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21/02/2005 | LUXEMBOURG | N°18706

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 21 février 2005, 18706


Tribunal administratif N° 18706 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 8 octobre 2004 Audience publique du 21 février 2005

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Recours formé par Monsieur … et son épouse Madame …, …, contre une décision du ministre de la Justice et une décision du ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration en matière de statut de réfugié

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JUGEMENT

Vu la requête, inscrite sous le numéro 18706 du rôle, déposée le 8 octobre 2004 au greffe du tribunal administratif par Maître Guy

THOMAS, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né...

Tribunal administratif N° 18706 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 8 octobre 2004 Audience publique du 21 février 2005

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Recours formé par Monsieur … et son épouse Madame …, …, contre une décision du ministre de la Justice et une décision du ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration en matière de statut de réfugié

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JUGEMENT

Vu la requête, inscrite sous le numéro 18706 du rôle, déposée le 8 octobre 2004 au greffe du tribunal administratif par Maître Guy THOMAS, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à Lezhe (Albanie), et de son épouse Madame …, née le … à Lezhe, tous les deux de nationalité albanaise, demeurant ensemble à L-…, tendant à la réformation sinon à l’annulation d’une décision du ministre de la Justice du 7 juin 2004 par laquelle il n’a pas été fait droit à leur demande en reconnaissance du statut de réfugié, ainsi que d’une décision confirmative prise par le ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration le 7 septembre 2004 suite à un recours gracieux des demandeurs ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 30 novembre 2004 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment les décisions critiquées ;

Ouï le juge-rapporteur en son rapport et Maître Sarah ESPOSITO, en remplacement de Maître Guy THOMAS, ainsi que Monsieur le délégué du gouvernement Jean-Paul REITER en leurs plaidoiries respectives.

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En date du 14 août 2003, M. … et son épouse, Mme …, introduisirent oralement auprès du service compétent du ministère de la Justice une demande en reconnaissance du statut de réfugié au sens de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, approuvée par une loi du 20 mai 1953, et du Protocole relatif au statut des réfugiés, fait à New York, le 31 janvier 1967, approuvé par règlement grand-ducal du 6 janvier 1971, l’ensemble de ces dispositions étant ci-après dénommé « la Convention de Genève ».

1 Ils furent entendus en date du même jour par un agent de la police grand-ducale sur leur identité et l’itinéraire suivi pour venir au Grand-Duché de Luxembourg.

Ils furent encore entendus séparément en date des 25 septembre et 9 octobre 2003 par un agent du ministère de la Justice sur les motifs à la base de leur demande d’asile.

Par décision du 7 juin 2004, notifiée par lettre recommandée le 10 juin 2004, le ministre de la Justice les informa que leur demande avait été rejetée. Cette décision est libellée comme suit :

« Il résulte de vos déclarations que vous auriez quitté l’Albanie le 12 août 2003. Vous auriez été de Durres à Bari [sic]. Ensuite, vous auriez poursuivi votre voyage jusqu’au Luxembourg en train.

Vous avez déposé vos demandes en obtention du statut de réfugié le 14 août 2003.

Monsieur, vous auriez fait votre service militaire de 1954 à 1956 comme simple soldat. Vous seriez membre du parti Démocratique depuis 1991, sans que cela ne vous cause des problèmes. En 1961, votre frère Zef aurait été condamné à quinze ans de prison et votre employeur, à cause de cela, vous aurait licencié. Vous auriez retrouvé un emploi par la suite.

Finalement Zef aurait été tué et un autre de vos frères, Gjovalin, aurait disparu. Vous ignorez pourquoi ces choses se sont passées et vous ne pouvez pas de donner de précisions quant aux dates où cela se serait passé. Vous auriez encore été licencié de votre travail en 1990 alors que vous auriez participé à l’ouverture d’une église catholique. Vous vous dites discriminé par rapport aux membres du parti socialiste qui toucheraient une retraite plus importante que la vôtre. Finalement, vous considérez que la situation n’est pas très sûre en Albanie.

