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29/03/2004 | LUXEMBOURG | N°16945

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 29 mars 2004, 16945


Tribunal administratif N°s 16945, 16976 et du Grand-Duché de Luxembourg 16991 du rôle Inscrits les 29 août, 16 et 25 septembre 2003 Audience publique du 29 mars 2004

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Recours formés par les époux … et …, …, contre des décisions de l'administration communale de Luxembourg et du Centre d'Education Différenciée en matière d'orientation scolaire

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JUGEMENT

I.

Vu la requête inscrite sous le numéro 16945 du rôle et déposée le 29 août 2003 au greffe du tribunal admin

istratif par Maître Fernand ENTRINGER, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l'ordre des avocats à Luxembo...

Tribunal administratif N°s 16945, 16976 et du Grand-Duché de Luxembourg 16991 du rôle Inscrits les 29 août, 16 et 25 septembre 2003 Audience publique du 29 mars 2004

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Recours formés par les époux … et …, …, contre des décisions de l'administration communale de Luxembourg et du Centre d'Education Différenciée en matière d'orientation scolaire

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JUGEMENT

I.

Vu la requête inscrite sous le numéro 16945 du rôle et déposée le 29 août 2003 au greffe du tribunal administratif par Maître Fernand ENTRINGER, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l'ordre des avocats à Luxembourg, au nom des époux … et …, demeurant à L-…, tendant à l’annulation d’une décision administrative constituée par une lettre du bourgmestre de la Ville de Luxembourg du 18 juillet 2003 invitant les demandeurs à s'adresser à la directrice du Centre d'Education Différenciée concernant la scolarisation de leur enfant … ;

Vu l’exploit de l’huissier de justice suppléant Yves TAPELLA, demeurant à Luxembourg, du 29 août 2003, portant signification de la prédite requête à l’administration communale de Luxembourg ;

Vu l’acte de constitution d’avocat de Maître Jean KAUFFMAN, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, pour l’administration communale de la Ville de Luxembourg, déposé au greffe du tribunal le 19 septembre 2003 ;

Vu le mémoire en réponse déposé au greffe du tribunal administratif le 10 décembre 2003 par Maître Jean KAUFFMAN au nom de l’administration communale de la Ville de Luxembourg, lequel mémoire a été notifié le même jour par voie de télécopie au mandataire constitué des parties demanderesses ;

2 Vu le mémoire intitulé « mémoire complémentaire en réponse » déposé au greffe du tribunal administratif le 24 décembre 2003 au nom de l’administration communale de la Ville de Luxembourg, lequel mémoire a été notifié le même jour par voie de télécopie au mandataire constitué des parties demanderesses ;

Vu le mémoire en réplique déposé au nom des demandeurs au greffe du tribunal administratif le 6 janvier 2004 ;

Vu l’exploit de l’huissier de justice Pierre BIEL, demeurant à Luxembourg, du 6 janvier 2004, portant signification dudit mémoire en réplique au mandataire constitué de l’administration communale de Luxembourg ;

Vu le mémoire en duplique déposé au greffe du tribunal administratif le 29 janvier 2004 par le mandataire de l’administration communale de la Ville de Luxembourg ;

II.

Vu la requête inscrite sous le numéro 16976 du rôle et déposée le 16 septembre 2003 au greffe du tribunal administratif par Maître Fernand ENTRINGER, préqualifié, au nom des époux … - …, préqualifiés, tendant à l’annulation d’une décision administrative constituée par une lettre du 2 septembre 2003 du Centre d'Education Différenciée portant information que leur enfant … ne pourrait plus, comme par le passé, fréquenter la même école que celle fréquentée pendant l'année scolaire 2002-2003 et qu'il serait dorénavant intégré dans un centre d'éducation différenciée à Luxembourg, rue Pierre d'Aspelt ;

Vu le mémoire en réponse déposé au greffe du tribunal administratif le 10 décembre 2003 par le délégué du gouvernement ;

Vu le mémoire en réplique déposé au nom des demandeurs au greffe du tribunal administratif le 6 janvier 2004 ;

Vu le mémoire en duplique déposé au greffe du tribunal administratif le 29 janvier 2004 par le délégué du gouvernement ;

III.

