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29/11/2004 | LUXEMBOURG | N°17983

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 29 novembre 2004, 17983


Tribunal administratif N° 17983 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 29 avril 2004 Audience publique du 29 novembre 2004 Recours formé par Madame … et Madame …, veuve …, … contre une décision prise par le ministre de la Justice en matière d’autorisation de séjour

JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 17983 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 29 avril 2004 par Maître Pol URBANY, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Diekirch, au nom de Madame …, née le…, de nationalité marocaine, et

de sa fille, Madame …, veuve …, née le…, de nationalité luxembourgeoise, tendant à l’annulat...

Tribunal administratif N° 17983 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 29 avril 2004 Audience publique du 29 novembre 2004 Recours formé par Madame … et Madame …, veuve …, … contre une décision prise par le ministre de la Justice en matière d’autorisation de séjour

JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 17983 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 29 avril 2004 par Maître Pol URBANY, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Diekirch, au nom de Madame …, née le…, de nationalité marocaine, et de sa fille, Madame …, veuve …, née le…, de nationalité luxembourgeoise, tendant à l’annulation d’une décision du ministre de la Justice du 18 février 2004, refusant à Madame … l’autorisation de séjour au Grand-Duché de Luxembourg dans le cadre du regroupement familial ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision attaquée ;

Entendu le juge-rapporteur en son rapport, et Maître Luc BIRGEN en remplacement de Maître Pol URBANY en ses plaidoiries à l’audience publique du 18 octobre 2004 ;

Vu la rupture du délibéré prononcée le 26 octobre 2004 ;

Vu le dossier administratif et les pièces complémentaires versées en cause ;

Entendu le juge-rapporteur en son rapport complémentaire, et Maître Pascale HANSEN en remplacement de Maître Pol URBANY en ses plaidoiries complémentaires à l’audience publique du 15 novembre 2004 ;

Par une décision du 18 février 2004, le ministre de la Justice refusa à Madame … l’autorisation de séjour par elle sollicitée dans le cadre du regroupement familial.

La décision de refus est libellée de la façon suivante :

« Comme suite à votre courrier du 27 octobre 2003, par lequel vous sollicitez une autorisation de séjour en faveur de Madame … dans le cadre du regroupement familial, je regrette de devoir vous informer que je ne suis pas en mesure de faire droit à votre requête.

Afin de bénéficier du regroupement familial, l’intéressée doit prouver qu’elle est à charge de sa fille, Madame …. Or, tel n’est pas le cas. En effet, il ressort du dossier que Monsieur …, né le…, de nationalité marocaine, époux de l’intéressée est resté au Maroc pendant l’absence exceptionnelle de son épouse. Madame … est à charge de son époux suivant le principe que « les époux se doivent mutuellement fidélité, secours, assistance ».

Par ailleurs, l’autorisation de séjour ne saurait être délivrée alors que l’intéressée ne dispose pas de moyens d’existence personnels conformément à l’article 2 de la loi modifiée du 28 mars 1972 concernant l’entrée et le séjour des étrangers qui dispose que la délivrance d’une autorisation de séjour est en effet subordonnée à la possession de moyens d’existence suffisants permettant à l’étranger d’assurer son séjour au Grand-Duché indépendamment de l’aide matérielle ou des secours financiers que de tierces personnes pourraient s’engager à lui faire parvenir.

Par conséquent, l’intéressée qui se trouve en séjour irrégulier, est invitée à quitter le pays sans délai ».

Le 29 avril 2004, Madame … et sa fille Madame …, veuve … ont fait introduire un recours en annulation contre la décision ministérielle de refus du 18 février 2004.

Le recours en annulation ayant été introduit dans les formes et délai de la loi, il est recevable.

Malgré le fait que l’Etat se soit vu signifier le recours, il n’a pas comparu, ne faisant déposer aucun mémoire dans le délai légal, de sorte que conformément aux dispositions de l’article 6 de la loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives, le tribunal est amené à statuer à l’égard de toutes les parties par un jugement ayant les effets d’une décision contradictoire.

