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21/02/2005 | LUXEMBOURG | N°18845

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 21 février 2005, 18845


Tribunal administratif N° 18845 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 10 novembre 2004 Audience publique du 21 février 2005 Recours formé par Madame … et consort, … contre deux décisions du ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration en matière de statut de réfugié

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 18845 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 10 novembre 2004 par Maître Daniel BAULISCH, avocat à la Cour, inscrit au ta

bleau de l’Ordre des avocats à Diekirch, au nom de Madame …, née le … (Kosovo / Etat de Serb...

Tribunal administratif N° 18845 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 10 novembre 2004 Audience publique du 21 février 2005 Recours formé par Madame … et consort, … contre deux décisions du ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration en matière de statut de réfugié

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 18845 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 10 novembre 2004 par Maître Daniel BAULISCH, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Diekirch, au nom de Madame …, née le … (Kosovo / Etat de Serbie et Monténégro), et de sa fille, Mademoiselle …, née le …, toutes les deux de nationalité serbo-monténégrine, demeurant actuellement ensemble à L-…, tendant principalement à la réformation et subsidiairement à l’annulation d’une décision du ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration du 3 septembre 2004, rejetant leur demande en reconnaissance du statut de réfugié comme n’étant pas fondée, ainsi que d’une décision confirmative du même ministre du 11 octobre 2004, suite à un recours gracieux du 1er octobre 2004 ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du Gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 21 décembre 2004 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment les décisions critiquées ;

Ouï le juge-rapporteur en son rapport à l’audience publique du 14 février 2005, Maître Daniel BAULISCH et Monsieur le délégué du Gouvernement Marc MATHEKOWITSCH s’étant rapportés aux écrits de leurs parties respectives.

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Le 9 décembre 2003, Madame … et sa fille, Mademoiselle …, introduisirent oralement auprès du service compétent du ministère de la Justice une demande en reconnaissance du statut de réfugié au sens de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, approuvée par une loi du 20 mai 1953, et du Protocole relatif au statut des réfugiés, fait à New York, le 31 janvier 1967, approuvé par règlement grand-ducal du 6 janvier 1971, l’ensemble de ces dispositions étant ci-après dénommé « la Convention de Genève ».

Le même jour, elles furent entendues par un agent de la police grand-ducale, section police des étrangers et des jeux, sur leurs identités et l’itinéraire suivi pour venir au Grand-Duché de Luxembourg.

Mesdames … furent entendues respectivement les 4 et 26 mars 2004 par un agent du ministère de la Justice sur leur situation et sur les motifs à la base de leurs demandes en reconnaissance du statut de réfugié.

Par décision du 3 septembre 2004, expédiée par courrier recommandé du 13 septembre 2004, le ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration informa les dames … de ce que leurs demandes avaient été rejetées au motif qu’elles n’allégueraient aucune crainte raisonnable de persécution susceptible de rendre leur vie intolérable dans leur pays d’origine, de sorte qu’aucune crainte justifiée de persécution en raison d’opinions politiques, de la race, de la religion, de la nationalité ou de l’appartenance à un certain groupe social ne serait établie dans leur chef.

Suite à un recours gracieux formulé par lettre du 1er octobre 2004 à l’encontre de cette décision ministérielle, le ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration prit une décision confirmative le 11 octobre 2004.

Le 10 novembre 2004, Madame … et Mademoiselle … ont fait introduire un recours principalement en réformation et subsidiairement en annulation des décisions ministérielles précitées.

Le délégué du Gouvernement conclut à l’irrecevabilité du recours subsidiaire en annulation au motif que seul un recours au fond est prévu par la loi en la matière.

Etant donné que l’article 12 de la loi modifiée du 3 avril 1996 portant création 1. d’une procédure relative à l’examen d’une demande d’asile, 2. d’un régime de protection temporaire prévoit un recours en réformation en matière de demandes d’asile déclarées non fondées, le tribunal est compétent pour connaître en tant que juge du fond de la demande introduite contre la décision ministérielle entreprise. Le recours en réformation ayant été introduit par ailleurs dans les formes et délai de la loi, il est recevable.

Le recours en annulation, formulé à titre subsidiaire, est dès lors irrecevable.

Quant au fond, les demanderesses font exposer qu’elles auraient fait l’objet au Kosovo de persécutions diverses par des Albanais du fait de leur appartenance à la minorité goranaise. Elles font plaider à ce sujet qu’une véritable « haine raciale » règnerait entre Albanais et Goranais, haine qui se serait concrètement traduite en ce qui les concerne par des menaces, « ceci au moins dix à quinze fois », proférées à leur encontre.