Vu la requête, intitulée « recours complémentaire aux N° 16945 et 16976 du rôle », inscrite sous le numéro 16991 du rôle et déposée le 25 septembre 2003 au greffe du tribunal administratif par Maître Fernand ENTRINGER, préqualifié, au nom des époux … - …, préqualifiés, destinée à compléter l'argumentaire juridique contenu aux deux recours introduits respectivement les 29 août et 16 septembre 2003 ;

Vu le mémoire en réponse déposé au greffe du tribunal administratif le 10 décembre 2003 par le délégué du gouvernement ;

3 Vu le mémoire en réplique déposé au nom des demandeurs au greffe du tribunal administratif le 6 janvier 2004 ;

Vu le mémoire en duplique déposé au greffe du tribunal administratif le 29 janvier 2004 par le délégué du gouvernement ;

I. II. et III.

Vu l’ordonnance prise le 2 octobre 2003 par le président du tribunal administratif suite à une requête du 25 septembre 2003 par laquelle les époux … – … ont demandé de surseoir à l'exécution des décisions litigieuses et à ordonner l'intégration de l'enfant … dans son école antérieure, sinon d'ordonner toute autre mesure provisoire aux dires d'expert, afin de sauvegarder les intérêts de l'enfant en attendant la solution du litige au fond, ordonnance par laquelle la demande en sursis à exécution a été déclarée irrecevable, tandis que la requête en institution d'une mesure de sauvegarde, après avoir été jugée recevable, a été déclarée non justifiée et les demandeurs en ont été déboutés ;

Vu les pièces versées et notamment les « décisions » attaquées ;

Ouï le juge-rapporteur en son rapport, ainsi que Maîtres Fernand ENTRINGER et Jean KAUFFMAN, ainsi que Monsieur le délégué du gouvernement Gilles ROTH en leurs plaidoiries respectives.

Vu les prises de positions additionnelles produites suite à la demande afférente du tribunal respectivement déposées par le délégué du gouvernement le 12 mars 2004 et par Maître Fernand ENTRINGER agissant en nom et pour compte des demandeurs le 15 mars 2004 ;

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Les époux … et … sont les parents de l'enfant …, né le …, qui souffre d'une déficience mentale due à une encéphalopathie congénitale.

Au cours de l’année 1999, M. …, dont l’immigration au Grand-Duché de Luxembourg avait précédé celle de son épouse et de ses enfants, fut rejoint par ces derniers. Mme … et les enfants du couple ayant auparavant vécu au Portugal, … y fréquenta une crèche ordinaire avec des enfants non handicapés. Jugeant cette expérience fructifiant pour le développement de …, ses parents entendirent la voir poursuivre au Luxembourg.

Dans un premier temps, … fréquenta l'International Kindergarten, son suivi ayant été assuré par le service d'intervention précoce orthopédagogique. Suite à des démarches entreprises par ses parents dès avril 2000, il intégra, en septembre 2000, une classe préscolaire sous l'assistance du service rééducatif ambulatoire. La scolarisation de l'enfant dans cette classe ne se fit pas sans problèmes, et la question de la scolarisation de … pour l'année scolaire 2001-2002 se posa dès le printemps 2001. Suite à différentes consultations et entrevues, l'administration communale de la Ville de Luxembourg retint, le 15 juillet 2001, parmi plusieurs possibilités, à savoir l'inscription dans une classe de cohabitation, le maintien, 4 pendant une année, dans une classe préscolaire, ou la fréquentation d'une classe primaire d'attente, cette dernière solution.

La rentrée scolaire de … se passa mal et le 8 novembre 2001, l'enfant fut signalé à la commission nationale qui, avant sa réunion du 21 novembre suivant, reçut plusieurs rapports.

Deux solutions furent envisagées, à savoir l'orientation de l'enfant vers une structure spécialisée, ou son retour dans une classe préscolaire. La commission opta pour la première solution que les parents de l'enfant refusèrent.

