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28/02/2005 | LUXEMBOURG | N°18844

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 28 février 2005, 18844


Tribunal administratif N° 18844 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 10 novembre 2004 Audience publique du 28 février 2005

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Recours formé par Monsieur … et consort, … contre deux décisions du ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration en matière de statut de réfugié

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 18844 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 10 novembre 2004 par Maître Daniel BAULISCH, avocat à la Cour, inscrit au table

au de l’Ordre des avocats à Diekirch, au nom de Monsieur …, né le … à Radesa (Kosovo/Etat de Serbie-et-M...

Tribunal administratif N° 18844 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 10 novembre 2004 Audience publique du 28 février 2005

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Recours formé par Monsieur … et consort, … contre deux décisions du ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration en matière de statut de réfugié

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 18844 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 10 novembre 2004 par Maître Daniel BAULISCH, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Diekirch, au nom de Monsieur …, né le … à Radesa (Kosovo/Etat de Serbie-et-Monténégro), et de son épouse, Madame …, née le … à Mitrovica (Kosovo), tous les deux de nationalité serbo-monténégrine, demeurant actuellement ensemble à L-…, tendant à la réformation, sinon à l’annulation d’une décision du ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration intervenue le 3 septembre 2004 rejetant leur demande en reconnaissance du statut de réfugié comme n’étant pas fondée, telle que cette décision a été confirmée par ledit ministre le 11 octobre 2004, suite à un recours gracieux des demandeurs ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 21 décembre 2004 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment les décisions critiquées ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport et Maître Anne-Marie NICOLAS, en remplacement de Maître Daniel BAULISCH, ainsi que Monsieur le délégué du gouvernement Gilles ROTH en leurs plaidoiries respectives.

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En date du 10 décembre 2003, Monsieur … et son épouse, Madame … introduisirent oralement auprès du service compétent du ministère de la Justice une demande en reconnaissance du statut de réfugié au sens de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, approuvée par une loi du 20 mai 1953, et du Protocole relatif au statut des réfugiés, fait à New York, le 31 janvier 1967, approuvé par règlement grand-ducal du 6 janvier 1971, l’ensemble de ces dispositions étant ci-après dénommé « la Convention de Genève ».

Le même jour, Monsieur et Madame …-… furent entendus par un agent de la police grand-ducale sur leur identité et l’itinéraire suivi pour venir au Grand-Duché de Luxembourg.

Ils furent encore entendus séparément le 4 mars 2004 par un agent du ministère de la Justice sur les motifs à la base de leur demande d’asile.

Par décision du 3 septembre 2004, le ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration les informa que leur demande d’asile avait été refusée. Cette décision est libellée comme suit :

« Il résulte de vos déclarations que vous auriez quitté Dragas/Kosovo pour aller en bus à Belgrade. De là, vous auriez pris place dans une camionnette et vous seriez venus au Luxembourg. Vous ne pouvez donner aucune autre précision quant à votre trajet.

Vous avez déposé vos demandes en obtention du statut de réfugié le 9 [sic] décembre 2003.

Monsieur, vous n’auriez pas fait votre service militaire ; vous vous seriez enfui en Macédoine pour ne pas devoir participer au conflit du Kosovo.

Vous n’auriez adhéré à aucun parti.

Vous exposez que vous auriez travaillé comme cuisinier jusqu’en 2002 et qu’après vous auriez vécu de petits travaux. Vous auriez aussi exploité une petite ferme, ce qui vous rapporterait assez pour vivre. Vous dites que, en tant que membre de la minorité goranaise, vous auriez été contraint de ne pas quitter le village de Radesa, sous peine d’être battu par les Albanais. Les forces internationales ne feraient rien pour vous protéger. Les Albanais vous contraindraient aussi à leur remettre des armes, alors que vous n’en possédiez pas. Vous auriez été battu à plusieurs reprises, notamment par un certain Artan LJOSHAI. Vous n’auriez cependant jamais porté plainte.