Vous, Madame, vous confirmez les dires de votre mari.

Vous dites tous les deux vouloir rester au Luxembourg près de vos enfants.

Je vous informe que la reconnaissance du statut de réfugié n’est pas uniquement conditionnée par la situation générale du pays d’origine, mais aussi, et surtout, par la situation particulière du demandeur d’asile qui doit établir, concrètement, que sa situation individuelle est telle qu’elle laisse supposer une crainte justifiée de persécutions au sens de la Convention de Genève.

Je vous rends attentifs au fait que, pour invoquer l’article 1er A,2 de la Convention de Genève, il faut une crainte justifiée de persécutions en raison de vos opinions politiques, de votre race, de votre religion, de votre nationalité ou de votre appartenance à un groupe social et qui soit susceptible de vous rendre la vie intolérable dans votre pays.

Or, je constate que vos dires à tous les deux reflètent surtout un sentiment d’insécurité générale qui ne saurait fonder une crainte de persécution au sens de la prédite Convention.

Vous n’avez en effet, ni l’un ni l’autre subi de persécutions ni de mauvais traitements caractérisés.

2 Quant au désir de vivre près de vos enfants au Luxembourg, si compréhensible soit-il, il ne saurait, lui non plus, fonder une persécution au sens de la Convention précitée.

Eu égard à ces circonstances, je dois constater que vous n’alléguez aucune crainte raisonnable de persécutions entrant dans le cadre de l’article 1er A,2 de la Convention de Genève, c’est-à-dire une crainte justifiée de persécutions en raison de vos opinions politiques, de votre race, de votre religion, de votre nationalité ou de votre appartenance à un groupe social et qui soit susceptible de vous rendre la vie intolérable dans votre pays.

Vos demandes en obtention du statut de réfugié sont refusées comme non fondées au sens de l’article 11 de la loi du 3 avril 1996 portant création 1) d’une procédure relative à l’examen d’une demande d’asile ; 2) d’un régime de protection temporaire, de sorte que vous ne saurez bénéficier de la protection accordée par la Convention de Genève ».

Suite à un recours gracieux formulé par le mandataire des époux …-… suivant courrier du 9 juillet 2004 à l’encontre de la décision ministérielle précitée, le ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration confirma le 7 septembre 2004 la décision initiale du 7 juin 2004 dans son intégralité.

Le 8 octobre 2004, les époux …-… ont introduit un recours contentieux tendant à la réformation sinon à l’annulation des décisions ministérielles précitées des 7 juin et 7 septembre 2004.

Etant donné que l’article 12 de la loi modifiée du 3 avril 1996 portant création 1) d’une procédure relative à l’examen d’une demande d’asile; 2) d’un régime de protection temporaire prévoit un recours en réformation en matière de demandes d’asile déclarées non fondées, seule une demande en réformation a pu être dirigée contre la décision ministérielle critiquée. – Il s’ensuit que le recours subsidiaire en annulation est irrecevable.

Le recours principal en réformation est recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.

Le tribunal est en premier lieu appelé à examiner si le mémoire en réplique de Maître Guy THOMAS daté au 24 décembre 2004, prétendument envoyé au tribunal administratif en annexe à un transmis du même jour, a été déposé dans le délai légal, mémoire dont le mandataire des demandeurs a fait état lors des plaidoiries de l’affaire.

L’article 5 de la loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives prévoit en ses paragraphes (5) et (6) que « (5) Le demandeur peut fournir une réplique dans le mois de la communication de la réponse, la partie défenderesse et le tiers intéressé sont admis à leur tour à dupliquer dans le mois.

(6) Les délais prévus aux paragraphes 1 et 5 sont prévus à peine de forclusion. Ils ne sont pas susceptibles d’augmentation en raison de la distance. Ils sont suspendus entre le 16 juillet et le 15 septembre ».

Il se dégage de l’article 5 de la loi précitée du 21 juin 1999 que la question de la communication des mémoires dans les délais prévus par la loi est à considérer comme étant 3 d’ordre public pour toucher à l’organisation juridictionnelle, étant donné que le législateur a prévu les délais émargés sous peine de forclusion.