Dans cette situation de crise, la ministre de l'Education nationale demanda à la commission nationale de prendre l'avis d'un expert qui fut trouvé en la personne de Monsieur Jean-Louis CHAPELLIER. A la suite de ses consultations, constats et conclusions, cet expert, suivi dans les faits par les autorités, proposa l'intégration de l'enfant dans la classe de cohabitation de la rue Aloyse-Kayser à Luxembourg.

Pendant l'année scolaire 2002-2003, l'enfant fréquenta la classe de cohabitation de l'école primaire de la rue Batty Weber à Luxembourg-Limpertsberg, bénéficiant de seize heures d'assistance en classe assurées par une psychomotricienne.

En juin 2003, les parents de … furent informés que l'expérience de l'année 2002-2003 ne pourrait plus être reconduite pendant l'année scolaire suivante, en raison de la création d'une classe de cohabitation supplémentaire sur le territoire de la Ville de Luxembourg entraînant la mobilisation d'une éducatrice, de sorte qu'une assistance individuelle à … comme par le passé, pourtant indispensable vu son handicap, serait désormais impossible. La solution préconisée pour l'année à venir était la scolarisation de l'enfant au siège du centre d'éducation différenciée, rue Pierre d'Aspelt, dans un groupe de cinq enfants encadrés par deux éducatrices travaillant à mi-temps. Pour assurer la continuité de l'éducation de …, la même psychomotricienne que celle l'ayant accompagné au cours de l'année 2002-2003 prendrait en charge le groupe.

Après plusieurs entrevues entre les responsables du centre d'éducation différenciée et les parents de …, ces derniers refusèrent la solution proposée et insistaient sur le maintien de leur enfant dans la classe de cohabitation de l'école primaire de la rue Batty Weber à Luxembourg-Limpertsberg.

Par courriers des 1er et 17 juillet 2003, le mandataire des père et mère de … fit savoir aux autorités communales que ses mandants n'acceptaient pas la remise en question de la solution trouvée antérieurement et que si le statu quo n'était pas préservé, ils insistaient sur l'intégration pure et simple de l'enfant dans une classe ordinaire.

Le 18 juillet 2003, le bourgmestre de la Ville de Luxembourg répondit que le problème était du ressort du ministère de l'Education nationale, et non du service d'enseignement de la Ville. Il invita les parents de … à s'adresser à la directrice du centre d'éducation différenciée.

Contre cette lettre, considérée comme décision administrative, les époux … et … ont introduit, le 29 août 2003, un recours en annulation devant le tribunal administratif, inscrit sous le numéro 16945 du rôle.

5 Par lettre du 2 septembre 2003, le centre d'éducation différenciée informa les parents de … de ce que pendant l'année scolaire 2003-2004, ce dernier fréquenterait une classe fonctionnant au siège de ce centre, rue Pierre d'Aspelt. Cette lettre fournit les explications suivantes: la création d'une septième classe de cohabitation était devenue nécessaire, vu le nombre et les besoins des élèves. Cette réorganisation rendait impossible l'affectation d'une demi-tâche – seize heures – au profit du seul … dont le comportement nécessiterait pourtant une prise en charge quasi permanente par un deuxième intervenant, de sorte que son maintien dans sa classe actuelle devenait impossible. L'intégration de l'enfant dans un groupe de la rue Pierre d'Aspelt était dès lors proposée. La lettre ajouta que le recours à cette solution permettrait à l'enfant de participer à l'atelier langage (communication assistée par des signes), ce qui lui serait utile, étant donné le niveau très peu développé de son langage parlé et que la solution présenterait une certaine continuité, étant donné que la direction du groupe serait assurée par la même psychmotricienne que celle s'étant occupée de … en 2002-2003. Il y fut finalement souligné que les interactions avec les autres enfants du groupe étaient minimes dans son ancienne classe, la différence d'âge et le niveau des travaux scolaires ayant été trop importants, de sorte que le nouveau groupe répondrait mieux aux besoins et donc aux intérêts de l'enfant. Un rendez-vous avec les parents était proposé.

Par requête déposée le 16 septembre 2003, portant le numéro 16976 du rôle, les époux … – … ont également introduit un recours en annulation contre la décision administrative contenue dans cette lettre.