Vous, Madame, vous exposez que vous auriez vécu à Mitrovica jusqu’à votre mariage.

Vos parents auraient fini par s’établir à Tutin/Sandjak. A Radesa, vous n’auriez pas la liberté de circuler, vous seriez menacée par les Albanais, vous craindriez d’être enlevée. La KFOR ne serait pas en mesure de vous protéger. Les Albanais vous en voudraient d’être Goranais et de ne pas parler leur langue.

Je vous informe que la reconnaissance du statut de réfugié n’est pas uniquement conditionnée par la situation générale du pays d’origine, mais aussi, et surtout, par la situation particulière des demandeurs d’asile qui doivent établir, concrètement, que leur situation individuelle est telle qu’elle laisse supposer une crainte justifiée de persécutions au sens de la Convention de Genève.

Je vous rends attentifs au fait que, pour invoquer l’article 1er A,2 de la Convention de Genève, il faut une crainte justifiée de persécutions en raison de vos opinions politiques, de votre race, de votre religion, de votre nationalité ou de votre appartenance à un groupe social et qui soit susceptible de vous rendre la vie intolérable dans votre pays.

Je constate d’abord que, l’un et l’autre, vous invoquez surtout l’insécurité du fait de votre appartenance à la minorité goranaise. Cependant l’appartenance à une minorité n’entraîne pas d’office le statut de réfugié. Vos dires traduisent davantage un sentiment général d’insécurité qu’une réelle crainte de persécution.

En effet, en ce qui concerne le Kosovo et, plus précisément, la situation des Goranais de la région de Dragas, il ressort du rapport UNHCR du mois de juin 2004 qu’actuellement ceux-ci ont, non seulement le droit de vote, mais encore accès à l’enseignement, aux soins de santé et aux avantages sociaux, ce qui fait qu’une discrimination à leur égard ne saurait pas être retenue pour fonder une persécution au sens de la Convention de Genève. A cela s’ajoute qu’ils disposent également d’une liberté de mouvement qui n’est limitée que par leur méconnaissance de la langue albanaise. Les relations interethniques avec les Albanais sont détendues et les Goranais qui quittent Dragas le font essentiellement pour des motifs économiques.

En outre, les Albanais que vous dites craindre ne sauraient constituer des agents de persécution au sens de la Convention de Genève.

De plus, il ne résulte pas votre dossier qu’il vous aurait été impossible de vous installer dans une autre région de la République de Serbie-Monténégro pour profiter ainsi d’une possibilité de fuite interne.

Je dois donc constater qu’aucune de vos assertions ne saurait fonder une crainte de persécutions entrant dans le cadre de l’article 1er A,2 de la Convention de Genève, c’est-à-

dire une crainte justifiée de persécutions en raison de vos opinions politiques, de votre race, de votre religion, de votre nationalité ou de votre appartenance à un groupe social et qui soit susceptible de vous rendre la vie intolérable dans votre pays.

Par conséquent, vos demandes en obtention du statut de réfugié sont refusées comme non fondées au sens de l’article 11 de la loi du 3 avril 1996 portant création 1) d’une procédure relative à l’examen d’une demande d’asile ; 2) d’un régime de protection temporaire, de sorte que vous ne sauriez bénéficier de la protection accordée par la Convention de Genève ».

Suite à un recours gracieux introduit par lettre de leur mandataire le 1er octobre 2004 et à une décision confirmative du refus initial prise par le ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration le 11 octobre 2004, les époux …-…, par requête déposée le 10 novembre 2004, ont fait introduire un recours tendant à la réformation, sinon à l’annulation des décisions prévisées du ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration des 3 septembre et 11 octobre 2004.

Etant donné que l’article 12 de la loi modifiée du 3 avril 1996 portant création 1) d’une procédure relative à l’examen d’une demande d’asile; 2) d’un régime de protection temporaire prévoit un recours en réformation en matière de demandes d’asile déclarées non fondées, seule une demande en réformation a pu être dirigée contre les décisions ministérielles critiquées. – Il s’ensuit que le recours subsidiaire en annulation est irrecevable.