Dans la mesure où le mémoire en réponse de la partie défenderesse, à savoir l’Etat du Grand-Duché de Luxembourg, a été notifié par la voie du greffe au demandeur en date du 30 novembre 2004, le dépôt du mémoire en réplique a dû intervenir pour le 30 décembre 2004 au plus tard. Or, si les demandeurs ont produit en date du 25 janvier 2005 la copie d’un transmis daté au 24 décembre 2004 d’après lequel ledit mémoire en réplique portant la date du même jour aurait été communiqué en quintuple exemplaire au greffe du tribunal, ils restent cependant en défaut de produire un exemplaire tamponné dudit mémoire documentant son dépôt effectif avant le 30 décembre 2004.

Le tribunal est partant amené à retenir que le mémoire en réplique n’a été déposé au greffe du tribunal administratif qu’en date du 25 janvier 2005, c’est-à-dire qu’il n’est pas intervenu dans le délai d’un mois tel que prévu par la loi. Par conséquent, à défaut d’avoir été déposé dans le délai d’un mois légalement prévu à peine de forclusion, le tribunal est dans l’obligation d’écarter le mémoire en réplique des débats.

A l’appui de leur recours, les demandeurs, originaires de la ville de Lezhe, exposent que M. … serait membre du parti démocratique depuis 1991, qu’ils seraient ensemble avec d’autres membres de leur famille les initiateurs principaux du rétablissement des libertés religieuses et de l’ouverture d’une église catholique « qui était la première église catholique à ouvrir ses portes dans toute l’Albanie ». Dans ce contexte, ils exposent plus particulièrement qu’ils auraient organisé ensemble avec le père Don Simon JUBANI les manifestations religieuses de novembre 1990 et que depuis cette époque des menaces de mort pèseraient continuellement sur eux. Les demandeurs affirment en outre que le régime socialiste en place à l’heure actuelle en Albanie regrouperait pour l’essentiel les membres de l’ancien parti communiste albanais et persécuterait de nouveau, ensemble avec des groupes paramilitaires, les anciens opposants au régime communiste, ainsi que les membres du parti démocratique.

Afin d’illustrer leurs dires, les demandeurs renvoient aux arrestations arbitraires de M. …, aux assassinats de son frère … en date du 13 avril 2001 et de son beau-frère par alliance … en date du 28 mai 1997, ainsi qu’aux persécutions subies par d’autres membres de leur famille, et notamment leurs fils … et … auxquels le statut de réfugié a été reconnu au Luxembourg.

Finalement, les demandeurs renvoient encore aux nombreuses décisions ministérielles et judiciaires ayant accordé le statut de réfugié à des membres de leur famille, à savoir les dénommés …, …, …, …, … et ….

Le représentant étatique soutient que le ministre de la Justice aurait fait une saine appréciation de la situation des époux …-… et que leur recours laisserait d’être fondé. Il relève plus particulièrement que les demandeurs ne feraient état d’aucun motif personnel actuel de persécution et que les faits invoqués par eux auraient trait à des persécutions subies par d’autres membres de leur famille. Il estime en outre que la vie politique se serait stabilisée en Albanie, que les réformes progresseraient et que la protection des droits de l’homme s’améliorerait.

L’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève, précise que le terme « réfugié » s’applique à toute personne qui « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion et de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social 4 ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner ».

La reconnaissance du statut de réfugié n’est pas uniquement conditionnée par la situation générale du pays d’origine mais aussi et surtout par la situation particulière du demandeur d’asile qui doit établir, concrètement, que sa situation subjective spécifique a été telle qu’elle laissait supposer un danger sérieux pour sa personne. - Dans ce contexte, il convient encore de préciser que le tribunal est appelé, dans le cadre d’un recours en réformation, à apprécier le bien-fondé et l’opportunité d’une décision entreprise en tenant compte de la situation existant au moment où il statue.