Par courrier du 19 septembre 2003, le mandataire des parents de … informa les responsables du centre d'éducation différenciée que ses mandants ne se présenteraient pas au rendez-vous proposé.

Enfin, le 25 septembre 2003, les époux … – … ont introduit un recours, inscrit sous le numéro 16991 du rôle, destiné à compléter l'argumentaire juridique contenu aux deux recours introduits respectivement les 29 août et 16 septembre 2003.

Par requête séparée déposée le même jour, ils demandèrent au président du tribunal administratif de surseoir à l'exécution de la décision et à ordonner l'intégration de l'enfant … dans son école antérieure, sinon d'ordonner toute autre mesure provisoire aux dires d'expert, afin de sauvegarder les intérêts de l'enfant en attendant la solution du litige au fond. – Par ordonnance présidentielle du 2 octobre 2003, la demande en sursis à exécution a été déclarée irrecevable, tandis que la requête en institution d'une mesure de sauvegarde, après avoir été jugée recevable, a été déclarée non justifiée et les époux … – … en ont été déboutés.

Dans la mesure où les trois recours, inscrits respectivement sous les numéros 16945, 16976 et 16991 du rôle, se meuvent dans un même contexte décisionnel ayant trait à l’orientation scolaire de l’enfant … et que les demandes présentent entre elles un lien de connexité suffisamment étroit, il convient, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, de les joindre pour y statuer par un seul et même jugement.

Avant d’aborder les éventuelles questions de compétence, de recevabilité et de fond du litige, il y a d’abord lieu de toiser le moyen soulevé par l’administration communale de Luxembourg dans son mémoire complémentaire en réponse, tendant à voir déclarer le recours inscrit sous le numéro 16991 du rôle caduc à son égard, au motif qu’au mépris des dispositions légales applicables, notamment l’article 4 (2) de la loi modifiée du 21 juin 1999 6 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives, la requête afférente ne lui aurait pas été signifiée dans le mois du dépôt du recours.

Le mandataire des demandeurs reconnaît que « suite à une erreur de bureau », le recours complémentaire « qui était destiné à être versé dans les deux causes (N° 16945 et N° 16776) » n’a pas été signifié à la partie de Maître Jean KAUFFMAN et qu’« il n’y a donc pas, techniquement, de recours complémentaire à son égard, ni de sa part mémoire en réponse complémentaire, en sorte qu’il n’y a lieu de prendre position qu’au mémoire en réponse proprement dit ».

Aux termes de l’article 4 de ladite loi du 21 juin 1999 « (1) sous réserve du paragraphe 2, le requérant fait signifier la requête à la partie défenderesse et aux tiers intéressés, à personne ou à domicile, par exploit d’huissier, dont l’original ou la copie certifiée conforme est déposé sans délai au greffe du tribunal. L’affaire n’est portée au rôle qu’après ce dépôt.

(2) Faute par le requérant d’avoir procédé à la signification de son recours à la partie défenderesse dans le mois du dépôt du recours, celui-ci est caduc. (…) ».

La caducité d’un recours contentieux est acquise à partir du moment où, dans le mois du dépôt de la requête introductive d’instance au greffe du tribunal administratif, celle-ci n’est pas signifiée à l’auteur de la décision ainsi déférée au tribunal (trib. adm. 13 juillet 2000, n° 11652 du rôle, Pas. adm 2003, V° Procédure contentieuse, n° 140 et autres références y citées).

En l’espèce, il est constant que la requête contenant le recours complémentaire n’a fait l’objet que d’un dépôt au greffe du tribunal administratif le 25 septembre 2003, mais elle n’a pas fait l’objet d’une signification à l’administration communale de la Ville de Luxembourg, de sorte qu’eu égard aux termes clairs de la loi et de la considération que la signification du recours dans le délai d’un mois à partir du dépôt au greffe constitue une formalité substantielle tenant à l’organisation de la justice, le tribunal doit prononcer la caducité dudit recours complémentaire en ce qu’il vise une décision émanant de l’administration communale de Luxembourg.

