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13/12/2004 | LUXEMBOURG | N°18363

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 13 décembre 2004, 18363


Tribunal administratif N° 18363 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 8 juillet 2004 Audience publique du 13 décembre 2004 Recours formé par Monsieur …, … contre une décision du ministre de la Justice en matière de statut de réfugié

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 18363 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 8 juillet 2004 par Maître Jean-Louis UNSEN, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Diekirch, au nom de Monsieur …, né le … à Kashkadarinsky (Ouzbék

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Tribunal administratif N° 18363 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 8 juillet 2004 Audience publique du 13 décembre 2004 Recours formé par Monsieur …, … contre une décision du ministre de la Justice en matière de statut de réfugié

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 18363 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 8 juillet 2004 par Maître Jean-Louis UNSEN, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Diekirch, au nom de Monsieur …, né le … à Kashkadarinsky (Ouzbékistan), de nationalité et de citoyenneté ouzbek, demeurant actuellement à L-…, tendant à la réformation, sinon à l’annulation d’une décision du ministre de la Justice du 15 avril 2004, rejetant sa demande en reconnaissance du statut de réfugié comme n’étant pas fondée ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 23 septembre 2004 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision critiquée ;

Ouï le juge-rapporteur en son rapport, ainsi que Maître Luc BIRGEN, en remplacement de Maître Jean-Louis UNSEN, et Monsieur le délégué du gouvernement Gilles ROTH en leurs plaidoiries respectives.

Le 15 janvier 2002, Monsieur … introduisit oralement auprès du service compétent du ministère de la Justice une demande en reconnaissance du statut de réfugié au sens de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, approuvée par une loi du 20 mai 1953, et du Protocole relatif au statut des réfugiés, fait à New York, le 31 janvier 1967, approuvé par règlement grand-ducal du 6 janvier 1971, l’ensemble de ces dispositions étant ci-après dénommé « la Convention de Genève ».

Le même jour, Monsieur … fut entendu par un agent du service de police judiciaire, section police des étrangers et des jeux, de la police grand-ducale, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.

En date des 15 mars 2002, 15 janvier et 16 janvier 2004, il fut entendu par un agent du ministère de la Justice sur sa situation et sur les motifs à la base de sa demande en reconnaissance du statut de réfugié.

Par décision du 15 avril 2004, envoyée par courrier recommandé expédié en date du 19 avril 2004, le ministre de la Justice l’informa que sa demande avait été refusée.

Cette décision est libellée comme suit :

« Il résulte de vos déclarations que vous auriez quitté Tashkent en avion pour Moscou le 11 janvier 2002. De là, vous auriez pris place dans une voiture jusqu’en Biélorussie. Vous êtes ensuite venu à Luxembourg, via la Pologne et l’Allemagne.

Vous avez déposé votre demande en obtention du statut de réfugié le 15 janvier 2002.

Vous auriez été exempté de service militaire pour raisons de santé.

Vous dites avoir été membre du parti d’opposition ERK depuis 1999. Votre tâche au sein de ce parti aurait consisté en des enquêtes relatives aux violations des droits humains des citoyens.

Depuis le printemps 2000, vous auriez travaillé au Centre Social Economique et Juridique, l’ADALOT. Ce Centre aurait été une association publique. C’est du moins ce que vous avez dit lors de votre première audition en 2002 car je note, d’ores et déjà, que vous avez affirmé, lors de l’audition de 2004 que ADALOT (devenu entre temps ADOLAT) était votre propre société. Quoi qu’il en soit, cet ADOLAT aurait offert des services juridiques aux personnes ayant souffert d’actions illicites de la part des autorités. Vos activités au ERK et au ADOLAT se seraient donc exercées en parallèle.

