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09/01/2003 | LUXEMBOURG | N°14544

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 09 janvier 2003, 14544


Tribunal administratif N° 14544 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 7 février 2002 Audience publique du 9 janvier 2003

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Recours formé par Madame … contre deux décisions conjointes prises par les ministres de la Justice et du Travail et de l’Emploi en matière d’autorisation de séjour

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 14544 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 7 février 2002 par

Maître Jean-Georges GREMLING, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembou...

Tribunal administratif N° 14544 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 7 février 2002 Audience publique du 9 janvier 2003

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Recours formé par Madame … contre deux décisions conjointes prises par les ministres de la Justice et du Travail et de l’Emploi en matière d’autorisation de séjour

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 14544 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 7 février 2002 par Maître Jean-Georges GREMLING, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Madame …, née … à Berane (Monténégro/Yougoslavie), demeurant actuellement à L-…, tendant principalement à la réformation et subsidiairement à l’annulation d’une décision du 7 janvier 2002, signée conjointement par les ministres de la Justice, d’une part, et du Travail et de l’Emploi, d’autre part, confirmant une décision des mêmes ministres du 25 octobre 2001, par lesquelles la délivrance d’une autorisation de séjour lui a été refusée ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 16 avril 2002 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision critiquée ;

Ouï le juge-rapporteur en son rapport, Maître Monique CLEMENT, en remplacement de Maître Jean-Georges GREMLING et Monsieur le délégué du gouvernement Jean-Paul REITER en leurs plaidoiries respectives.

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A la suite d’une demande afférente présentée en date du 11 juin 2001 par Madame …, les ministres de la Justice et du Travail et de l’Emploi prirent le 25 octobre 2001 une décision conjointe, portant refus de lui accorder une autorisation de séjour, au motif qu’elle ne disposerait pas de moyens d’existence personnels suffisants légalement acquis lui permettant de supporter ses frais de séjour au Luxembourg, « indépendamment de l’aide matérielle ou des secours financiers que de tierces personnes pourraient s’engager à lui faire parvenir » et que « le dossier tel qu’il a été remis au Service Commun des ministères du Travail et de l’Emploi, de la Justice et de la Famille, de la Solidarité sociale et de la Jeunesse ne permet pas au Gouvernement de lui accorder la faveur d’une autorisation de séjour provisoire ».

Un recours gracieux introduit par lettre du 14 décembre 2001 du mandataire de Madame … à l’encontre de la décision ministérielle précitée du 25 octobre 2001 a été rejeté par une décision confirmative des prédits ministres du 7 janvier 2002.

Par requête déposée le 7 février 2002, Madame … a introduit un recours tendant principalement à la réformation et subsidiairement à l’annulation des décisions ministérielles précitées des 25 octobre 2001 et 7 janvier 2002.

Le délégué du gouvernement conclut à l’irrecevabilité du recours en réformation, introduit en ordre principal, au motif qu’un tel recours n’est pas prévu en la matière.

Si le juge administratif est saisi d’un recours en réformation dans une matière dans laquelle la loi ne prévoit pas un tel recours, il doit se déclarer incompétent pour connaître du recours (trib. adm. 28 mai 1997, Pas. adm. 2002, V° Recours en réformation, n° 4 et autres références y citées).

Aucune disposition légale ne conférant compétence à la juridiction administrative pour statuer comme juge du fond en la présente matière, le tribunal est incompétent pour connaître de la demande principale en réformation des décisions critiquées.

Le recours subsidiaire en annulation est recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.

La demanderesse conclut à l’annulation des décisions déférées pour violation de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, ci-après dénommée « la Convention européenne des droits de l’homme », et plus particulièrement de son droit au respect de sa vie privée et familiale et de son droit au regroupement familial en découlant.

