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25/06/2003 | LUXEMBOURG | N°15551

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 25 juin 2003, 15551


Numéro 15551 du rôle Tribunal administratif du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 4 novembre 2003 Audience publique du 25 juin 2003 Recours formé par les époux … et …, … contre deux décisions du ministre de la Justice en matière de statut de réfugié politique

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JUGEMENT

Vu la requête, inscrite sous le numéro 15551 du rôle, déposée le 4 novembre 2002 au greffe du tribunal administratif par Maître Frank WIES, avocat à la Cour, inscrit au

tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … (Albanie), et ...

Numéro 15551 du rôle Tribunal administratif du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 4 novembre 2003 Audience publique du 25 juin 2003 Recours formé par les époux … et …, … contre deux décisions du ministre de la Justice en matière de statut de réfugié politique

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JUGEMENT

Vu la requête, inscrite sous le numéro 15551 du rôle, déposée le 4 novembre 2002 au greffe du tribunal administratif par Maître Frank WIES, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … (Albanie), et de son épouse, Madame …, née le …, tous les deux de nationalité albanaise, demeurant actuellement ensemble à L-…, tendant à la réformation d’une décision du ministre de la Justice du 15 mai 2002 portant rejet de leur demande en reconnaissance du statut de réfugié comme n’étant pas fondée, ainsi que d’une décision implicite de rejet de leur recours gracieux du 3 juillet 2002;

Vu le mémoire en réponse du délégué du Gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 17 janvier 2003;

Vu le mémoire en réplique déposé au greffe du tribunal administratif le 6 février 2003 par Maître Frank WIES pour compte des époux …-…;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision entreprise;

Ouï le juge-rapporteur en son rapport, ainsi que Maître Frank WIES et Madame le délégué du Gouvernement Claudine KONSBRUCK en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 10 mars 2003.

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Le 9 octobre 2001, Monsieur … et son épouse, Madame …, préqualifiés, introduisirent auprès du service compétent du ministère de la Justice une demande en reconnaissance du statut de réfugié politique au sens de la Convention de Genève du 28 juillet 1951, relative au statut des réfugiés, approuvée par une loi du 20 mai 1953, et du Protocole relatif au statut des réfugiés, fait à New-York, le 31 janvier 1967, approuvé par règlement grand-ducal du 6 janvier 1971, l’ensemble de ces dispositions étant ci-après dénommé « la Convention de Genève ».

En date du même jour, ils furent entendus par un agent du service de police judiciaire, section police des étrangers et des jeux, de la police grand-ducale sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg et sur leur identité.

Les époux …-… furent entendus séparément en date du 14 février 2002 par un agent du ministère de la Justice sur les motifs à la base de leur demande d’asile.

Le ministre de la Justice informa les époux …-… par décision du 15 mai 2002, leur notifiée le 3 juin 2002, de ce que leur demande avait été rejetée au motif qu’ils n’allégueraient aucune crainte raisonnable de persécution susceptible de rendre leur vie intolérable dans leur pays, de sorte qu’aucune crainte justifiée de persécution en raison d’opinions politiques, de la race, de la religion, de la nationalité ou de l’appartenance à un certain groupe social ne serait établie dans leur chef.

Le recours gracieux formé par les époux …-… à travers un courrier de leur mandataire du 3 juillet 2002 n’ayant pas fait l’objet d’une décision du ministre de la Justice, ils ont fait introduire un recours en réformation à l’encontre de la décision ministérielle initiale de rejet du 15 mai 2002 et, pour autant que de besoin, contre la décision implicite de rejet de leur recours gracieux par requête déposée le 4 novembre 2002.

L’article 12 de la loi modifiée du 3 avril 1996 portant création 1. d’une procédure relative à l’examen d’une demande d’asile, 2. d’un régime de protection temporaire, instaurant un recours au fond en matière de demandes d’asile déclarées non fondées, le tribunal est compétent pour connaître du recours principal en réformation dirigé contre les deux décisions ministérielles expresse du 15 mai 2002 et implicite de rejet de leur recours gracieux, ce même recours étant encore recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.