En l’absence de disposition légale prévoyant un recours au fond contre les actes attaqués, le recours en annulation, recours de droit commun ouvert contre toute décision administrative, est en principe admissible pour relever de la compétence de droit commun des juridictions administratives.

Ceci dit, l’administration communale soulève encore l’incompétence du tribunal pour connaître du recours dirigé contre la lettre du bourgmestre de la Ville de Luxembourg du 18 juillet 2003 sinon l’irrecevabilité de ce recours, au motif que ledit courrier ne contiendrait pas d’élément décisionnel et ne serait pas de nature à faire grief.

Les demandeurs rétorquent qu’avant que le dossier devienne contentieux, le bourgmestre de la Ville de Luxembourg se serait « activement occupé de ce dossier », plusieurs réunions ayant eu lieu sous sa présidence notamment pour dégager la solution qui avait été trouvée pour l’année scolaire 2002-2003, et que la lettre litigieuse « replacée dans le contexte qui est le sien » constituerait une décision administrative faisant grief, au motif qu’elle changerait le système de scolarisation antérieurement mis au point, en ce 7 qu’implicitement mais nécessairement, le bourgmestre refuserait de répondre favorablement à la demande des demandeurs du 1er juillet 2003. Ils ajoutent encore qu’en admettant le raisonnement de son contradicteur, le bourgmestre aurait failli à son obligation de transmettre le dossier à l’autorité compétente.

L'acte émanant d'une autorité administrative, pour être sujet à un recours contentieux, doit constituer, dans l'intention de l'autorité qui l'émet, une véritable décision, à qualifier d'acte de nature à faire grief, c'est-à-dire un acte susceptible de produire par lui-même des effets juridiques affectant la situation personnelle ou patrimoniale de celui qui réclame. Si le caractère décisoire de l'acte attaqué est une condition nécessaire à la recevabilité du recours contentieux, il n'est pas pour autant une condition suffisante. Pour être susceptible de faire l'objet d'un recours la décision critiquée doit encore être de nature à faire grief (trib. adm. 18 mars 1998, n°10286 du rôle, Pas. adm. 2003, V° Actes administratifs, n° 3 et autres références y citées).

La lettre litigieuse du bourgmestre de la Ville de Luxembourg du 18 juillet 2003 répond à un courrier adressé au bourgmestre le 1er juillet 2003 par le mandataire des demandeurs.

Le courrier du 1er juillet 2003 à l’adresse du bourgmestre est libellé comme suit :

« Monsieur le bourgmestre, Je me vois obligé de revenir à l’affaire émargée.

Au printemps de l’année dernière, après de longues tractations et eu égard au rapport CHAPELLIER, les parties concernées étaient tombées d’accord de scolariser … auprès de Madame W.

L’enfant, aux dires de cette institutrice, a fait de sérieux progrès en l’espace d’une année.

Grand a été dès lors l’étonnement de ma partie lorsqu’elle a été contactée par un représentant de l’EDIFF voulant remettre en cause l’équilibre enfin trouvé.

Vous vous souviendrez que lors de nos réunions j’avais, dans l’intérêt de l’enfant, plaidé pour une solution à long terme.

Vous avez à ce moment-là approuvé mon idée en insistant que vous ne vouliez pas périodiquement rouvrir ce dossier.

Nous avons été sur la même longueur d’ondes. Alors quoi ? Nous serions-nous trompés ? Aurions-nous été bernés ? Qui joue au trublion dans ce dossier et dans l’intérêt de quoi ? Je reste à votre disposition pour discuter de vive voix de cette affaire.

J’adresse copie de la présente à Madame Anne BRASSEUR.

8 Veuillez agréer, Monsieur le bourgmestre, l’expression de mes salutations distinguées ».

La lettre de réponse du bourgmestre du 18 juillet 2003 est conçue dans les termes suivants :

« Maître, En réponse à votre lettre du 1er juillet 2003, concernant la scolarisation de l’enfant …, je vous suggère de vous adresser à Madame M. V., directrice de l’Education différenciée.

En effet, le cas … est du ressort du Ministère de l’Education Nationale de la Formation Professionnelle et des Sports et non du service de l’Enseignement de la Ville.

