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13/05/2004 | LUXEMBOURG | N°17197

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 13 mai 2004, 17197


Tribunal administratif Nos. 17197 et 17198 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrits le 25 novembre 2003 Audience publique du 13 mai 2004 Recours formé par Madame …, épouse …, et Monsieur …, Remich, contre deux décisions du ministre de la Justice en matière d’entrée et de séjour

JUGEMENT

I.

Vu la requête inscrite sous le numéro 17197 du rôle et déposée le 25 novembre 2003 au greffe du tribunal administratif par Maître Nicolas SCHAEFFER, avocat à la Cour, assisté de Maître Clara MARHUENDA, avocat, les deux inscrits au tableau de l’Ordre des av

ocats à Luxembourg, au nom de Madame …, épouse …, née le … à … (Chine), de nationalité chino...

Tribunal administratif Nos. 17197 et 17198 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrits le 25 novembre 2003 Audience publique du 13 mai 2004 Recours formé par Madame …, épouse …, et Monsieur …, Remich, contre deux décisions du ministre de la Justice en matière d’entrée et de séjour

JUGEMENT

I.

Vu la requête inscrite sous le numéro 17197 du rôle et déposée le 25 novembre 2003 au greffe du tribunal administratif par Maître Nicolas SCHAEFFER, avocat à la Cour, assisté de Maître Clara MARHUENDA, avocat, les deux inscrits au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Madame …, épouse …, née le … à … (Chine), de nationalité chinoise, demeurant à L-…, tendant à l’annulation d’une décision du ministre de la Justice du 13 novembre 2003 par laquelle l’entrée et de séjour lui ont été refusés et par laquelle elle a été invitée à quitter le pays dans les huit jours après la notification de ladite décision ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 11 février 2004 ;

Vu le mémoire en réplique déposé au nom de la demanderesse au greffe du tribunal administratif le 4 mars 2004 ;

II.

Vu la requête inscrite sous le numéro 17198 du rôle et déposée le 25 novembre 2003 au greffe du tribunal administratif par Maître Nicolas SCHAEFFER, assisté de Maître Clara MARHUENDA, préqualifiés, au nom de Monsieur …, né le … à … (Chine), de nationalité chinoise, demeurant à L-…, tendant à l’annulation d’une décision du ministre de la Justice du 13 novembre 2003 par laquelle l’entrée et de séjour lui ont été refusés et par laquelle il a été invité à quitter le pays dans les huit jours après la notification de ladite décision ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 4 février 2004 ;

Vu le mémoire en réplique déposé au nom du demandeur au greffe du tribunal administratif le 4 mars 2004 ;

I. et II.

Vu les pièces versées en cause et notamment les décisions attaquées ;

Ouï le juge-rapporteur en son rapport, ainsi que Maître Clara MARHUENDA et Monsieur le délégué du gouvernement Gilles ROTH, en leurs plaidoiries respectives.

Par décision du 13 novembre 2003, le ministre de la Justice, ci-après dénommé le « ministre », refusa à Madame …, épouse …, l’entrée et le séjour au Grand-Duché de Luxembourg et l’intima de quitter le pays dans un délai de huit jours après notification de cette décision pour les motifs suivants :

« Vu le rapport numéro … du 7 novembre 2003 établi par la police grand-ducale, CIS, Remich ;

Attendu que l’intéressée se trouve en séjour irrégulier au pays depuis le 1er septembre 2002 ;

Attendu que l’intéressée n’est plus en possession d’un passeport valable depuis le 19 août 2003 ;

Attendu que l’intéressée ne dispose pas de moyens d’existence personnels ».

Par décision du même jour, le ministre refusa également à Monsieur … l’entrée et le séjour au Grand-Duché de Luxembourg et l’intima de quitter le pays dans un délai de huit jours après notification de cette décision pour les motifs suivants :

« Vu le rapport numéro …0 du 7 novembre 2003 établi par la police grand-

ducale, CIS, Remich ;

Attendu que l’intéressé se trouve en séjour irrégulier au pays depuis le 1er septembre 2002 ;

Attendu que l’intéressé ne dispose pas de moyens d’existence personnels ;

Attendu que l’intéressé constitue un danger pour l’ordre et la sécurité publics ».