Dans le cadre de l’évaluation de la situation personnelle des demandeurs, l’examen fait par le tribunal ne se limite pas à la pertinence des faits allégués, mais il apprécie également la valeur des éléments de preuve et la crédibilité des déclarations des demandeurs.

En l’espèce, l’examen des déclarations faites par les époux …-… lors de leurs auditions respectives, telles que celles-ci ont été relatées dans les comptes rendus figurant au dossier, ensemble les moyens et arguments développés au cours des procédures gracieuse et contentieuse ainsi que les pièces produites en cause, amène le tribunal à conclure que les demandeurs font état et établissent à suffisance de droit des raisons personnelles de nature à justifier dans leur chef une crainte actuelle justifiée de persécution du fait de leurs convictions et activités politiques, ainsi que le prévoit l’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève.

En effet, les demandeurs ont fourni des explications cohérentes, pièces à l’appui, desquelles il se dégage qu’ils font partie d’une famille d’opposants qui a déjà souffert sous le régime communiste en raison de leurs prises de positions politiques et dont de nombreux membres, notamment leurs deux fils, ont obtenu le statut de réfugié au Luxembourg. A cela s’ajoute que M. … a été un des principaux initiateurs du rétablissement des libertés religieuses en sa qualité de co-organisateur des manifestations religieuses de novembre 1990 et que son frère fut assassiné le 13 avril 2001, peu de temps après son retour en Albanie, partant à une période au cours de laquelle le régime actuellement en place était déjà au pouvoir. Si effectivement les demandeurs n’ont plus connu de problèmes majeurs jusqu’à leur départ d’Albanie en août 2003, et même s’il n’est pas établi que les époux …-… peuvent craindre à raison d’être exposé à de représailles systématiques de la part des autorités en place, il n’empêche que leur récit cohérent démontre qu’ils peuvent craindre avec raison d’être persécutés du fait de leurs opinions politiques et de leur appartenance à une famille d’opposants à l’ancien régime communiste et aux autorités actuellement en place et que ces autorités sont actuellement incapables de leur offrir une protection appropriée, étant relevé que lesdites autorités étaient également incapables d’offrir une protection appropriée à d’autres membres de leur famille, dont notamment le frère de M. …, à savoir M. …, et que toute possibilité de fuite interne est exclue au vu de la notoriété de M. ….

Il s’ensuit que les époux …-…, en tant que membres d’une famille d’activistes d’un mouvement d’opposition, peuvent craindre à raison d’être exposés à des représailles sinon de 5 la part des autorités en place, du moins de « groupes armés » échappant au contrôle des autorités en place, groupes dont l’existence ne saurait être niée à l’heure actuelle.

Il se dégage de l’ensemble des renseignements fournis et des pièces versées au tribunal que les époux …-… peuvent craindre avec raison d’être persécutés du fait de leurs opinions politiques et de leur appartenance à une famille d’opposants au régime politique actuellement en place en Albanie. Il s’ensuit que les décisions ministérielles de rejet de leur demande d’asile sont à réformer.

Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant à l’égard de toutes les parties ;

écarte des débats le mémoire en réplique ;

déclare le recours subsidiaire en annulation irrecevable ;

reçoit le recours principal en réformation en la forme ;

au fond le déclare justifié ;

partant réforme les décisions ministérielles des 7 juin et 7 septembre 2004 et accorde le statut de réfugié à Monsieur …, ainsi qu’à son épouse, Madame … ;

renvoie l’affaire devant le ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration pour exécution ;

condamne l’Etat aux frais.

Ainsi jugé par:

M. Campill, vice-président, M. Schroeder, premier juge, M. Spielmann, juge, et lu à l’audience publique du 21 février 2005, par le vice-président, en présence de M.

Legille, greffier.

s. Legille s. Campill 6


Synthèse
Formation : Deuxième chambre
Numéro d'arrêt : 18706
Date de la décision : 21/02/2005

Origine de la décision
Date de l'import : 12/12/2019
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2005-02-21;18706 ?

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