Je vous prie de croire, Maître, à l’assurance de ma considération distinguée. (…) ».

Les moyen et arguments soulevés par les demandeurs et l’administration communale de Luxembourg appellent le tribunal à qualifier la nature exacte de la lettre du bourgmestre de la Ville de Luxembourg et, plus particulièrement, à examiner si la lettre doit être analysée comme une réponse fournie par l’administration consistant à refuser de faire droit à une demande, étant donné que lorsque l’administration, qui a été abordée, se déclare incompétente pour intervenir en une certaine matière, sa prise de position constitue une décision négative qui est de nature à causer grief à l’administré et comme tel serait susceptible d’un recours contentieux (v. trib. adm. 2 février 1998, n° 10283, V° Actes administratifs, n° 11 et autre référence y citée).

Or, en replaçant le courrier litigieux du bourgmestre de la Ville de Luxembourg dans le contexte qui a été le sien, c’est-à-dire au regard des contenus et buts poursuivis tant par la lettre du mandataire des demandeurs du 1er juillet 2003 que de la réponse y afférente du bourgmestre, il appert que la lettre querellée ne constituait pas, dans l’intention du bourgmestre, une véritable décision par rapport à une demande déterminée lui adressée.

En effet, d’une part, il se dégage indubitablement de la lettre du 1er juillet 2003 que les demandeurs n’ont pas formulé à l’adresse du bourgmestre de demande spécifique quant à la scolarisation de leur enfant, mais ils se sont insurgés contre la remise en cause par un « représentant de l’EDIFF » de « l’équilibre enfin trouvé », tout en formulant différentes questions quant aux raisons de pareille remise en question. Cette analyse est par ailleurs confirmée par le fait que le mandataire des demandeurs avait lui même, comme le relève à juste titre l’administration communale de Luxembourg, énergiquement contesté « toute compétence pour prendre une décision en la matière, alors que celles-ci, la matière et la décision, relèvent du seul ministre de l’éducation nationale » (cf. lettre du 31 janvier 2002 adressé par le mandataire des demandeurs au bourgmestre de la Ville de Luxembourg). Il s’ensuit que les demandeurs ne sauraient être suivis dans leur argumentation actuelle tendant à voir reconnaître un pouvoir décisionnel au bourgmestre, pareille argumentation se heurtant de façon flagrante à leurs comportement et attitude antérieurs.

D’autre part, il appert des éléments d’appréciation soumis au tribunal que les demandeurs entendaient tout au plus voir le bourgmestre intervenir, dans le but, comme dans le passé, d’obtenir, grâce à ses bons offices, la conciliation d’une situation conflictuelle opposant plusieurs intervenants.

9 Or, au regard des considérations qui précèdent, si le bourgmestre n’a plus entendu assumer un rôle de « médiateur » dans le cadre de ce dossier, mais a préféré renvoyer les demandeurs directement devant l’autorité administrative estimée compétente - tant par lui-

même que par les demandeurs –, sa prise de position ne saurait être considérée comme une décision administrative faisant suite à une demande particulière, mais s’apparente plutôt à une simple lettre d’information non susceptible de faire l’objet d’un recours contentieux.

Il s’ensuit que le recours dirigé contre la lettre du bourgmestre de la Ville de Luxembourg du 18 juillet 2003 doit être déclaré irrecevable.

Le recours dirigé contre la lettre prévisée du 2 septembre 2003 par laquelle le centre d'éducation différenciée informa les parents de … de ce que pendant l'année scolaire 2003-

2004, ce dernier fréquenterait une classe fonctionnant au siège de ce centre, rue Pierre d'Aspelt, est recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai prévus par la loi.

A l'appui de leur recours au fond, tel qu’il a été amplifié par le recours complémentaire, les demandeurs soutiennent que la loi nationale conférerait aux père et mère d'un enfant ayant des difficultés de suivre l'enseignement normal le droit de choisir entre une instruction appropriée dans un centre d'éducation différenciée ou l'intégration dans l'enseignement normal avec appui individualisé et qu'il n'appartiendrait pas aux autorités étatiques de décider en lieu et place des parents. Dans ce contexte, ils ajoutent que « la mauvaise expérience d’intégration de … est le fruit d’un mauvais fonctionnement de services, d’incompétence et d’incurie mais ne dépend pas de l’enfant handicapé ».

