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20/09/2004 | LUXEMBOURG | N°17752

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 20 septembre 2004, 17752


Numéro 17752 du rôle Tribunal administratif du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 16 mars 2004 Audience publique du 20 septembre 2004 Recours formé par 1. Madame … 2. Monsieur … contre une décision du ministre de la Justice en matière de police des étrangers

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JUGEMENT

Vu la requête, inscrite sous le numéro 17752 du rôle, déposée le 16 mars 2004 au greffe du tribunal administratif par Maître Ardavan FATHOLAHZADEH, avocat à la Cour, inscrit

au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Madame …, née le …, de nati...

Numéro 17752 du rôle Tribunal administratif du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 16 mars 2004 Audience publique du 20 septembre 2004 Recours formé par 1. Madame … 2. Monsieur … contre une décision du ministre de la Justice en matière de police des étrangers

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JUGEMENT

Vu la requête, inscrite sous le numéro 17752 du rôle, déposée le 16 mars 2004 au greffe du tribunal administratif par Maître Ardavan FATHOLAHZADEH, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Madame …, née le …, de nationalité portugaise, demeurant à L-…, et de Monsieur …, né le …, de nationalité capverdienne, alors détenu au Centre de séjour provisoire pour étrangers en situation irrégulière, tendant à l’annulation d’une décision implicite de refoulement du ministre de la Justice sous-jacente à la mesure de rétention administrative prononcée à l’égard de Monsieur … par le même ministre en date du 5 mars 2004;

Vu les pièces versées en cause;

Ouï le juge-rapporteur en son rapport, ainsi que Maître Ardavan FATHOLAHZADEH en sa plaidoirie à l’audience publique du 5 juillet 2004.

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Par arrêté du 5 mars 2004, le ministre de la Justice ordonna le placement de Monsieur …, préqualifé, au centre de séjour provisoire pour étrangers en situation irrégulière pour une durée maximum d'un mois.

En date du 16 mars 2004, le ministre de la Justice prit à l’encontre de Monsieur … un arrêté de refus d’entrée et de séjour aux motifs qu’il serait dépourvu du visa requis, qu’il ne disposerait pas de moyens d’existence personnels légalement acquis et qu’il se trouverait en séjour irrégulier au pays. Cet arrêté ne fut cependant pas notifié à Monsieur ….

Par requête déposée 16 mars 2004, Monsieur … et sa fiancée, Madame …, préqualifiée, ont déposé une requête en annulation contre la décision implicite de refoulement, sous-jacente à la décision de mise à la disposition du gouvernement de Monsieur …, et par requête déposée le même jour, ils ont sollicité le sursis à exécution de la décision de refoulement en question. Par ordonnance du 17 mars 2004 (n° 17753 du rôle), le président du tribunal administratif fit droit à cette requête et autorisa Monsieur … à résider sur le territoire du Grand-Duché de Luxembourg en attendant que le tribunal administratif se soit prononcé sur le mérite du recours au fond.

Dans la mesure où ni la loi modifiée du 28 mars 1972 concernant 1° l’entrée et le séjour des étrangers ; 2° le contrôle médical des étrangers ; 3° l’emploi de la main-d’œuvre étrangère, ni aucune autre disposition légale n’instaure un recours au fond en matière de refoulement, le recours en annulation est recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.

Les demandeurs font exposer que Madame …, ressortissante communautaire de nationalité portugaise, résiderait régulièrement au Luxembourg et y travaillerait pour un salaire mensuel brut d'environ 1.250,- € et qu'elle aurait vécu maritalement depuis le mois d'août 2003 avec son fiancé Monsieur …, le mariage ayant été prévu pour fin mars 2004 et les futurs époux ayant suivi la procédure administrative préalable au mariage. En date du 5 mars 2004, Monsieur … aurait été arrêté par les services de police lesquels, après avoir constaté sa situation de séjour irrégulier, ont procédé le 5 mars 2004 sur décision du ministre de la Justice à son placement au Centre de séjour provisoire pour étrangers en situation irrégulière, sa libération n’étant intervenue que suite à l’ordonnance présidentielle prévisée du 17 mars 2004.