A l’appui de leur recours, les demandeurs, originaires de la ville de Skoder, exposent que Monsieur … aurait été membre du parti socialiste depuis octobre 1999, qu’il aurait participé à toutes les manifestations de ce parti et assuré la sécurité à ces occasions et qu’il aurait été nommé par son parti comme observateur du déroulement des élections législatives du 24 juin 2001. Ils font valoir que Monsieur … aurait constaté des irrégularités et manipulations dans un bureau de vote, qu’il serait intervenu ensemble avec un collègue pour mettre un terme à ces agissements et qu’à l’issue du vote et après d’âpres discussions avec les observateurs du parti démocratique, il aurait été agressé par des sympathisants de ce dernier qui l’auraient asséné de coups de poing et cassé les vitres de son véhicule. Ils ajoutent que Monsieur … aurait encore fait l’objet de menaces « de la part de personnes de la mouvance du parti démocratique » dans les jours suivant les élections, mais que ces menaces auraient cessé jusqu’à ce qu’il aurait fait l’objet d’une attaque à main armée le 30 août 2001 de la part de deux individus inconnus qui auraient tiré sur sa voiture et que, suite à cette agression, Monsieur … se serait caché pendant plusieurs semaines avant de s’enfuir d’Albanie. Les demandeurs soulignent encore qu’après leur fuite des membres de leur famille auraient été contactés à plusieurs reprises par des inconnus qui les auraient interrogé sur le devenir de Monsieur … et proféré des menaces à son encontre et qu’en date du 8 août 2002 une charge explosive aurait été placée près de leur domicile, à ce moment occupé par les parents et frères et sœurs de Monsieur …, et qu’un frère et une sœur auraient été blessés lors de la déflagration.

Les demandeurs arguent que la situation politique en Albanie ne serait pas autant stabilisée depuis 1999 que le retient le ministre dans la décision litigieuse, étant donné que des rapports d’organisations internationales feraient état d’incidents lors des élections du 24 juin 2001, dont notamment des pressions sur les médias et d’une agression contre un observateur des élections, confirmant ainsi la réalité des actes perpétrés à leur encontre. Ils reprochent en outre au ministre une interprétation trop rigide de la fonction politique qu’un demandeur d’asile doit avoir occupé pour pouvoir invoquer une crainte de persécution de ce chef et soutiennent que les craintes de persécution d’un simple membre ayant eu des activités politiques personnelles pour le compte de son parti, en l’occurrence ayant assumé le rôle d’observateur lors des élections législatives, doivent pouvoir justifier la reconnaissance du statut de réfugié politique. Les demandeurs critiquent ensuite le motif de refus tiré par le ministre du défaut de preuve que l’attaque armée contre Monsieur … le 30 août 2001 aurait eu un arrière-fond politique en faisant valoir qu’une telle preuve serait extrêmement difficile à rapporter au vu de l’anonymat des agresseurs et qu’en l’absence d’autres activités de Monsieur … susceptibles de l’exposer à de pareils agissements, il faudrait admettre, au vu des pièces soumises en cause et au bénéfice du doute, que les persécutions commises à leur encontre trouveraient leur origine dans les activités politiques de Monsieur …. Ils affirment que la circonstance que Monsieur … a pu porter plainte auprès de la police albanaise ne saurait justifier la conclusion par le ministre que les demandeurs ne pourraient se prévaloir d’un refus de protection de la part des autorités albanaises, étant donné que celles-ci seraient en réalité dans l’impossibilité de leur assurer une protection réelle et qu’elles accepteraient de rédiger des attestations testimoniales à l’appui de leur demande d’asile certifiant notamment que les recherches policières auraient été infructueuses. Les demandeurs relèvent finalement que l’impossibilité pour les autorités albanaises de leur garantir une protection adéquate serait encore confirmée par l’attaque à la bombe dont les frère et sœur de Monsieur … auraient été les victimes.

Le délégué du Gouvernement rétorque que les sympathisants du parti démocratique ne sauraient constituer des agents de persécution au sens de la Convention de Genève et qu’une persécution ne pourrait être admise que dans l’hypothèse où les autorités en place seraient incapables d’offrir une protection appropriée. Dans la mesure cependant où il résulterait du dossier que les autorités albanaises seraient intervenues et auraient entrepris les démarches nécessaires pour leur offrir une protection appropriée, les demandeurs resteraient en défaut d’établir un défaut de protection à leur égard. Le représentant étatique soutient en outre que la simple appartenance au parti socialiste ne pourrait justifier une crainte de persécution, d’autant plus que le parti socialiste serait au pouvoir depuis 1997. Il relève finalement que la situation politique serait actuellement stabilisée en Albanie, que la police albanaise s’efforcerait avec succès de combattre la criminalité dans un cadre de stricte neutralité politique et que les observateurs internationaux présents lors des élection législatives de juin 2001 n’auraient pas pu déceler des manipulations telles que décrites par les demandeurs.