Elle expose à ce titre qu’au jour de l’introduction de son recours, elle était âgée de 62 ans, et qu’elle aurait d’importants problèmes de santé, décrits dans les certificats médicaux versés à l’appui de son recours, nécessitant un traitement médical régulier et rendant son retour dans son pays d’origine impossible. Au vu de cet état de santé précaire, elle souhaite se voir autoriser à résider au Luxembourg auprès de son fils, Monsieur … qui prendrait en charge l’intégralité des frais de séjour de sa mère, ainsi qu’auprès de sa « fille », qui se trouverait également au Luxembourg et qui bénéficierait d’une autorisation de séjour et d’un permis de travail valables.

Au cours des plaidoiries, le mandataire de la demanderesse a encore précisé qu’au vu non seulement de l’âge de Madame …, mais également et surtout de son état de santé, celle-ci ne serait plus en mesure de travailler et de subvenir ainsi à ses besoins. Par ailleurs, en ce qui concerne sa demande tendant à obtenir un regroupement familial avec le reste de sa famille, le prédit mandataire a précisé que sa mandante entendait reconstituer l’unité familiale ayant existé avant l’immigration des membres de sa famille au Luxembourg.

Dans son mémoire en réponse, le délégué du gouvernement prend d’abord position quant à la justification des décisions litigieuses du point de vue du défaut par la demanderesse d’être en possession de moyens personnels suffisants pour supporter les frais de voyage et de séjour, pour conclure à la conformité des décisions en question à l’article 2 de la loi modifiée du 28 mars 1972 concernant 1) l’entrée et le séjour des étrangers ; 2) le contrôle médical des étrangers ; 3) l’emploi de la main-d’œuvre étrangère.

S’il est vrai que le motif tiré du défaut de moyens personnels suffisants a été expressément invoqué à la base de la décision litigieuse du 25 octobre 2001, la légalité de ce motif de refus n’a toutefois pas été critiqué par la demanderesse dans sa requête introductive d’instance, de sorte qu’il n’y a pas lieu de prendre position quant au respect de l’article 2 de la loi précitée du 28 mars 1972.

En ce qui concerne l’état de santé de la demanderesse, le représentant étatique estime qu’il n’appartiendrait pas au tribunal administratif de prendre en considération « les importants problèmes de santé invoqués par la requérante dans son recours », au motif qu’il s’agirait de considérations de pure opportunité qui devraient échapper à l’appréciation du tribunal.

A cet égard, il y a lieu de relever, d’une part, que conformément à l’article 14 in fine de la loi précitée du 28 mars 1972, un étranger ne peut être éloigné à destination d’un pays s’il établit que sa vie y serait gravement menacée, cette hypothèse étant remplie au cas où l’état de santé de l’étranger en question soit s’oppose à l’accomplissement du voyage et à son transport du Luxembourg à destination de son pays d’origine, soit est tel qu’un traitement approprié dans son pays d’origine est matériellement impossible du fait de la carence des infrastructures ou traitements médicaux appropriés, à établir par l’étranger en question, alors qu’un traitement médical adapté à son état de santé est susceptible de lui être procuré au Luxembourg et, d’autre part, qu’en l’espèce la demanderesse a fait état de ses problèmes de santé exclusivement dans le cadre de sa demande tendant à obtenir un regroupement familial avec les autres membres de sa famille établis au Luxembourg, afin d’établir son impossibilité de subvenir seule à ses besoins dans son pays d’origine sans l’aide ou le secours de tierces personnes que son état de santé requiert. C’est partant dans le cadre prétracé que le tribunal prend en considération les problèmes de santé de la demanderesse afin de vérifier la légalité des décisions critiquées et pour examiner si les autorités compétentes n’ont pas commis d’erreur manifeste d’appréciation des faits en refusant de reconnaître à la demanderesse un droit au regroupement familial tel qu’invoqué par elle sur base de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Dans ce contexte, le représentant étatique fait encore valoir que si c’est vrai que Monsieur …, le fils de la demanderesse, résiderait bien au Luxembourg, il aurait néanmoins fait l’objet d’une décision de refus de reconnaissance du statut de réfugié politique par décision ministérielle du 20 septembre 2000 et qu’un recours contentieux a été déclaré non fondé par jugement du tribunal administratif du 3 avril 2001, à l’encontre duquel un acte d’appel a été introduit auprès de la Cour administrative. Il estime partant qu’un reproche tiré de la violation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme ne serait pas « sérieux », dans la mesure où ni la demanderesse ni son fils ne seraient autorisés à résider légalement au pays. En outre, le délégué du gouvernement soutient qu’il n’y aurait pas eu préexistence d’une vie familiale effective avant l’immigration et que de toute façon, l’unité de la vie familiale pourrait être reconstituée « ailleurs ». Enfin, en ce qui concerne l’affirmation de la demanderesse suivant laquelle sa fille résiderait également au Luxembourg, il expose qu’une telle information serait inconnue par les autorités luxembourgeoises qui ignoreraient l’identité de ladite fille.