Les demandeurs reprochent au ministre le non-respect de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales en se prévalant d’une vie familiale effective et ininterrompue qui aurait existé entre eux-mêmes depuis août 2003 du fait de leur cohabitation et des préparatifs de leur mariage prévu pour le mois de mars 2004.

Ils soutiennent que la décision de refoulement déférée constituerait une ingérence injustifiée dans leur vie familiale, étant donné que son exécution entraînerait une rupture difficilement supportable et qu’il existerait des obstacles légitimes pour eux de s’installer dans un autre pays dans la mesure où la quasi-totalité des membres de leurs familles respectives résideraient légalement au Luxembourg et où Madame … résiderait régulièrement sur le territoire luxembourgeois en sa qualité de ressortissante communautaire et y disposerait d’un travail régulier rémunéré permettant de subvenir aux besoins du ménage commun. Ils font valoir que la notion de vie familiale serait dotée d’un contenu propre, qu’elle viserait également un lien de fait réel et suffisamment étroit entre les personnes concernées et qu’elle ne présupposerait pas nécessairement le mariage.

Alors même que le recours sous analyse a été communiqué au délégué du gouvernement par courrier du 17 mars 2004, l’Etat n’a pas déposé de mémoire en réponse.

Il ressort de l’arrêté ministériel du 5 mars 2004 ordonnant le placement de Monsieur …, pris en exécution de la décision implicite de refoulement attaquée, que celle-ci est fondée sur les motifs du défaut de visa dans le chef de Monsieur …, du défaut de moyens d’existence personnels légalement acquis à sa disposition et de son séjour irrégulier au pays.

Or, les demandeurs ne contestent pas la réalité et le bien-fondé de ces motifs à la base de la décision attaquée, de manière que le tribunal est amené à les considérer comme constants en cause.

L’article 8 de la de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales, dont les demandeurs se prévalent pour contester la validité de la décision de refoulement litigieuse, dispose que :

« 1) Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2) Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ».

S’il est de principe, en droit international, que les Etats ont le pouvoir souverain de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des étrangers, il n’en reste pas moins que les Etats qui ont ratifié la Convention européenne des droits de l’homme ont accepté de limiter le libre exercice de cette prérogative dans la mesure des dispositions de la Convention.

Il y a dès lors lieu d’examiner en l’espèce si la vie privée et familiale dont font état les demandeurs pour conclure dans leur chef à l’existence d’un droit à la protection d’une vie familiale par le biais des dispositions de l’article 8 précité de la Convention européenne des droits de l’homme, rentre effectivement dans les prévisions de ladite disposition de droit international qui est de nature à tenir en échec la législation nationale.

Les demandeurs ont soumis au tribunal des éléments de nature à étayer l’existence d’une cohabitation réelle entre eux depuis le mois d’août 2003 et la préparation de leur mariage civil planifié pour la fin du mois de mars 2004. Ces éléments sont de nature à créer une apparence de vie familiale effective au sens de l’article 8 précité, étant entendu que la notion de vie familiale au sens de la Convention européenne des droits de l'homme ne présuppose pas nécessairement l'existence d'un mariage pour qu'il y ait une vie familiale (trib. adm. 25 septembre 2002, n° 15378, Pas. adm. 2003, v° Droits de l’homme, n° 36). A défaut de prise de position de la part du délégué du gouvernement et partant faute par ce dernier d’avoir utilement rencontré et ébranlé ladite apparence, les demandeurs doivent être considérés comme ayant eu une vie familiale effective commune au moment de la prise de la décision de refoulement attaquée.

A partir du constat qu’une vie familiale et privée existait effectivement entre les demandeurs au moment où la décision implicite litigieuse doit être considérée comme ayant été prise, il y a dès lors lieu d’examiner plus en avant si ladite décision constitue une ingérence justifiée au sens de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme dans ladite vie familiale.

L’article 8 prérelaté ne comporte pas pour les Etats l’obligation générale de respecter le choix par des couples de leur domicile commun et d’accepter l’installation d’un conjoint non national dans le pays, mais un droit à l’exercice de la vie familiale et privée au pays ne peut être dégagé à partir de ladite disposition qu’en cas d’existence vérifiée d’obstacles rendant difficile à l’un ou l’autre des concubins de s’installer et de mener leur vie familiale et privée dans un autre pays que le Luxembourg, sous réserve de l’incidence de l’alinéa 2 de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.