Vous précisez qu’auparavant, de 1994 à 1999, vous auriez travaillé dans une agence fiscale et qu’à cette occasion, vous auriez découvert des irrégularités dans les comptes de l’Etat, notamment dans le financement des campagnes électorales du Président KARIMOV. En 1999, vous auriez informé le ERK de ces irrégularités. Le 2 janvier 1999, votre supérieur hiérarchique et deux inconnus vous auraient conseillé de ne pas vous en mêler. Le même jour vous auriez été agressé dans la rue.

Le 10 février 1999, vous auriez participé à un meeting en faveur des droits de l’homme. Vous auriez été arrêté et emprisonné pendant trois jours.

En mars 1999, vous auriez, à deux reprises, émis des critiques sur le régime en place et le 23 mars, vous auriez été agressé, puis emmené à l’hôpital et ensuite en prison.

Vous auriez aussi été battu en prison. Vous auriez dû signer un procès-verbal d’interrogatoire. Finalement, votre avocat vous aurait fait libérer.

Après cela, vous dites avoir voulu prendre davantage encore position en faveur des droits de l’homme en adhérant au ERK et en créant ADOLAT.

Vous auriez organisé un meeting le 15 octobre 2000. Vous auriez été arrêté et maltraité. A votre sortie d’hôpital, vous auriez déposé une plainte au Parquet Régional.

Le 16 décembre 2000, vous auriez encore critiqué le régime, mais à la radio cette fois. Vous auriez été agressé et battu le jour même en rentrant chez vous. Vous précisez que d’autres membres du ERK auraient fait l’objet d’attaques.

Le 4 février 2001, vous auriez participé, avec des membres de votre parti à une manifestation en faveur des détenus politiques décédés. Vous auriez encore été arrêté et maltraité.

Le 10 avril 2001, le Centre ADOLAT aurait été saccagé par la milice et vous auriez été battu.

Le 12 mai 2001, la milice aurait forcé la porte de votre appartement et perquisitionné. Votre père, voulant s’interposer, aurait été frappé et serait décédé par la suite.

Le 3 septembre 2001, le Centre ADOLAT aurait été fermé par les agents de milice.

Le 10 septembre 2001, vous auriez été agressé avec un camarade et celui-ci aurait été tué. Vous auriez alors cherché refuge chez un ami, mais vous auriez encore été arrêté une dernière fois le 19 octobre 2001. Grâce à votre avocat, vous auriez pu sortir de prison en soudoyant quelqu’un de l’administration pénitentiaire. Le 6 décembre 2001, vous auriez donc pu quitter la prison. Vous auriez alors organisé votre départ d’Ouzbékistan.

Je vous informe que la reconnaissance du statut de réfugié n’est pas uniquement conditionnée par la situation générale du pays d’origine, mais aussi, et surtout, par la situation particulière du demandeur d’asile qui doit établir, concrètement, que sa situation individuelle est telle qu’elle laisse supposer une crainte justifiée de persécutions au sens de la Convention de Genève.

Je note d’abord, en ce qui concerne le ERK, qu’il s’agissait d’un groupe de pression nationaliste, qui fut dissous en 1992. Il semble donc peu plausible que vous y ayez adhéré en 1999.

En ce qui concerne le régime ouzbek, depuis 2002, la situation des droits de l’homme s’est améliorée suite aux pressions étrangères et deux groupes de défense des droits de l’homme ont été enregistrés officiellement et peuvent travailler en toute légalité.

En décembre 2003, pour fêter l’anniversaire de la Constitution ouzbek, plus de trois mille prisonniers ont été libérés, y compris quatre cents personnes convaincues d’activités anti-constitutionnelles. Depuis 1997, deux cent mille prisonniers ont bénéficié d’une amnistie en Ouzbékistan.

Au vu de ce qui précède, je constate que vous éprouvez plutôt un sentiment d’insécurité qu’une vraie crainte de persécution au sens de la Convention de Genève.

Pour le surplus, il ne résulte pas de votre dossier qu’il vous aurait été impossible de vous installer dans une autre partie de l’Ouzbékistan et de profiter ainsi d’une possibilité de fuite interne.