Elles relatent encore que le frère de Madame … aurait été battu plusieurs fois par des Albanais et qu’elles-mêmes craindraient de se faire violer par les Albanais.

En substance, elles reprochent au ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration d’avoir fait une mauvaise application de la Convention de Genève et d’avoir méconnu la réalité et la gravité des motifs de crainte de persécution qu’elles ont mis en avant pour justifier la reconnaissance du statut de réfugié.

Le délégué du Gouvernement estime pour sa part que le ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration aurait fait une saine appréciation de la situation des demanderesses, de sorte que celles-ci seraient à débouter de leur recours.

Il relève que ni la situation générale d’un pays, ni la simple appartenance à une minorité ethnique ne justifierait à elle seule l’octroi du statut de réfugié. Il souligne encore que les auteurs des menaces alléguées seraient des Albanais du Kosovo qui ne sauraient être considérés comme agents de persécution au sens de la Convention de Genève.

Il expose par ailleurs que la situation en ex-Yougoslavie, et en particulier la situation des Goranais, se serait améliorée, notamment du fait de l’adhésion de l’ex-Yougoslavie au Conseil de l’Europe et de sa ratification de la Convention européenne des Droits de l’Homme.

Enfin, il reproche aux demanderesses de ne pas avoir fait usage des possibilités de fuite interne.

L’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève, précise que le terme « réfugié » s’applique à toute personne qui « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion et de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner ».

La reconnaissance du statut de réfugié n’est pas uniquement conditionnée par la situation générale du pays d’origine mais aussi et surtout par la situation particulière du demandeur d’asile qui doit établir, concrètement, que sa situation subjective spécifique a été telle qu’elle laissait supposer un danger sérieux pour sa personne.

L’examen des déclarations faites par les demanderesses lors de leurs auditions, ensemble les moyens et arguments apportés au cours des procédures gracieuse et contentieuse et les pièces produites en cause, amène le tribunal à conclure que les demanderesses restent en défaut de faire état et d’établir à suffisance de droit, des raisons personnelles de nature à justifier dans leur chef une crainte actuelle justifiée de persécution du fait de leur race, de leur religion, de leur nationalité, de leur appartenance à un certain groupe social ou de leurs opinions politiques ainsi que le prévoit l’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève.

Il résulte en effet des rapports d’audition que si les demanderesses ont fait l’objet d’insultes et de menaces de la part d’Albanais, leur fuite est cependant principalement motivée par leur sentiment d’insécurité provoqué par leur situation de femmes seules, Madame … déclarant à ce sujet : « J’étais seule avec les filles. J’étais terrifiée de peur de rester seule à la maison avec les filles », tandis que sa fille précise : « j’ai toujours vécue dans la crainte que je me fasse violer ou qu’il m’arrive quelque chose d’autre ». Il ressort encore de leurs déclarations telles qu’actées aux procès-verbaux d’audition que si elles étaient exposées aux propos insultants et menaçants d’hommes, elles n’ont cependant subi personnellement aucune agression, hormis le reproche adressé à un médecin d’avoir refusé de soigner Madame … du fait de son appartenance à l’ethnie goranaise.

Il y a lieu de relever de prime abord que les persécutions dont font état les demanderesses, émanant apparemment de certains éléments de la population albanaise, proviennent de tiers et non pas de l’Etat, de sorte qu’il appartient aux demanderesses de mettre suffisamment en évidence un défaut de protection de la part des autorités.

Or les autorités, qui comprennent non seulement une force armée internationale, agissant sous l’égide des Nations Unies, mais encore une administration civile, placée sous l’autorité des Nations Unies, loin de se cantonner dans une attitude passive, ont mis en place des structures destinées à protéger la sécurité physique de la population. La notion de protection de la part du pays d'origine n'implique pas une sécurité physique absolue des habitants contre la commission de tout acte de violence, mais suppose des démarches de la part des autorités en place en vue de la poursuite et de la répression des actes de violence commis, d'une efficacité suffisante pour maintenir un certain niveau de dissuasion. Une persécution ne saurait être admise dès la commission matérielle d'un acte criminel, mais seulement dans l'hypothèse où des agressions commises par un groupe de la population seraient encouragées par les autorités en place, voire où celles-ci seraient incapables d'offrir une protection appropriée.

Les demanderesses n’ont cependant pas démontré que les autorités administratives chargées du maintien de la sécurité et de l’ordre publics en place ne soient ni disposées ni capables de lui assurer un niveau de protection suffisant, étant entendu qu’ils n’ont pas fait état d’un quelconque fait concret qui serait de nature à établir un défaut caractérisé de protection de la part des autorités en place. Bien au contraire, il ressort des rapports d’audition des demanderesses qu’elles n’ont entrepris aucune démarche auprès des autorités pour tenter d’obtenir leur protection à l’encontre des Albanais.