La partie demanderesse fait valoir que la décision litigieuse serait à annuler pour violation de la loi sinon pour erreur manifeste d’appréciation des faits.

En ce qui concerne le premier motif de refus invoqué, à savoir, l’absence d’avoir rapporté la preuve que la mère serait à charge de sa fille et ce d’autant plus que Madame … serait mariée et qu’il appartiendrait dès lors à son mari de la soutenir, elles font valoir que ce motif manquerait en fait.

S’il est certes exact que Madame … est toujours formellement mariée avec Monsieur… , il résulte cependant des pièces versées au dossier que Madame … est de fait à charge de sa fille et non pas à charge de son mari.

En effet Madame … vit depuis 1998 auprès de sa fille dans la maison héritée par celle-ci suite au décès de son mari en date du 24 février 1998. En plus Madame …, née en 1949, n’a jamais travaillé au Luxembourg de sorte qu’elle est financièrement soutenue par sa fille laquelle touche une pension de survie de son mari décédé et gagne un salaire d'environ 1.400 €. Madame … est affiliée depuis le 22 octobre 1998 à la caisse de maladie des ouvriers et les cotisations afférentes sont payées par sa fille. Il résulte d’un engagement établi par l’époux de Madame … que celle-ci vit « sous la responsabilité et les charges de sa fille … » et d’une lettre d’un avocat du barreau de Casablanca que les époux … sont actuellement en instance de divorce, notamment pour défaut d’entretien de l’épouse pendant une période dépassant 5 ans et pour discontinuité des relations conjugales pendant la même période étant donné que l’épouse réside au Luxembourg et l’époux au Maroc.

Au vu de ce qui précède, il y a lieu de retenir que le premier moyen invoqué par le ministre manque en fait, de sorte qu’il ne saurait être retenu pour fonder la décision de refus.

La décision litigieuse est en deuxième lieu fondée sur le défaut de moyens d’existence personnels dans le chef de Madame …, de sorte qu’il appartient au tribunal d’analyser si ce motif a pu en l’espèce servir de fondement à la décision déférée.

A ce titre les parties demanderesses font valoir que la fille de Madame … ne saurait être considérée comme une tierce personne à son égard.

L’article 2 de la loi modifiée du 28 mars 1972 concernant 1) l’entrée et le séjour des étrangers ; 2) le contrôle médical des étrangers ; 3) l’emploi de la main-d’œuvre étrangère, dispose que « l’entrée et le séjour au Grand-Duché pourront être refusés à l’étranger : …qui ne dispose pas de moyens personnels suffisants pour supporter les frais de voyage et de séjour ».

Au vœu de l’article 2 précité, une autorisation de séjour peut être refusée lorsque l’étranger ne rapporte pas la preuve de moyens personnels suffisants pour supporter les frais de voyage et de séjour. A cet égard, ne sont pas considérés comme moyens personnels une prise en charge signée par un membre de la famille du demandeur ainsi qu'une aide financière apportée au demandeur par celui-ci (cf TA 30 avril 2003, confirmé par arrêt du 30 septembre 2003, Pas. adm. 2004, Etrangers, Conditions, moyens personnels suffisants, n° 147, p. 226).

En l’espèce, force est de constater que Madame … ne conteste pas qu’elle ne dispose pas de moyens personnels suffisants, de sorte que le ministre de la Justice a pu invoquer en principe l’absence de moyens personnels suffisants pour motiver légalement la décision litigieuse.

Il y a cependant lieu d’examiner encore le moyen de la demanderesse fondé sur l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme qui dispose :

« 1) Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2) Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ».

S’il est de principe, en droit international, que les Etats ont le pouvoir souverain de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des étrangers, il n’en reste pas moins que les Etats qui ont ratifié la Convention européenne des droits de l’homme ont accepté de limiter le libre exercice de cette prérogative dans la mesure des dispositions de la Convention.

Il y a dès lors lieu d’examiner en l’espèce si la vie privée et familiale dont font état les demanderesses pour conclure dans leur chef à l’existence d’un droit à la protection d’une vie familiale par le biais des dispositions de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, rentre effectivement dans les prévisions de ladite disposition de droit international qui est, le cas échéant, de nature à tenir en échec la législation nationale.