L’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme dispose ce qui suit :

« 1) Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2) Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-

être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ».

S’il est de principe, en droit international, que les Etats ont le pouvoir souverain de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des étrangers, il n’en reste pas moins que les Etats qui ont ratifié la Convention européenne des droits de l’homme ont accepté de limiter le libre exercice de cette prérogative dans la mesure des dispositions de la prédite Convention.

Il y a dès lors lieu d’examiner en l’espèce si la vie privée et familiale dont fait état la demanderesse pour conclure dans son chef à l’existence d’un droit à la protection d’une vie familiale par le biais des dispositions de l’article 8 prérelaté de la Convention européenne des droits de l’homme, rentre effectivement dans les prévisions de ladite disposition de droit international qui est de nature à tenir en échec la législation nationale.

En l’espèce, le tribunal est amené à constater que la demanderesse est arrivée au Grand-Duché de Luxembourg pour y présenter en date du 2 mai 2000 une demande en reconnaissance du statut de réfugié politique, ensemble avec sa belle-fille, Madame … et son petit-fils …, en rejoignant au Luxembourg son fils, Monsieur … qui y a présenté en date du 7 juin 1999 une demande tendant aux mêmes fins. Il échet de relever qu’au moment de son arrivée au Luxembourg, l’agent du service de police judiciaire de la police grand-ducale ayant interrogé la demanderesse, ainsi que sa belle-fille sur leur identité et l’itinéraire suivi pour arriver au Luxembourg, a constaté, dans son procès-verbal du 2 mai 2000, que l’état de santé de la demanderesse était tellement précaire qu’il renonçait à procéder au contrôle habituel permettant son identification. Il y a encore lieu de relever qu’il ressort du rapport d’audition de la demanderesse, établi en date du 7 septembre 2000 par un agent du ministère de la Justice chargé de recueillir les déclarations de la demanderesse sur ses motifs se trouvant à la base de sa demande en reconnaissance du statut de réfugié politique, qu’elle est venue au Luxembourg au motif que son fils et la famille de celui-ci s’y trouvaient et qu’elle n’avait plus de famille dans son pays d’origine.

Il est encore constant que le droit au regroupement familial, revendiqué en l’espèce à partir du droit au respect de la vie familiale ancré à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, s’articule autour du noyau familial proprement dit de la demanderesse, en l’occurrence son fils unique, l’épouse de celui-ci, ainsi que son petit-fils, de même que la préexistence d’une vie familiale effective entre la demanderesse et son fils ainsi que la famille de celui-ci avant leur installation au Grand-Duché de Luxembourg ressort non seulement des explications cohérentes et crédibles fournies en cause par le mandataire de la demanderesse, mais également des pièces et éléments du dossier, dont plus particulièrement le procès-verbal précité de la police judiciaire du 2 mai 2000 dont il se dégage que la demanderesse est venue au Luxembourg ensemble avec sa belle-fille et son petit-fils afin de rejoindre son fils au Luxembourg.