Les demandeurs font répliquer que le simple fait par la police de Skoder d’interroger Monsieur … suite à l’agression dont il aurait été la victime ne pourrait être qualifié de démarche nécessaire en vue d’assurer leur protection, vu qu’à ce jour les auteurs des agressions n’auraient été ni identifiés, ni appréhendés et que l’attaque à la bombe du 8 août 2002 aurait encore été commise contre leur famille. Ils font valoir qu’il serait inopérant que Monsieur … a été membre du parti politique au pouvoir depuis 1997 et non pas d’un parti d’opposition et que la réalité d’actes de persécution en raison de sa qualité d’observateur des élections législatives du 24 juin 2001 ainsi que l’incapacité des autorités albanaises d’assurer leur protection devraient être considérés comme motifs suffisants pour leur reconnaître le statut de réfugié politique.

Le délégué du Gouvernement soutient que le ministre aurait fait une saine appréciation de la situation des demandeurs et que le recours sous analyse laisserait d’être fondé.

Aux termes de l’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève, le terme « réfugié » s’applique à toute personne qui « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion et de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner ».

La reconnaissance du statut de réfugié n’est pas uniquement conditionnée par la situation générale du pays d’origine mais aussi et surtout par la situation particulière du demandeur d’asile qui doit établir, concrètement, que sa situation subjective spécifique a été telle qu’elle laissait supposer un danger sérieux pour sa personne. Dans ce contexte, il convient encore de préciser que le tribunal est appelé, dans le cadre d'un recours en réformation, à apprécier le bien-fondé et l'opportunité d'une décision entreprise en tenant compte de la situation existant au moment où il statue (cf. trib. adm. 1er octobre 1997, n° 9699, Pas. adm. 2002, v° Recours en réformation, n° 9).

En l’espèce, l’examen des déclarations faites par les demandeurs lors de leurs auditions respectives, telles que celles-ci ont été relatées dans les deux comptes rendus figurant au dossier, ensemble les moyens et arguments apportés au cours des procédures gracieuse et contentieuse et les pièces produites en cause, amène le tribunal à conclure que les demandeurs font état et établissent à suffisance de droit des raisons personnelles de nature à justifier dans leur chef une crainte actuelle justifiée de persécution du fait de leur race, de leur religion, de leur nationalité, de leur appartenance à un certain groupe social ou de leurs convictions politiques ainsi que le prévoit l’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève.

En effet, les demandeurs ont concrètement étayé l’activité politique de Monsieur … et son rôle spécifique d’observateur des élections de juin 2001 ainsi que les actes dont il a fait l’objet de ce fait. S’il est vrai que les autorités compétentes ont entrepris certaines démarches suite à l’attaque à main armée du 30 août 2001, il n’en reste pas moins que l’affirmation du délégué du Gouvernement quant à l’existence d’une protection adéquate par les autorités albanaises se trouve ébranlée par les nouveaux faits survenus après le départ des demandeurs, à savoir l’attaque à la bombe contre leur domicile en date du 8 août 2002 lors de laquelle un frère et une sœur de Monsieur … ont été blessés.

Même si les observateurs internationaux n’ont constaté aucune irrégularité majeure lors des élections parlementaires de juin 2001 et même s’il n’est pas établi que les demandeurs peuvent craindre à raison d’être exposés à de représailles systématiques de la part des autorités en place, il n’empêche que leur récit cohérent démontre qu’ils peuvent craindre avec raison de ne pas bénéficier d’une protection suffisante de la part des autorités en place, malgré le fait que certaines démarches ont été entreprises.

Il se dégage de l’ensemble des renseignements fournis et des pièces versées au tribunal que les demandeurs peuvent craindre avec raison d’être persécutés du fait de leurs opinions politiques et de leur appartenance politique. Il s’ensuit que les décisions ministérielles de rejet de leur demande d’asile politique sont à réformer.

PAR CES MOTIFS le tribunal administratif, première chambre, statuant contradictoirement, reçoit le recours en réformation en la forme, au fond, le déclare justifié, partant, par réformation de la décision expresse du ministre de la Justice du 15 mai 2002 et de la décision implicite de rejet, accorde le statut de réfugié à Monsieur … et à son épouse, Madame …, renvoie l’affaire devant le ministre de la Justice pour exécution, condamne l’Etat aux frais.

Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 25 juin 2003 par:

Mme LENERT, premier juge, M. SCHROEDER, juge, Mme THOMÉ, juge en présence de M. SCHMIT, greffier en chef.

SCHMIT LENERT 5


Synthèse
Formation : Première chambre
Numéro d'arrêt : 15551
Date de la décision : 25/06/2003

Origine de la décision
Date de l'import : 12/12/2019
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2003-06-25;15551 ?

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