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12/05/2004 | LUXEMBOURG | N°17431

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 12 mai 2004, 17431


Tribunal administratif N° 17431 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 8 janvier 2004 Audience publique du 12 mai 2004 Recours formé par Monsieur …, … contre une décision du ministre de la Justice en matière de statut de réfugié

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 17431 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 8 janvier 2004 par Maître Deidre DU BOIS, avocat à la Cour, assisté de Maître Anne GIGOT, avocat, tous les deux inscrits au t

ableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … (Algérie), de n...

Tribunal administratif N° 17431 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 8 janvier 2004 Audience publique du 12 mai 2004 Recours formé par Monsieur …, … contre une décision du ministre de la Justice en matière de statut de réfugié

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 17431 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 8 janvier 2004 par Maître Deidre DU BOIS, avocat à la Cour, assisté de Maître Anne GIGOT, avocat, tous les deux inscrits au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … (Algérie), de nationalité algérienne, demeurant actuellement à L-… , tendant à la réformation d’une décision du ministre de la Justice intervenue le 8 décembre 2003, confirmant une précédente décision du même ministre datée du 23 septembre 2003 rejetant sa demande en reconnaissance du statut de réfugié comme n’étant pas fondée ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du Gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 17 mars 2004 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision entreprise ;

Ouï le juge-rapporteur en son rapport et Maître Georges WEILAND, en remplacement de Maître Deidre DU BOIS, ainsi que Monsieur le délégué du Gouvernement Gilles ROTH en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 10 mai 2004.

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Le 7 avril 2003, Monsieur … introduisit oralement auprès du service compétent du ministère de la Justice une demande en reconnaissance du statut de réfugié au sens de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, approuvée par une loi du 20 mai 1953, et du Protocole relatif au statut des réfugiés, fait à New York, le 31 janvier 1967, approuvé par règlement grand-ducal du 6 janvier 1971, l’ensemble de ces dispositions étant ci-

après dénommé « la Convention de Genève ».

Le même jour, Monsieur … fut entendu par un agent de la police grand-ducale, section police des étrangers et des jeux, sur son identité et l’itinéraire suivi pour venir au Grand-Duché de Luxembourg.

Le 22 mai 2003, il fut entendu par un agent du ministère de la Justice sur sa situation et sur les motifs à la base de sa demande en reconnaissance du statut de réfugié.

Par décision du 23 septembre 2003, expédiée par lettre recommandée le 15 octobre 2003, le ministre de la Justice l’informa de ce que sa demande avait été rejetée au motif qu’il n’alléguerait aucune crainte raisonnable de persécution susceptible de rendre sa vie intolérable dans son pays, de sorte qu’aucune crainte justifiée de persécution en raison d’opinions politiques, de la race, de la religion, de la nationalité ou de l’appartenance à un certain groupe social ne serait établie dans son chef.

Suite à un recours gracieux formulé par lettre du 12 novembre 2003 à l’encontre de cette décision ministérielle, le ministre de la Justice prit une décision confirmative le 8 décembre 2003, aux termes de laquelle il maintient sa précédente décision en son intégralité.

Le 8 janvier 2004, Monsieur … a fait introduire un recours en réformation contre la décision ministérielle confirmative de refus du 8 décembre 2003 Etant donné que l’article 12 de la loi modifiée du 3 avril 1996 portant création 1. d’une procédure relative à l’examen d’une demande d’asile, 2. d’un régime de protection temporaire prévoit un recours en réformation en matière de demandes d’asile déclarées non fondées, le tribunal est compétent pour connaître en tant que juge du fond de la demande introduite contre la décision ministérielle entreprise. Le recours en réformation ayant été introduit par ailleurs dans les formes et délai de la loi, il est recevable.

Quant au fond, le demandeur conteste les motifs invoqués pour lui refuser le statut de réfugié. Il fait exposer qu’en tant que membre de l’ethnie kabyle et du fait de son activité politique il aurait été victime de persécutions dans son pays, et qu’il aurait été contraint de quitter son pays d’origine sous la menace de policiers. Il expose à ce sujet avoir été membre du parti kabyle RCD (« Rassemblement pour la démocratie »), pour lequel il aurait organisé des marches, distribué des tracts et participé à des manifestations. Monsieur … explique avoir été arrêté et emprisonné par les forces de sécurité algériennes le 15 mai 1999 et le 22 août 2001. Il affirme encore avoir été battu et maltraité à l’occasion de ces deux détentions.

Il explique qu’en date du 20 avril 2002, il aurait participé à une démonstration qui aurait été violemment réprimée par les forces de l’ordre ; à cette occasion, il aurait reçu un coup de crosse en pleine poitrine, qui aurait causé une lésion cardiaque (lésion de la valve mitrale), de sorte qu’il a dû subir par la suite une opération cardiaque Monsieur … expose avoir été recherché par la police suite à cette manifestation, ce qui l’aurait amené à se cacher un premier temps à Alger auprès d’un ami, et ensuite à se réfugier au Luxembourg.