S’il est vrai que tant dans la requête introductive d’instance qu’au cours des explications orales fournies à l’audience à laquelle l’affaire a été plaidée, le mandataire de la demanderesse a commis l’erreur de présenter la belle-fille, de la demanderesse, à savoir Madame … comme étant sa fille, alors qu’il ressort clairement du rapport d’audition précité du 7 septembre 2000 qu’à part son fils précité, Monsieur …, la demanderesse ne possède aucun autre descendant, ni au Luxembourg, ni dans aucun autre pays, - cette erreur rendant d’ailleurs impossible pour le mandataire de faire droit à la demande du tribunal de produire tant le permis de travail que l’autorisation de séjour qui auraient été émises en faveur de la prétendue fille de la demanderesse -, cette erreur purement matérielle ne saurait porter à conséquence et influencer d’une quelconque manière le droit de la demanderesse à solliciter le respect de sa vie familiale en faisant droit à sa demande tendant à obtenir son regroupement familial tant avec son fils qu’avec l’épouse de celui-ci et leur enfant commun, constituant les seuls descendants de la demanderesse.

Dans la mesure où il n’est pas non plus contesté, pour ressortir plus particulièrement des certificats médicaux produits en cause, que la demanderesse souffre de graves problèmes de santé rendant indispensable un traitement médical et qui sont par ailleurs de nature à rendre dangereux son transport vers son pays d’origine, il y a lieu de retenir que l’état de santé ainsi constaté par le tribunal sur base des certificats médicaux précités nécessite une assistance permanente de la demanderesse par notamment des membres de sa famille et qu’elle ne pourra vivre seule. Ainsi, il y a lieu de constater que du fait que, d’une part, la demanderesse ne pourra pas subvenir elle-même à ses propres besoins, en ce qu’en raison de son état de santé et de son âge, il lui est impossible de travailler pour percevoir ainsi des revenus lui permettant de subvenir à ses besoins et, d’autre part, elle ne pourra pas vivre seule en raison de son état de santé extrêmement fragile, il est manifestement dans l’intérêt de la demanderesse d’être accueillie dans la famille de son seul descendant, Monsieur …, résidant actuellement au Luxembourg.

S’il est vrai qu’au jour où les décisions litigieuses ont été prises, le fils de la demanderesse n’était pas en possession d’un titre légal l’autorisant à séjourner de manière définitive au Grand-Duché de Luxembourg, il n’en reste pas moins qu’à ce stade de sa procédure contentieuse tendant à se voir reconnaître le statut de réfugié politique, il était néanmoins admis à résider légalement au pays, en tant que demandeur d’asile, sur base des dispositions légales de droit international et de droit national applicables.

Au vu du fait que la demanderesse a le droit, sur base des considérations ci-avant énoncées, à obtenir le regroupement familial avec son fils et descendant unique et que toute séparation de ce dernier aura pour conséquence des problèmes de santé et matériels disproportionnés, le ministre de la Justice, seul compétent pour prendre une décision en matière de refus d’autorisation de séjour, a commis une erreur manifeste d’appréciation des faits en refusant à la demanderesse de lier son sort à celui de son fils, c’est-à-dire en refusant de l’autoriser à séjourner au Luxembourg aussi longtemps que son fils.

Il suit des considérations qui précèdent que les décisions critiquées des 7 janvier 2002 et 25 octobre 2001 encourent l’annulation.

Par ces motifs le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant à l’égard de toutes les parties ;

se déclare incompétent pour connaître du recours en réformation ;

reçoit le recours en annulation en la forme ;

au fond, le dit justifié ;

partant annule les décisions ministérielles déférées des 7 janvier 2002 et 25 octobre 2001 et renvoie l’affaire devant le ministre de la Justice ;

condamne l’Etat aux frais.

Ainsi jugé par :

M. Schockweiler, vice-président M. Campill, premier juge Mme Lamesch, juge et lu à l’audience publique du 9 janvier 2003 par le vice-président, en présence de M. Legille, greffier.

Legille Schockweiler 6


Synthèse
Formation : Deuxième chambre
Numéro d'arrêt : 14544
Date de la décision : 09/01/2003

Origine de la décision
Date de l'import : 12/12/2019
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2003-01-09;14544 ?

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