Par deux requêtes séparées déposées au greffe du tribunal administratif le 25 novembre 2003, Monsieur … et son épouse Madame …ont chacun fait introduire un recours tendant à l’annulation des deux arrêtés ministériels précités du 13 novembre 2003.

Dans la mesure où les deux recours, inscrits respectivement sous les numéros 17197 et 17198 du rôle, se meuvent dans un même contexte décisionnel ayant trait au séjour sur le territoire luxembourgeois d’un couple marié s’étant installé ensemble au Luxembourg auprès de leur fille et que les demandes présentent entre elles un lien de connexité suffisamment étroit, il convient, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, de les joindre pour y statuer par un seul et même jugement.

Les deux recours ayant été introduit dans les formes et délai de la loi, il sont recevables.

A l’appui de leurs recours, les demandeurs estiment que les faits retenus par le ministre ne sont pas de nature à motiver les décisions attaquées. Les demandeurs exposent plus particulièrement que leur fille et leur beau-fils seraient disposés à les prendre en charge comme l’attesteraient des déclarations de prise en charge signées par eux respectivement en date des 20 et 21 novembre 2003. Dans ce contexte, ils précisent encore que leur fille et leur beau-fils seraient propriétaires d’un restaurant chinois à … qu’ils exploiteraient depuis plus d’un an, qu’ils auraient travaillé en Chine comme paysans et que leur fille aurait souhaité les prendre en charge, étant donné qu’il n’existerait pas de système de pension pour les paysans chinois, de sorte qu’ils auraient l’intention de résider de façon effective et continue au Luxembourg auprès de leur fille et de la famille de cette dernière. Comme leur fille et leur beau-fils auraient signé des déclarations de prise en charge, il serait démontré qu’ils disposeraient de moyens d’existence personnels suffisants pour supporter leurs frais de voyage et de séjour.

Les demandeurs soutiennent encore que les décisions attaquées contreviendraient à l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales en ce qu’il garantit le regroupement familial, étant donné qu’il aurait toujours existé entre eux et leur fille une vie familiale effective, même avant leur arrivée au Luxembourg et qu’ils entendraient poursuivre cette vie familiale existante sur le territoire luxembourgeois, d’autant plus qu’il n’y aurait plus aucun membre de leur famille en Chine et qu’un retour dans leur pays d’origine les forcerait à vivre dans un isolement social quasiment complet.

Finalement, les demandeurs estiment que la motivation tirée de leur séjour irrégulier sur le territoire luxembourgeois ne serait pas suffisante à elle seule à motiver les décisions de refus, étant donné qu’ils seraient arrivés régulièrement au Grand-Duché de Luxembourg et rempliraient les conditions d’octroi d’une autorisation d’entrée et de séjour et que ce serait à tort que le ministre estimerait que Monsieur … constituerait un danger pour l’ordre public et la sécurité publique.

Le délégué du gouvernement insiste sur le fait que les demandeurs auraient bénéficié d’un visa « Schengen » valable seulement du 18 juillet 2002 au 31 août 2002 et qu’à l’expiration de ce visa, ils n’auraient ni sollicité ni obtenu un titre de séjour pour le Luxembourg. Pour le surplus, Monsieur … aurait fait l’objet d’un rapport dressé par la brigade de police de Grevenmacher en date du 7 novembre 2003, duquel il ressortirait qu’il afficherait un comportement particulier s’illustrant notamment par l’usage de violence à l’encontre de sa petite-fille et des troubles de comportement, de sorte qu’il serait susceptible de compromettre l’ordre public au Luxembourg.

Etant donné qu’aucun des demandeurs ne serait titulaire d’un permis de travail l’autorisant à occuper un emploi salarié au pays et que la prise en charge signée par une tierce personne ne saurait être considérée comme preuve de moyens d’existence personnels au sens de l’article 2 de la loi du 28 mars 1972 concernant 1) l’entrée et le séjour des étrangers, 2) le contrôle médical des étrangers, 3) l’emploi de la main-d’œuvre étrangère, ce serait à juste titre que le ministre leur aurait refusé l’entrée et le séjour pour le Luxembourg au motif qu’ils ne disposeraient pas de moyens d’existence personnels suffisants pour supporter les frais liés à leur séjour au pays.