De façon additionnelle, ils estiment qu'en vertu du droit international, à savoir de l'article 2 du premier protocole additionnel de la Convention européenne des droits de l'homme, « nul ne peut se voir refuser le droit à l'instruction. L'Etat, dans l'exercice de ses fonctions qu'il assumera dans le domaine de l'éducation et de l'enseignement, respectera le droit des parents d'assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques », et des articles 2, 3, 23, 28 et 29 de la Convention relative aux droits de l'enfant, adoptée par l'ONU le 20 novembre 1989, dont, plus particulièrement, l’alinéa 1er de l’article 23 engage les Etats à reconnaître que ces « enfants doivent mener une vie pleine et décente, dans des conditions qui garantissent leur dignité, favorisent leur autonomie et facilitent leur participation active à la vie de la collectivité » et concernant leur éducation, ces enfants doivent avoir, aux termes de l'article 23, alinéa 3 de ladite convention, « effectivement accès à l'éducation, à la formation, aux soins de santé, à la rééducation, à la préparation à l'emploi et aux activités récréatives » et « bénéficier de ces services de façon propre à assurer une intégration sociale aussi complète que possible et leur épanouissement personnel, y compris dans le domaine culturel et spirituel. » Enfin, ils reprochent à l’administration de ne pas avoir respecté l’article 5 de la loi du 28 juin 1994 modifiant et complétant a) la loi modifiée du 10 août 1912 concernant l’organisation de l’enseignement primaire ; b) la loi modifiée du 14 mars 1973 portant création d’instituts et de services d’éducation, dès lors que le changement d’orientation de … aurait été décidé par la commission médico-psycho-pédagogique nationale sans dossier administratif renseignant les raisons objectives justifiant que l’enfant soit sorti « d’un régime de cohabitation vers un régime d’éducation différencié » et sans que les parents auraient été entendus.

10 L'Etat rétorque qu'une fois qu'une modalité de scolarisation d'un enfant handicapé a été choisie, de concert avec les parents, il n'appartiendrait pas à ceux-ci de décider encore des modalités pratiques de la mise en œuvre de cette scolarisation. Or, les revendications des demandeurs iraient dans cette direction.

Lors des plaidoiries de l’affaire, le mandataire des demandeurs s’est encore opposé à la prise en considération d’un rapport d’expertise dressé le 14 décembre 2003 par Mme D.N.

et produit en cause par le délégué du gouvernement, au motif que ce rapport constituerait un moyen de preuve que le gouvernement se serait illégalement procuré, dès lors que cette « expertise » médicale aurait été établie sans que les parents de l’enfant … n’en auraient été informés et partant sans qu’ils n’aient marqué leur accord.

Le délégué du gouvernement, dans le dernier état de ses conclusions, telles qu’elles se dégagent de sa prise de position écrite, rétorque que le rapport querellé émanerait d’une collaboratrice externe des services de l’éducation différenciée, qui serait plus particulièrement chargée de la supervision des groupes de l’éducation différenciée et d’analyser les problèmes, soit collectifs soit individuels, qui s’y rencontreraient. Quant à l’information préalable des parents des élèves concernés relativement à l’élaboration des travaux qu’elle serait appelée à faire et partant des rapports y afférents, le délégué soutient que tout travail de supervision et de soutien serait fondamentalement mis en cause si toute action de la part de Mme D.N., devrait être annoncée préalablement.

Le tribunal retient en premier lieu que le droit en soi de l'enfant … à recevoir une éducation appropriée n’a jamais été mis en cause, le litige dont le tribunal est appelé à connaître n’ayant trait qu’aux modalités concrètes de son organisation.

Quant au cadre légal, d’une part, il se dégage de l’examen des dispositions de droit international invoquées par les demandeurs, qu’elles confèrent certes à tout enfant, handicapé ou non, le droit à instruction, mais qu’aucune d’entre elles ne confère aux parents des élèves le droit de décider de l'organisation concrète des modalités de leur éducation.