Le demandeur conteste encore l’appréciation de la situation en Algérie, et plus particulièrement en Kabylie, faite par le délégué du Gouvernement, et estime qu’actuellement la situation y serait encore telle qu’il ne saurait y retourner sans y risquer sa vie.

En substance, il reproche au ministre de la Justice d’avoir fait une mauvaise application de la Convention de Genève et d’avoir méconnu la réalité et la gravité des motifs de crainte de persécution qu’il a mis en avant pour justifier la reconnaissance du statut de réfugié.

Le délégué du Gouvernement estime pour sa part que le ministre de la Justice aurait fait une saine appréciation de la situation du demandeur, de sorte que celui-ci serait à débouter de son recours.

Il relève que le fait d’appartenir à une minorité et de militer dans un parti d’opposition ne suffirait pas à justifier une crainte de persécution au sens de la Convention de Genève.

L’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève, précise que le terme « réfugié » s’applique à toute personne qui « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion et de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner ».

La reconnaissance du statut de réfugié n’est pas uniquement conditionnée par la situation générale du pays d’origine mais aussi et surtout par la situation particulière du demandeur d’asile qui doit établir, concrètement, que sa situation subjective spécifique a été telle qu’elle laissait supposer un danger sérieux pour sa personne.

Le tribunal, statuant en tant que juge du fond en matière de demande d'asile, doit partant procéder à l’évaluation de la situation personnelle du demandeur d'asile, tout en prenant en considération la situation générale existant dans son pays d’origine. Cet examen ne se limite pas à la pertinence des faits allégués, mais il s’agit également d’apprécier la valeur des éléments de preuve et la crédibilité des déclarations du demandeur (trib. adm. 13 novembre 1997, n° 9407 et 9806, Pas. adm. 2003, V° Etrangers, C. Convention de Genève, n° 40, p.185, et les autres références y citées).

A défaut de pièces, il appartient dans ce cadre au demandeur de présenter au moins un récit crédible et cohérent.

Force est de constater que le demandeur a expliqué dans le cadre de son audition être membre d’un parti d’opposition kabyle, affirmation corroborée par une carte de membre établie à son nom. Il a encore affirmé avoir participé activement à l’organisation de manifestations, ce qui est confirmé par un certificat émis par les militants de la cellule locale du parti en question.

Si les persécutions subies de la part des autorités ne sont pas documentées, le demandeur situe cependant les arrestations qu’il a subies dans un contexte précis et cohérent, contexte confirmé par les coupures de presse versées aux débats par le demandeur et par des organisations indépendantes. Ainsi, l’on peut lire dans le rapport établi en juin 2003 par l’ « International Crisis Group» ce qui suit : « During the last week of April 2001 and continuing into early July, Kabylia witnessed the most protracted rioting in Algerian history. The brutality with which the security forces, and primarily the Gendarmerie Nationale, responded, repeatedly firing live ammunition at unarmed youths in what was clearly a shoot-to-kill policy, had no precedent in the region since Independence and provoked an enormous trauma in Kabyle public opinion. By mid-

June, 55 people had been killed, 38 of them in a dreadful spasm of violence between 25 and 28 April. The death toll has since reached 123, with many times that number injured, some maimed for life.1 » Ces circonstances tragiques sont confirmées par le rapport annuel 2003 d’Amnesty International : « Some 10 unarmed civilians, including a 14-year-old boy, were killed by the security forces in March and April, in the context of waves of anti-government demonstrations.

Protests continued to rock parts of the country, particularly the predominantly Amazigh region of Kabylia in northeastern Algeria, throughout much of the year. The demonstrations focused mainly on political repression and deteriorating socio-economic conditions. Some of the civilians killed were reported to have been shot dead with live ammunition. Others were said to have been beaten or stabbed to death, and some were believed to have died after being hit by rubber bullets or tear-gas grenades apparently aimed at protesters' heads. (…) Scores of protesters were arrested during or following these demonstrations and detained for several months. Among them were more than 60 political activists from Kabylia who were held without trial from March on public order charges; they were provisionally released in August. Dozens of other demonstrators were tried and sentenced to between several months and several years' imprisonment. Some were freed after serving their terms. The rest were released as part of a presidential amnesty in August2» Enfin, les lésions subies par le demandeur suite à un coup porté par un policier sont désignées par un terme précis et technique (« lésion de la valve mitrale »), rendant son récit crédible. Cette conclusion n’est pas énervée par l’argument retenu par le ministre dans sa décision du 23 septembre 2003, selon lequel un coup à la poitrine ne saurait entraîner une malformation cardiaque. En effet, selon les informations accessibles au tribunal, une insuffisance mitrale ou lésion mitrale peut avoir pour origine un « traumatisme non pénétrant et violent »3, tel qu’un violent coup de crosse.