Finalement en relation avec l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, le représentant étatique est d’avis qu’on ne saurait obliger un Etat à laisser accéder un étranger sur son territoire pour y créer des liens familiaux nouveaux, que ledit article 8 ne saurait s’interpréter comme comportant pour un Etat contractant l’obligation générale de respecter le choix par les membres d’une famille de leur domicile commun et d’accepter l’installation d’un membre non national d’une famille dans le pays et que l’article 8 ne garantirait pas non plus le droit de choisir le lieu le plus approprié pour développer une vie familiale. Comme le dossier administratif ne renseignerait nullement qu’une vie familiale ait existé entre les demandeurs et leur fille avant la venue de cette dernière au Luxembourg au courant de l’année 1998 et comme les demandeurs n’auraient jamais formellement introduit une demande d’autorisation de séjour au titre du regroupement familial, le reproche tiré d’une violation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme serait à rejeter.

Dans leur mémoire en réplique, les demandeurs contestent encore toute éventuelle menace pour l’ordre public dans le chef de Monsieur …, étant donné que les faits relevés par le rapport de police préindiqué seraient dénaturés voire inexacts et ne sauraient servir de base à un refus d’entrée et de séjour au Luxembourg, d’autant plus qu’il n’existerait aucune poursuite et a fortiori de condamnation à l’encontre de ce dernier. Pour le surplus, les demandeurs insistent encore une fois sur le fait que toute leur famille résiderait aujourd’hui au Luxembourg, qu’ils n’auraient plus d’occupation professionnelle ni soutien financier en Chine, ce qui rendrait quasiment impossible un éventuel retour dans leur pays d’origine et qu’ils auraient pour le surplus toujours maintenu une relation familiale avec leur fille, de sorte qu’ils seraient en droit de solliciter le droit au regroupement familial et que le ministre commettrait une ingérence dans l’exercice du droit au respect de leur vie familiale.

L’article 2 de la loi modifiée du 28 mars 1972, précitée, dispose que « l’entrée et le séjour au Grand-Duché pourront être refusés à l’étranger : - qui ne dispose pas de moyens personnel suffisants pour supporter les frais de voyage et de séjour ».

Au vœu de l’article 2 précité, une autorisation de séjour peut dès lors être refusée notamment lorsque l’étranger ne rapporte pas la preuve de moyens personnels suffisants pour supporter les frais de voyage et de séjour, abstraction faite de tous moyens et garanties éventuellement procurés par des tiers (cf. trib. adm. 17 février 1997, Pas. adm.

2003, V° Etrangers, n° 134 et autres références y citées).

En l’espèce, force est de constater qu’il ne se dégage ni des éléments du dossier, ni des renseignements qui ont été fournis au tribunal, que les demandeurs disposaient de moyens personnels propres suffisants et légalement acquis au moment où les décisions attaquées furent prises. A défaut pour les demandeurs d’avoir rapporté la preuve de l’existence de moyens personnels, le ministre a dès lors valablement pu leur refuser l’entrée et le séjour sur base de ce motif.

Si les refus ministériels se trouvent, en principe, justifiés à suffisance de droit par ledit motif, il convient cependant encore d’examiner le moyen d’annulation soulevé par les demandeurs tiré de la violation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, dans la mesure où ils estiment qu’il y aurait violation de leur droit au maintien de leur vie familiale, lequel tiendrait la disposition précitée de la loi du 28 mars 1972, précitée, en échec.

L’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme dispose que :

«1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ».

S’il est de principe, en droit international, que les Etats ont le pouvoir souverain de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des étrangers, il n’en reste pas moins que les Etats qui ont ratifié la Convention européenne des droits de l’homme ont accepté de limiter le libre exercice de cette prérogative dans la mesure des dispositions de la Convention.

Il y a dès lors lieu d’examiner en l’espèce si la vie privée et familiale dont font état les demandeurs pour conclure dans leur chef à l’existence d’un droit à la protection d’une vie familiale par le biais des dispositions de l’article 8 précité de la Convention européenne des droits de l’homme, rentre effectivement dans les prévisions de ladite disposition de droit international qui est de nature à tenir en échec la législation nationale.