Le recours principal en réformation est recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.

Quant au fond, les demandeurs reprochent en substance au ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration d’avoir commis une erreur d’appréciation et une mauvaise application de la loi en refusant leur demande d’asile. Dans ce contexte, ils soutiennent remplir les conditions pour être admis au statut de réfugié, au motif qu’ils auraient été et risqueraient d’être victimes de persécutions au Kosovo du fait de leur appartenance à la minorité goranaise. A ce sujet, ils décrivent, d’une manière générale, la situation difficile dont souffriraient les minorités ethniques en général et les Goranais en particulier au Kosovo, ainsi que leur propre situation, caractérisée par le fait qu’ils n’auraient pas pu circuler librement sans être exposés aux reproches verbaux, menaces et agressions d’Albanais, étant relevé que Monsieur … aurait été agressé et battu à deux reprises par des membres de la communauté albanaise.

Le délégué du gouvernement estime pour sa part que le ministre compétent a fait une saine appréciation de la situation des demandeurs, de sorte que ceux-ci seraient à débouter de leur recours.

L’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève, précise que le terme « réfugié » s’applique à toute personne qui « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion et de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner ».

La reconnaissance du statut de réfugié n’est pas uniquement conditionnée par la situation générale du pays d’origine mais aussi et surtout par la situation particulière du demandeur d’asile qui doit établir, concrètement, que sa situation subjective spécifique a été telle qu’elle laissait supposer un danger sérieux pour sa personne.

L’examen des déclarations faites par les demandeurs lors de leurs auditions respectives, ensemble les moyens et arguments apportés au cours des procédures gracieuse et contentieuse et les pièces produites en cause, amène le tribunal à conclure que les demandeurs restent en défaut de faire état et d’établir à suffisance de droit, des raisons personnelles de nature à justifier dans leur chef une crainte actuelle justifiée de persécution du fait de leur race, de leur religion, de leur nationalité, de leur appartenance à un certain groupe social ou de leurs opinions politiques ainsi que le prévoit l’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève.

En effet, une crainte de persécution doit reposer nécessairement sur des éléments suffisants desquels il se dégage que, considéré individuellement et concrètement, les demandeurs d’asile risquent de subir des persécutions et force est de constater que l’existence de pareils éléments ne se dégage pas des éléments d’appréciation soumis au tribunal, alors que le récit des demandeurs traduit essentiellement un sentiment général d’insécurité, sans qu’ils n’aient fait état d’une persécution personnelle vécue ou d’une crainte qui serait telle que la vie leur serait, à raison, intolérable dans leur pays d’origine.

Ainsi, concernant cette crainte générale exprimée par les demandeurs d’actes de persécution à leur encontre en raison de leur appartenance à la minorité goranaise de la part d’Albanais, force est de constater que s’il est vrai que la situation générale des membres de minorités ethniques au Kosovo, en l’espèce celle des Goranais, est difficile et qu’ils sont particulièrement exposés à des discriminations, elle n’est cependant pas telle que tout membre d’une minorité ethnique serait de ce seul fait exposé à des persécutions au sens de la Convention de Genève. Une crainte de persécution afférente doit reposer nécessairement sur des éléments suffisants desquels il se dégage que, considéré individuellement et concrètement, le demandeur risque de subir des persécutions.

A cet égard, il y a lieu de constater que suivant la version actualisée du rapport de l’UNHCR sur la situation des minorités au Kosovo, notamment celle des Goranais, datant de juin 2004 : « The overall security situation of the Gorani, who are predominantly concentrated in the isolated and underdeveloped southernmost municipality of Dragash/Dragas, remained stable. With the exception of one stoning incident against a Gorani-operated bus in May 2003, no ethnically motivated incidents involving Gorani were reported. The local population, both Gorani and Albanian, continued to be exposed to insecurity arising from infiltration of criminal elements from Albania and were subjected to robberies and violence1».