Par conséquent, votre demande en obtention du statut de réfugié est refusée comme non fondée au sens de l’article 11 de la loi du 3 avril 1996 portant création 1) d’une procédure relative à l’examen d’une demande d’asile ; 2) d’un régime de protection temporaire, de sorte que vous ne sauriez bénéficier de la protection accordée par la Convention de Genève ».

Par lettre du 17 mai 2004, Monsieur … introduisit, par le biais de son mandataire, un recours gracieux à l’encontre de la décision ministérielle précitée du 15 avril 2004.

Par décision du 15 juin 2004, notifiée par lettre recommandée expédiée le 18 juin 2004, le ministre de la Justice confirma sa décision négative du 15 avril 2004.

Le 8 juillet 2004, Monsieur … a introduit un recours tendant à la réformation, sinon à l’annulation de la décision ministérielle précitée du 15 avril 2004.

L’article 12 de la loi modifiée du 3 avril 1996 portant création 1. d’une procédure relative à l’examen d’une demande d’asile, 2. d’un régime de protection temporaire prévoit un recours en réformation en matière de demandes d’asile déclarées non fondées, de sorte que le recours en réformation, ayant été introduit dans les formes et délai de la loi, est recevable.

Quant au fond, le demandeur fait exposer qu’il serait originaire d’Ouzbékistan et qu’il aurait quitté son pays d’origine, au motif que sa vie y aurait été en péril. Il expose plus particulièrement être un opposant au régime en place et défenseur des droits de l’homme. Ainsi, en 1999, il aurait adhéré au parti d’opposition ERK lequel aurait été créé en 1990, puis interdit en 1993 mais qui existerait toujours, contrairement à l’affirmation du ministre de la Justice. Il conteste l’affirmation du ministre de la Justice prétendant que la situation des droits de l’homme en Ouzbékistan et la position du gouvernement ouzbek vis-à-vis des militants des droits de l’homme se seraient améliorées ces derniers temps.

Dans ce contexte, le demandeur fait valoir que sa vie serait en péril en cas de retour dans son pays, au motif qu’il serait membre actif d’un parti d’opposition, dont les membres seraient persécutés par le régime, et l’un des fondateurs d’un centre social économique et juridique dénommé « ADOLAT » servant à promouvoir les droits de l’homme et à aider les victimes du régime politique en place. Il précise que de 1999 à 2001, il aurait fait l’objet de nombreuses arrestations, détentions illégales et mauvais traitements, qu’en 2001, la milice aurait perquisitionné son appartement et qu’en septembre 2001, elle aurait fermé le centre ADOLAT et un des membres fondateurs de ce centre aurait été tué. Il conteste encore l’existence d’une possibilité de fuite interne dans son chef.

En substance, il reproche au ministre de la Justice d’avoir fait une mauvaise application de la Convention de Genève et d’avoir méconnu la gravité des motifs de persécution qu’il a mis en avant pour justifier la reconnaissance du statut de réfugié.

Le délégué du gouvernement estime que le ministre de la Justice a fait une saine appréciation de la situation du demandeur, de sorte qu’il serait à débouter de son recours.

Il soutient que l’adhésion à un parti d’opposition n’entraînerait pas d’office l’obtention du statut de réfugié, tout en relevant que la situation en Ouzbékistan serait en train de s’améliorer en se référant à la libération récente de bon nombre de prisonniers politiques.

Il en conclut que ce serait à bon droit que le ministre de la Justice a conclu que le demandeur éprouverait plutôt un sentiment d’insécurité qu’une crainte de persécution au sens de la Convention de Genève.

L’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève, précise que le terme « réfugié » s’applique à toute personne qui « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion et de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner ».