Il ressort des pièces produites en cause et des informations fournies par les demandeurs qu’ils sont nés à … en Chine, qu’ils sont âgés de 67 respectivement 57 ans, que leur beau-fils est arrivé au Luxembourg le 22 janvier 1993, que leur fille l’a rejoint au Luxembourg en date du 1er juin 1998 et qu’ils sont venus rejoindre la famille de leur fille en date du 9 août 2002. Il ressort encore d’un certificat du 27 novembre 2003 des autorités chinoises du village originaire des demandeurs qu’ils ont encore deux fils résidant respectivement en Italie et en Belgique et que plus personne ne peut les prendre en charge dans leur pays d’origine. Finalement, il est encore constant en cause que les demandeurs habitent depuis leur arrivée au Luxembourg en août 2002 exclusivement chez leur fille et leur beau-fils, qui les ont pris en charge.

S’il est vrai qu’une personne, dont l’âge ne lui permet plus de s’adonner à un travail rémunéré lui permettant de subvenir à ses propres besoins, a le droit d’être pris en charge et le cas échéant d’habiter auprès de l’un de ses descendants, sur base notamment de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, il n’en demeure pas moins que ce droit ne lui permet de s’installer auprès de l’un de ses descendants résidant dans un autre Etat que celui dont il est originaire qu’à partir du moment où, dans son pays d’origine, il n’existe aucun descendant ou proche parent qui soit en mesure de le prendre en charge.

Etant donné qu’il n’est pas contesté que les demandeurs n’ont plus de descendant en Chine, il échet de constater qu’ils ne peuvent plus y exercer leur droit à une vie privée et familiale telle que réglementé par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Il s’ensuit qu’ils ont valablement pu faire valoir leur droit au regroupement familial avec l’un de leurs enfants, à savoir en l’espèce leur fille établie à Luxembourg, afin d’y exercer leur droit à une vie privée et familiale, étant donné qu’il existe dans leur chef un obstacle majeur rendant impossible leur retour dans leur pays d’origine. Dans ces conditions, les arrêtés de refus d’entrée et de séjour attaqués constituent, au vu des circonstances de l’espèce, une ingérence illégale dans leur droit au respect de leur vie privée et familiale, qui ne saurait par ailleurs être justifiée par l’une des hypothèses visées au paragraphe 2 de l’article 8 précité.

Plus particulièrement, la prétendue atteinte à l’ordre public dans le chef de Monsieur .. ne saurait justifier pareille ingérence dans le droit au respect de la vie privée et familiale des demandeurs, étant donné que si les faits relatés au procès-verbal numéro … dressé en date du 7 novembre 2003 par la brigade de police de Grevenmacher décrivent dans le chef de Monsieur … un comportement qui peut être qualifié d’anormal, ces faits ne sont pas d’une gravité telle à mettre en échec le mécanisme de protection instauré par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, d’autant plus que lesdits faits n’ont pas connu de suites judiciaires.

Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent que le ministre de la Justice a méconnu l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et qu’il y a partant lieu d’annuler les deux arrêtés ministériels du 13 novembre 2003.

Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant à l’égard de toutes les parties à l’instance ;

joint les affaires introduites sous les numéros 17197 et 17198 du rôle ;

reçoit les deux recours en annulation en la forme ;

au fond, les déclare justifiés ;

partant annule les deux décisions ministérielles du 13 novembre 2003 refusant l’entrée et le séjour pour le Grand-Duché de Luxembourg à Monsieur … et à son épouse, Madame … et les invitant à quitter le pays dans un délai de huit jours après notification desdites décisions ;

renvoie le dossier en prosécution de cause devant le ministre de la Justice ;

condamne l’Etat aux frais.

Ainsi jugé par :

M. Campill, vice-président, M. Schroeder, premier juge, M. Spielmann, juge, et lu à l’audience publique du 13 mai 2004 par le vice-président, en présence de M.

Legille, greffier.

s. Legille s. Campill 7


Synthèse
Formation : Deuxième chambre
Numéro d'arrêt : 17197
Date de la décision : 13/05/2004

Origine de la décision
Date de l'import : 12/12/2019
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2004-05-13;17197 ?

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