Quant à leur situation après les incidents ayant eu lieu entre le 15 et le 19 mars 2004, force est de constater que les Goranais n’étaient pas la cible directe des affrontements. En effet, il est relaté dans la troisième partie du rapport précité intitulée « Situation of minority groups by region in light of the turmoil in March 2004 » que « Kosovo Serbs were the primary target of inter-ethnic violence. … Finally, whereas Bosniaks and Gorani did not become a direct target of the violence, in some locations they felt sufficiently at risk that they opted for precautionary movements, or where evacuated by police, to safer places2» et encore « The few Bosniaks and Gorani who were displaced during the mid-March unrest have returned to their home communities. Returnees and remainees have resumed the same levels of freedoms they enjoyed prior to the events.3».

Enfin, dans un second rapport datant quant à lui d’août 2004, l’UNHCR souligne que « the security situation for Kosovo Bosniaks and Goranis has remained stable, with no serious incidents of violence reported » ainsi que « whereas the Bosniaks and Goranis were not directly targeted during the turmoil in March 2004, in some locations they felt insecure and opted for precautionary movements. Two families were evacuated by the police from the Bosniak Mahalla in Mitrovice/a North, while several others left on their own initiatives.

Living in a Serb neighbourhood in Fushe Kosova/Kosovo Polje and seeing their Serb neighbours being attacked, several Gorani families left their homes as a precautionary measure. No other attacks or self-imposed evacuations have been reported, although the two ethnic communities anxiously followed the unfolding developments. The events have inevitably left the communities with a heightened sense of insecurity and in a state of constant alert 4».

1 Update on the Kosovo Roma, Ashkaelia, Egyptian, Serb, Bosniak, Gorani and Albanian communities in a minority situation, UNHCR Kosovo, June 2004, p.28.

2 op.cit., p. 31 et 32.

3 op.cit., p. 46.

En ce qui concerne le fait que Monsieur … aurait été agressé et maltraité par des membres de la communauté albanaise, il convient de conclure que cet incident n’est pas à lui seul de nature à justifier une persécution subie au sens de la Convention de Genève dans le chef des demandeurs, étant donné que les faits n’ont pas été d’une gravité telle que la vie leur soit devenue intolérable au Kosovo, d’une part, et que les auteurs ne peuvent pas être considérés comme des agents de persécution au sens de ladite Convention et les demandeurs restant en défaut d’établir à suffisance de droit que les autorités de leur pays d’origine refuseraient de les protéger ou seraient dans l’impossibilité de leur fournir une protection d’une efficacité suffisante, étant relevé que la notion de protection des habitants d’un pays contre des agissements de groupes de la population n’implique pas une sécurité physique absolue des habitants contre la commission matérielle d’un acte criminel et qu’il y a lieu de prendre en compte une persécution commise par des tiers uniquement en cas de défaut de protection dont l’existence doit être mise suffisamment en évidence par les demandeurs d’asile, ce qui n’est pas le cas en l’espèce, d’autre part.

De tout ce qui précède, il résulte que les craintes dont les demandeurs font état s’analysent en substance en un sentiment général d’insécurité lequel ne saurait fonder une crainte de persécution au sens de la Convention de Genève, de sorte que le recours laisse d’être fondé.

Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant à l’égard de toutes les parties ;

reçoit le recours principal en réformation en la forme ;

au fond, le déclare non justifié et en déboute ;

déclare le recours subsidiaire en annulation irrecevable ;

condamne les demandeurs aux frais.

Ainsi jugé par:

M. Campill, vice-président, M. Spielmann, juge, Mme Gillardin, juge et lu à l’audience publique du 28 février 2004 par le vice-président, en présence de M. Legille, greffier.

s. Legille s. Campill 6


Synthèse
Formation : Deuxième chambre
Numéro d'arrêt : 18844
Date de la décision : 28/02/2005

Origine de la décision
Date de l'import : 12/12/2019
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2005-02-28;18844 ?

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