D’autre part, si les dispositions nationales (articles 1er, alinéa 1er, 2 et 3, alinéa 3 de la loi modifiée du 14 mars 1973 portant création d'instituts et de services d'éducation différenciée) opèrent entre autres une distinction entre les centres ou instituts de l'éducation différenciée et l'aide et l'appui individualisés par un service de l'éducation différenciée dans le cadre d'une classe de l'éducation préscolaire ou d'une classe de l'enseignement primaire et si l'article 10 de ladite loi du 14 mars 1973 confère, en principe, aux parents un droit de participer lors de la détermination du mode de scolarisation de leur enfant, aucune disposition nationale ne confère aux parents un droit de décider de l’organisation au sein même d’un des modes de scolarisation, notamment pour ce qui concerne la répartition des enfants au sein des différentes classes.

Le cadre légal ainsi prétracé, il convient de relever qu’en l’espèce, suite à une question afférente posée par le tribunal lors des plaidoiries, le délégué du gouvernement et le mandataire des demandeurs ont précisé que la classe que l’enfant … fréquentait au cours de l’année 2002-2003 à l'école primaire de la rue Batty Weber à Luxembourg-Limpertsberg ne constituait pas une classe « ordinaire » qui aurait en outre accueilli un ou plusieurs enfants handicapés, mais qu’il s’agissait d’une classe ne comportant que des enfants handicapés. – Dans ce contexte, il convient de relever, au regard des éléments d’information soumis au tribunal, qu’une « classe de cohabitation » constitue un groupe relevant du régime de 11 l’éducation différenciée, étant précisé que, contrairement à ce que la notion de « classe de cohabitation » pourrait suggérer de prime abord, il ne s’agit pas d’une classe ou cohabitent des enfants handicapés et des enfants non-handicapés, mais il s’agit d’une classe d’enfants handicapés logée dans un bâtiment de l’éducation préscolaire ou de l’enseignement primaire, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une forme d’organisation interne au sein même du régime de d’éducation différenciée.

Ceci étant et étant rappelé que les parents ne sauraient prétendre à s’immiscer dans l’organisation interne d’un mode de scolarisation, notamment pour ce qui concerne la répartition des enfants au sein des différentes classes voire de l’affectation des enseignants aux différentes classes, la thèse développée par les demandeurs à travers leurs écrits apparaît être viciée à sa base, les demandeurs querellant un « changement dans l’orientation » de leur enfant …, alors que pareil changement d’orientation n’a pas eu lieu, … ayant uniquement fait l’objet d’un changement de classe, tandis que le mode de sa scolarisation n’a pas été changé par l’effet de la décision litigieuse.

Sur base de ces considérations il s’ensuit que les moyens et arguments des demandeurs manquent en droit et en fait et le recours laisse d’être fondé, cette conclusion s’imposant indépendamment de la réponse à réserver à la question relative à la recevabilité du rapport d’expertise contesté par les demandeurs, l’examen de cette question devenant partant surabondant.

Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant à l’égard de toutes les parties ;

joint les affaires introduites sous les numéros 16945, 16976 et 16991 du rôle ;

déclare le recours complémentaire inscrit sous le numéro 16991 du rôle caduc en ce qu’il vise la prétendue décision administrative constituée par la lettre du bourgmestre de la Ville de Luxembourg du 18 juillet 2003 ;

déclare le recours en annulation dirigé contre la susdite lettre du bourgmestre de la Ville de Luxembourg du 18 juillet 2003 irrecevable ;

reçoit le recours en annulation pour le surplus ;

au fond, le déclare non justifié et en déboute ;

condamne les demandeurs aux frais.

Ainsi jugé par:

M. Campill, vice-président, M. Schroeder, premier juge, M. Spielmann, juge.

12 et lu à l’audience publique du 29 mars 2004, par le vice-président, en présence de M. Legille, greffier.

Legille Campill


Synthèse
Formation : Deuxième chambre
Numéro d'arrêt : 16945
Date de la décision : 29/03/2004

Origine de la décision
Date de l'import : 12/12/2019
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2004-03-29;16945 ?

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