En l’espèce, il est constant que Madame …, de nationalité portugaise et donc ressortissante communautaire, a exercé le droit de libre circulation lui reconnu par l’article 39 du Traité de Rome pour s’installer au Grand-Duché et y exercer une activité salariée qui lui procure ses moyens de subsistance. Il n’est en outre pas contesté en cause que Monsieur … vit depuis deux ans au Luxembourg et qu’il réside depuis le mois d’août 2003 ensemble avec Madame …. Au vu de cette situation et en l’absence d’indices en sens contraire fournis par le délégué du gouvernement, il y a lieu d’admettre qu’il existe dans le chef des demandeurs des liens suffisamment étroits avec le Grand-Duché de Luxembourg pour être constitutifs dans leur chef d’un obstacle majeur de quitter le pays et de mener une vie familiale dans un autre pays, de sorte que la décision déférée constitue en l’espèce une ingérence dans le droit des demandeurs au respect de leur vie privée et familiale.

Aux termes de l’alinéa 2 de l’article 8 précité de la Convention européenne des droits de l’homme, il peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit pour autant que cette ingérence est prescrite par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale ou la protection des droits et libertés d’autrui.

S’il est certes vrai que l’absence de moyens personnels suffisants pour supporter les frais de voyage et de séjour et le défaut de visa sont prévus comme motifs d’une décision de refoulement par l’article 12 de la loi précitée du 28 mars 1972 et que le défaut d’existence de moyens personnels suffisants dans le chef d’un étranger candidat au séjour peut en principe être retenu à la base d’une mesure nécessaire au bien-être économique du pays au sens de la disposition internationale prévisée, tout comme un défaut de visa peut être un motif à la base d’une mesure nécessaire à la sûreté publique, en ordonnant le refoulement d’un étranger ne bénéficiant pas de tels moyens ou du visa, l’autorité nationale est cependant tenue de ménager un juste équilibre entre les considérations d’ordre public qui sous-tendent la réglementation de l’immigration et celles non moins importantes relatives à la protection de la vie familiale.

En l’espèce, force est de constater qu’à défaut de mémoire déposé pour compte de l’Etat et partant d’éléments de nature à étayer la nécessité à la base de cette ingérence de la part de l’autorité publique, celle-ci laisse d’être établie à suffisance, de sorte que la décision déférée ne répond pas au critère de proportionnalité à appliquer en la matière. En effet, le tribunal constate que Madame … occupe un poste de travail à temps plein qui est susceptible de procurer des moyens de subsistance suffisants pour elle-même et Monsieur … et le tribunal ne s’est vu soumettre aucun élément de nature à soustendre une nécessité particulière de procéder à un éloignement de Monsieur ….

Il se dégage de l’ensemble des considérations qui précèdent que l’ingérence dans la vie familiale et privée des demandeurs opérée à travers la décisions déférée n’est pas justifiée à suffisance de droit au regard de l’ensemble des intérêts en cause, de sorte qu’il y a violation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Le recours est dès lors fondé et la décision ministérielle implicite de refoulement déférée encourt l’annulation pour erreur manifeste d’appréciation des faits, sans qu’il y ait lieu d’analyser les autres moyens invoqués en cause.

PAR CES MOTIFS le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant à l’égard de toutes les parties, reçoit le recours en annulation en la forme, au fond, le déclare justifié, partant, annule la décision implicite de refoulement du ministre de la Justice se trouvant à la base de l’arrêté de placement du même ministre du 5 mars 2004 à l’encontre de Monsieur …, condamne l’Etat aux frais.

Ainsi jugé par:

M. CAMPILL, vice-président, M. SCHROEDER, premier juge, M. SPIELMANN, juge, et lu à l’audience publique du 20 septembre 2004 par le vice-président en présence de M. LEGILLE, greffier.

LEGILLE CAMPILL 5


Synthèse
Formation : Deuxième chambre
Numéro d'arrêt : 17752
Date de la décision : 20/09/2004

Origine de la décision
Date de l'import : 12/12/2019
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2004-09-20;17752 ?

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