Il s’avère dès lors, au vu des moyens présentés dans le cadre de la procédure contentieuse, que la fuite des requérantes vers le Luxembourg n’a pas été motivée par la crainte de persécutions spécifiques au sens de la Convention de Genève, mais plutôt par un sentiment général d’insécurité.

Or, concernant cette crainte générale exprimée par les demanderesses d’actes de persécution à leur encontre en raison de leur appartenance à la minorité goranaise de la part d’Albanais, force est de constater que s’il est vrai que la situation générale des membres de minorités ethniques au Kosovo, en l’espèce celle des Goranais, est difficile et qu’ils sont particulièrement exposés à des discriminations, elle n’est cependant pas telle que tout membre d’une minorité ethnique serait de ce seul fait exposé à des persécutions au sens de la Convention de Genève. Une crainte de persécution afférente doit reposer nécessairement sur des éléments suffisants desquels il se dégage que, considéré individuellement et concrètement, le demandeur risque de subir des persécutions.

A cet égard, il y a lieu de constater que suivant la version actualisée du rapport de l’UNHCR datant de juin 2004 sur la situation des minorités au Kosovo, et notamment celle des Goranais : « The overall security situation of the Gorani, who are predominantly concentrated in the isolated and underdeveloped southernmost municipality of Dragash/Dragas, remained stable.

With the exception of one stoning incident against a Gorani-operated bus in May 2003, no ethnically motivated incidents involving Gorani were reported. The local population, both Gorani and Albanian, continued to be exposed to insecurity arising from infiltration of criminal elements from Albania and were subjected to robberies and violence1».

Quant à leur situation après les incidents ayant eu lieu entre le 15 et le 19 mars 2004, force est de constater que les Goranais n’étaient pas la cible directe des affrontements. En effet il est relaté dans la troisième partie du rapport précité intitulée « Situation of minority groups by region in light of the turmoil in march 2004 » que « Kosovo Serbs were the primary target of inter-

ethnic violence. … Finally, whereas Bosniaks and Gorani did not become a direct target of the violence, in some locations they felt sufficiently at risk that they opted for precautionary movements, or where evacuated by police, to safer places2 et encore « The few Bosniaks and Gorani who were displaced during the mid-March unrest have returned to their home communities. Returnees and remainees have resumed the same levels of freedoms they enjoyed prior to the events.3».

Enfin, dans un second rapport datant quant à lui d’août 2004, l’UNHCR souligne que « the security situation for Kosovo Bosniaks and Goranis has remained stable,with no serious incidents of violence reported » ainsi que « whereas the Bosniaks and Goranis were not directly targeted during the turmoil in March 2004, in some locations they felt insecure and opted for precautionary movements. Two families were evacuated by the police from the Bosniak Mahalla in Mitrovice/a North, while several others left on their own initiatives. Living in a Serb neighbourhood in Fushe Kosova/Kosovo Polje and seeing their Serb neighbours being attacked, several Gorani families left their homes as a precautionary measure. No other attacks or self-

imposed evacuations have been reported, although the two ethnic communities anxiously followed the unfolding developments. The events have inevitably left the communities with a heightened sense of insecurity and in a state of constant alert 4».

De tout ce qui précède, il résulte que les craintes dont les demanderesses font état s’analysent en substance en un sentiment général d’insécurité lequel ne saurait fonder une crainte de persécution au sens de la Convention de Genève, de sorte que le recours laisse d’être fondé.

Par ces motifs, le tribunal administratif, première chambre, statuant contradictoirement, reçoit le recours en réformation en la forme, 1 Update on the Kosovo Roma, Ashkaelia, Egyptian, Serb, Bosniak, Gorani and Albanian communities in a minority situation, UNHCR Kosovo, June 2004, p.28.

2 op.cit., p. 31 et 32.

3 op.cit., p. 46.

4 UNHCR Position on the Continued International Protection Needs of Individuals from Kosovo, August 2004, p.5.

au fond, déclare le recours non justifié et en déboute, déclare le recours en annulation irrecevable, condamne les demanderesses aux frais.

Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 21 février 2005 par :

Mme Lenert, premier juge, Mme Thomé, juge, M. Sünnen, juge, en présence de M. Schmit, greffier en chef.

s. Schmit s. Lenert 6


Synthèse
Formation : Première chambre
Numéro d'arrêt : 18845
Date de la décision : 21/02/2005

Origine de la décision
Date de l'import : 12/12/2019
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2005-02-21;18845 ?

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