En la présente matière, saisie d’un recours en réformation, la juridiction administrative est cependant appelée à examiner le bien-fondé et l’opportunité des décisions querellées à la lumière de la situation telle qu’elle se présente à l’heure actuelle dans le pays de provenance du demandeur et non pas uniquement eu égard à la situation telle qu’elle existait à l’époque de son départ.

Force est de constater que si le ministre estime à ce sujet que la situation en Kabylie s’est calmée depuis les émeutes en 2001 et 2002, et que les autorités prendraient les mesures contre les personnes impliquées dans ces évènements, les sources indépendantes accessibles au tribunal ne confirment pas cette appréciation.

Ainsi, le rapport d’Amnesty International cité ci-avant, couvrant l’année 2002, précise 1 www.crisisweb.org : ICG Middle East/North Africa Report N°15 : Algeria Unrest and Impasse in Kabylia, 10 June 2003, p.8.

2 web.amnesty.org/report2003/Dza-summary-eng : Amnesty International - 28 May 2003 - Report 2003 – Algeria, 3 www.med.univ-rennes1.fr/etud/cardio/insuffisance_mitrale.htm#2.5 que « Some 10 civilians were unlawfully killed by the security forces in the context of anti-

government demonstrations. Torture continued to be widespread, particularly during secret and unacknowledged detention. Human rights defenders were harassed and intimidated by the authorities. The overwhelming problem of impunity for human rights violations continued to block the search for truth and justice in relation to the thousands of reports of torture, "disappearances" and killings committed by the security forces, state-armed militias and armed groups since 1992. The state of emergency imposed in 1992 remained in place. (…) » Ce même rapport souligne encore que : «The gendarme accused of shooting dead schoolboy Massinissa Guermah inside a gendarmerie in Kabylia in April 2001 was sentenced to two years' imprisonment for "manslaughter" by a military court in October. The shooting had sparked off a wave of protest demonstrations in the region. However, by the end of the year, only a very limited number of judicial proceedings were known to have been started against those responsible for the unlawful killings of more than 100 unarmed citizens in the context of demonstrations in the region, despite the authorities' repeated announcements that the security force personnel involved would be brought to justice. An official commission of inquiry had concluded in 2001 that the security forces had repeatedly resorted to excessive use of lethal force during the demonstrations. No full, independent and impartial investigations were carried out into the mass human rights abuses committed since 1992, including thousands of cases of extrajudicial executions, deliberate and arbitrary killings of civilians, torture and ill-treatment, and "disappearances". In the overwhelming majority of cases, no concrete measures were known to have been taken to bring to justice those responsible for human rights abuses committed by the security forces, state-armed militias or armed groups in 2002 or previous years. » Un autre rapport, daté du 25 février 20044, atteste du fait que, contrairement à l’appréciation du ministre, la situation reste précaire en Algérie et que les opposants politiques – et notamment les membres du RCD - continuent à être persécutés : « No action was taken in the March 2002 case where hundreds of persons died in riots between gendarmes and protestors and the April 2002 case in which numerous persons were injured and killed during street battles between Kabylie protestors and riot police. (…) No action was taken in the 2002 case in which security forces allegedly tortured a shopkeeper in Surcouf or in which security forces tortured four members of the political party Rally for Democratic Culture (RCD) and their families. No action was taken against security forces who used excessive force to disperse demonstrators in 2002 and 2001. (…) In May 2002, unknown assailants beat an RCD human rights attorney outside of the El Aurassi Hotel. RCD officials alleged that "aspects of the Government" were involved in the attack. (…) » Il s’ensuit que le demandeur a fait état d’une persécution, ainsi que d’une crainte de persécution toujours actuelle, au sens de la Convention de Genève susceptibles de justifier la reconnaissance du statut de réfugié dans son chef.

C’est partant à tort que le ministre a refusé le statut de réfugié au sens de la Convention de 4 www.state.gov/g/drl/rls/hrrpt/2003/27924.htm : U.S. Department of State Country Report on Human Rights Practices 2003 – Algeria Genève au demandeur, de sorte que la décision ministérielle du 8 décembre 2003, aux termes duquel il maintient sa précédente décision de refus en son intégralité, est à réformer.

Par ces motifs, le tribunal administratif, première chambre, statuant contradictoirement, reçoit le recours en réformation en la forme, au fond, le déclare justifié, partant, par réformation, accorde à Monsieur … le statut de réfugié au sens de la Convention de Genève, condamne l’Etat aux frais.

Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 12 mai 2004 par :

Mme Lenert, premier juge, Mme Thomé, juge, M. Sünnen, juge, en présence de M. Schmit, greffier en chef.

Schmit Lenert 6


Synthèse
Formation : Première chambre
Numéro d'arrêt : 17431
Date de la décision : 12/05/2004

Origine de la décision
Date de l'import : 12/12/2019
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2004-05-12;17431 ?

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