lieu du drame. Vous vous seriez enfui du poste de police trois jours plus tard. Vous précisez néanmoins ne pas avoir été malmené au cours de ces trois jours de détention et ne pas avoir subi des persécutions en Guinée (Conakry).
Enfin, vous admettez ne pas être membre d’un parti politique et vous ne faites pas état d’autres problèmes.
Je constate tout d’abord que certaines contradictions ressortent de vos déclarations.
En effet, vous avez dit au Service de Police Judiciaire que vous auriez passé trois semaines en Italie avant de poursuivre votre voyage vers le Luxembourg alors que vous avez déclaré à l’agent du Ministère des Affaires étrangères et de l’Immigration n’être resté que trois jours en Italie. De plus, auprès de la Police Judiciaire vous expliquez avoir pris le bateau dans le port de Conakry, cependant à l’audition vous ne savez pas du tout à quel endroit vous seriez monté à bord du bateau. Enfin, en ce qui concerne la deuxième étape de votre voyage vers le Luxembourg, vous dites une fois avoir été accompagné d’une femme lors de votre voyage en train tandis qu’une autre fois vous dites avoir poursuivi votre voyage tout seul.
Ensuite, il convient de relever que toutes vos allégations concernant vos problèmes en Guinée (Conakry) ne sont aucunement pertinentes eu égard à votre demande d’asile. En effet, la Convention de Genève prend en compte uniquement les persécutions subies dans le pays dont le demandeur a la nationalité, c’est à dire en l’espèce au Sénégal.
Concernant les motifs de départ de votre pays d’origine, vous ainsi que vos parents auriez quitté le Sénégal en raison de la guerre civile. Depuis, vous n’auriez plus jamais été dans ce pays. Soulignons que vous n’y faites pas état de persécutions personnelles et qu’au sujet de la situation actuelle au Sénégal vous dites vous-même que le calme serait revenu. Il s’ensuit que vos motifs traduisent un sentiment général d’insécurité. Or, un sentiment général d’insécurité ne constitue pas une crainte justifiée de persécution au sens de la Convention de Genève de 1951. Il convient aussi de relever qu’au moment de votre fuite de la Guinée il vous aurait été possible de retourner dans votre pays d’origine, à savoir le Sénégal.
Par conséquent, vous n’alléguez aucune crainte raisonnable de persécution susceptible de rendre votre vie intolérable dans votre pays. Ainsi une crainte justifiée de persécution en raison d’opinions politiques, de la race, de la religion, de la nationalité ou de l’appartenance à un groupe social n’est pas établie.
Votre demande en obtention du statut de réfugié est dès lors refusée comme non fondée au sens de l’article 11 de la loi du 3 avril 1996 portant création 1) d’une procédure relative à l’examen d’une demande d’asile ; 2) d’un régime de protection temporaire, de sorte que vous ne saurez bénéficier de la protection accordée par la Convention de Genève ».
Suite à un recours gracieux formé par le demandeur suivant lettre de son mandataire du 27 décembre 2005 à l’encontre de la prédite décision ministérielle, le ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration confirma sa décision initiale de refus le 12 janvier 2006.
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 13 février 2006, Monsieur … a fait introduire un recours en réformation à l’encontre des décisions précitées du ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration des 24 novembre 2005 et 12 janvier 2006.
Le recours en réformation est recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
A l’appui de son recours, le demandeur expose être originaire du Sénégal, pays qu’il aurait quitté à l’âge de 10 ans en raison de la guerre civile pour s’installer avec sa famille en Guinée, que début 2005 son père aurait décidé de retourner au Sénégal, ce que les autres membres de sa famille auraient cependant refusé, et qu’une dispute familiale aurait éclaté à ce sujet lors de laquelle sa mère et sa sœur auraient été frappées par le fils de la deuxième femme de son père. Par la suite, son oncle maternel aurait tué son père et en raison du fait qu’il aurait été présent sur le lieu du crime, il aurait été suspecté par le voisinage d’être le meurtrier de son père, que la police guinéenne l’aurait arrêté pour ces motifs, mais qu’il aurait réussi à s’enfuir après 3 jours de détention. Or, comme la situation au Sénégal ne serait pas non plus sure, il aurait décidé de quitter la Guinée en bateau pour trouver refuge en Europe.