La reconnaissance du statut de réfugié n’est pas uniquement conditionnée par la situation générale du pays d’origine, mais aussi et surtout par la situation particulière du demandeur d’asile qui doit établir, concrètement, que sa situation subjective spécifique a été telle qu’elle laissait supposer un danger sérieux pour sa personne.

Dans le cadre de l’évaluation de la situation personnelle du demandeur, l’examen fait par le tribunal ne se limite pas à la pertinence des faits allégués, mais il apprécie également la valeur des éléments de preuve et la crédibilité des déclarations du demandeur. Il appartient au demandeur d’asile d’établir avec la précision requise qu’il remplit les conditions prévues pour obtenir le statut de réfugié (cf. Cour adm. 28 novembre 2001, n° 10482C du rôle, Pas. adm. 2004, V° Etrangers, C. Convention de Genève, n° 43).

En l’espèce, l’examen des déclarations faites par le demandeur lors de ses auditions, telles que celles-ci ont été relatées dans les comptes rendus figurant au dossier, ensemble les moyens et arguments apportés au cours des procédures gracieuse et contentieuse et les pièces produites en cause, amène le tribunal à conclure que le demandeur fait état et établit à suffisance de droit des raisons personnelles de nature à justifier dans son chef une crainte actuelle justifiée de persécution du fait de ses convictions et activités politiques, ainsi que le prévoit l’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève.

En effet, le tribunal est amené à retenir que le demandeur a fourni des explications qui ne manquent pas de cohérence, et dont il se dégage qu’il a fait l’objet de multiples arrestations, garde-à-vue, et de mauvais traitements durant ses incarcérations, en partie documentés par des certificats médicaux versés en cause, dont l’authenticité n’a pas été mise en doute, en raison de son engagement politique au sein du parti politique ERK et de son activisme en faveur des droits de l’homme, notamment dans le cadre de ses activités au sein du centre ADOLAT. - Cette conclusion n’est pas ébranlée par le comportement inexplicable et inexpliqué du demandeur lors de son audition en date du 16 janvier 2004, ainsi que cela résulte d’une note au dossier rédigée le même jour par l’agent du ministère de la Justice ayant procédé à ladite audition.

S’y ajoute, d’une part, qu’il n’est pas établi, notamment au vu des rapports du HUMAN RIGHTS WATCH des 1er mai et 30 septembre 2003 versés au dossier administratif, que la situation générale régnant en Ouzbékistan se soit vraiment améliorée, ainsi que l’a affirmé le ministre de la Justice et, d’autre part, que le demandeur, en tant que membre du parti d’opposition ERK, parti interdit et non pas dissous comme erronément relevé par le ministre de la Justice, peut légitimement craindre d’être exposé à des persécutions du fait de ses opinions politiques de la part des autorités actuellement au pouvoir en Ouzbékistan.

Il se dégage de l’ensemble des renseignements fournis et des pièces versées au tribunal que Monsieur … peut craindre avec raison d’être persécuté du fait de ses opinions politiques en Ouzbékistan et qu’il remplit partant les conditions posées par l’article 1er, A., 2 de la Convention de Genève pour bénéficier du statut de réfugié politique.

Il s’ensuit que la décision ministérielle de rejet de sa demande d’asile est à réformer en ce sens.

Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant à l’égard de toutes les parties ;

reçoit le recours en réformation en la forme ;

au fond, le déclare justifié ;

partant, par réformation, accorde le statut de réfugié au sens de la Convention de Genève à Monsieur … ;

condamne l’Etat aux frais.

Ainsi jugé par :

M. Campill, vice-président, M. Spielmann, juge, Mme Gillardin, juge, et lu à l’audience publique du 13 décembre 2004 par le vice-président, en présence de M.

Legille, greffier.

s. Legille s. Campill 7


Synthèse
Formation : Deuxième chambre
Numéro d'arrêt : 18363
Date de la décision : 13/12/2004

Origine de la décision
Date de l'import : 12/12/2019
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2004-12-13;18363 ?

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