Il résulte des pièces versées au dossier que Madame … est venue au Luxembourg en 1998 suite au décès tragique du mari de sa fille le 24 février 1998. Il résulte de plusieurs certificats médicaux versés au dossier que la présence de la mère a été bénéfique pour la fille laquelle a sombré dans un état dépressif après le décès de son mari. Depuis 1998, Madame … vit ensemble avec sa fille sous le même toit. Il y a dès lors lieu de retenir qu’il existe une vie privée et familiale au Luxembourg entre Madame … et sa fille laquelle vit depuis plus de 6 ans auprès d’elle, de sorte que l’article 8, paragraphe 1 de la CEDH peut être utilement invoqué en l’espèce.

Au vœu de l’article 8, paragraphe 2 l’ingérence doit être nécessaire dans une société démocratique. La vérification de cette exigence appelle le tribunal à mettre en balance l’ampleur de l’atteinte à la vie familiale dont il est question avec la gravité du trouble que l’étranger cause ou risque de causer à l’ordre public (cf TA 23 décembre 1999, Pas. adm. 2004, Etrangers, respect de la vie privée et familiale, n° 176, p. 233).

En l’espèce, force est de constater que la nécessité à la base de cette ingérence de la part de l’autorité publique laisse d’être établie à suffisance, de sorte que la décision déférée ne répond pas au critère de proportionnalité à appliquer en la matière.

En effet, Madame … a toujours disposé depuis 1998 d’une autorisation de séjour renouvelé d’année en année délivrée par le ministre de la Justice, témoignant du fait qu’il n’est pas resté insensible au cas particulier de Madame …-…. Dès lors le refus d’autorisation de séjour constitue une ingérence injustifiée dans la vie familiale existante en ce qu’il rend impossible la continuation d’une vie familiale effective, d’autant plus que les autres enfants de Madame … ont quitté le Maroc et qu’elle se trouve en instance de divorce avec son mari qu’elle a quitté pour venir au secours de son enfant. A cela s’ajoute que la partie publique reste en défaut de faire valoir un quelconque élément permettant de retenir que cette ingérence serait nécessaire dans un but de protection de l’ordre public.

Bien au contraire il résulte du dossier que la fille de Madame … gagne correctement sa vie en tant qu’ouvrière de l’Etat et qu’elle est financièrement apte à soutenir sa mère. En ce qui concerne plus spécifiquement Madame … aucun élément du dossier permet de conclure que celle-ci présente ou présenterait un risque pour l’ordre public luxembourgeois. Il appert de surcroît de l’ensemble des pièces soumises au tribunal que la fille et la mère ont réussi à s’intégrer au Luxembourg.

Il se dégage de l’ensemble des considérations qui précèdent que l’ingérence dans la vie familiale et privée des demanderesses opérée à travers la décision déférée n’est pas justifiée à suffisance de droit au regard de l’ensemble des intérêts en cause, de sorte qu’il y a violation de l’article 8 CEDH.

Le recours ainsi introduit est dès lors fondé et les décision de refus d’autorisation de séjour dans le chef de Madame … encourt l’annulation.

Par ces motifs, le tribunal administratif, première chambre, statuant à l’égard de toutes les parties ;

reçoit le recours en annulation en la forme ;

au fond, le déclare justifié, partant annule la décision déférée et renvoie l’affaire devant le ministre des Affaires étrangères et de l’Immigration, condamne l’Etat aux frais.

Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 29 novembre 2004 par :

Mme Lenert, premier juge, Mme Thomé, juge, M. Sünnen, juge en présence de M. Schmit, greffier en chef.

s. Schmit s. Lenert Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 29 novembre 2004 Le Greffier en chef du Tribunal administratif 5


Synthèse
Formation : Première chambre
Numéro d'arrêt : 17983
Date de la décision : 29/11/2004

Origine de la décision
Date de l'import : 12/12/2019
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2004-11-29;17983 ?

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