En substance, il reproche au ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration d’avoir fait une mauvaise application de la Convention de Genève et d’avoir méconnu la réalité et la gravité des motifs de crainte de persécution qu’il a mis en avant pour justifier la reconnaissance du statut de réfugié.
Le représentant étatique soutient que le ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration aurait fait une saine appréciation de la situation du demandeur et que son recours laisserait d’être fondé.
L’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève, précise que le terme « réfugié » s’applique à toute personne qui « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion et de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner ».
La reconnaissance du statut de réfugié n’est pas uniquement conditionnée par la situation générale du pays d’origine mais aussi et surtout par la situation particulière du demandeur d’asile qui doit établir, concrètement, que sa situation subjective spécifique a été telle qu’elle laissait supposer un danger sérieux pour sa personne.
L’examen des déclarations faites par le demandeur lors de son audition, ensemble les moyens et arguments apportés au cours des procédures gracieuse et contentieuse et les pièces produites en cause, amène le tribunal à conclure que le demandeur reste en défaut de faire état et d’établir à suffisance de droit des raisons personnelles de nature à justifier dans son chef une crainte actuelle justifiée de persécution du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques ainsi que le prévoit l’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève.
Une crainte de persécution doit reposer nécessairement sur des éléments suffisants desquels il se dégage que, considéré individuellement et concrètement, le demandeur d’asile risque de subir des persécutions et force est de constater que l’existence de pareils éléments ne se dégage pas des éléments d’appréciation soumis au tribunal.
En effet, force est de constater que c’est à juste titre que le ministre a relevé dans sa décision initiale du 24 novembre 2005 que la Convention de Genève prend en compte uniquement les persécutions subies dans le pays dont demandeur d’asile a la nationalité, en l’espèce le Sénégal, et que Monsieur … n’a pas fait état d’un état de persécution ou d’une crainte de persécution correspondant aux critères de fond définis par la Convention de Genève dans ce pays. Bien au contraire, le demandeur, lors de son audition devant l’agent du ministère des Affaires étrangères et de l’Immigration, a déclaré que le calme serait revenu au Sénégal et que son père avait décidé y retourner, ce que le reste de la famille aurait refusé « étant donné que nous n’avons plus rien là bas », c’est-à-dire exclusivement en raison de considérations matérielles. Pour le surplus, les raisons initiales du départ de la famille du demandeur du Sénégal sont essentiellement vagues et remontent à une époque trop éloignée dans le temps pour justifier encore une crainte de persécution concrète et actuelle.
Ceci étant, en présence d’un demandeur d’asile qui n’a pas justifié l’existence d’une situation subjective spécifique laissant supposer un danger sérieux pour sa personne en cas de retour dans son pays d’origine, en l’espèce le Sénégal qui peut à l’heure actuelle être considéré comme pays sûr, les raisons par lui exposées pour lesquelles il ne pourrait pas retourner en Guinée, où il a recherché refuge dans un premier temps, manquent de pertinence pour justifier la reconnaissance du statut revendiqué.
Pour le surplus, et à titre subsidiaire, il échet de constater que le demandeur n’a soumis ni au ministre compétent, ni à la juridiction administrative un quelconque élément de preuve de nature à établir les faits s’étant déroulés en Guinée et sur lesquels il se base pour établir ses craintes de persécution.
Même à supposer vraies les différentes allégations du demandeur, ses craintes trouvent leur origine dans une dispute familiale, c’est-à-dire des problèmes d’ordre privé, lesquels sont étrangers aux motifs de persécution visés par la Convention de Genève et les menaces de mort invoqués par le demandeur émanent non pas des autorités publiques mais de personnes privées, à savoir des membres de sa famille et des voisins, lesquels ne peuvent être considérés comme agents de persécution au sens de la Convention de Genève.
Il suit de ce qui précède que le demandeur n’a pas fait état d’une persécution ou d’une crainte de persécution au sens de la Convention de Genève susceptible de justifier la reconnaissance du statut de réfugié dans son chef. Partant, le recours en réformation est à rejeter comme étant non fondé.
Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant à l’égard de toutes les parties ;
reçoit le recours en réformation en la forme ;
au fond, le déclare non justifié et en déboute ;
condamne le demandeur aux frais.
Ainsi jugé par:
M. Schockweiler, premier vice-président, M. Schroeder, juge, M. Spielmann, juge, et lu à l’audience publique du 29 mai 2006 par le premier vice-président, en présence de M.
Legille, greffier.
s. Legille s. Schockweiler 5