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18/12/2002 | LUXEMBOURG | N°15126

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 18 décembre 2002, 15126


Tribunal administratif N° 15126 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 12 juillet 2002 Audience publique du 18 décembre 2002

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Recours formé par Madame … et son époux, Monsieur …, et consorts contre deux décisions du ministre de la Justice en matière d’autorisation de séjour

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JUGEMENT

Vu la requête, inscrite sous le numéro 15126 du rôle, déposée au greffe du tribunal administratif le 12 juillet 2002 par Maître J

ean-Georges GREMLING, avocat à la Cour, assisté de Maître Monique CLEMENT, avocat, tous les deux insc...

Tribunal administratif N° 15126 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 12 juillet 2002 Audience publique du 18 décembre 2002

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Recours formé par Madame … et son époux, Monsieur …, et consorts contre deux décisions du ministre de la Justice en matière d’autorisation de séjour

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JUGEMENT

Vu la requête, inscrite sous le numéro 15126 du rôle, déposée au greffe du tribunal administratif le 12 juillet 2002 par Maître Jean-Georges GREMLING, avocat à la Cour, assisté de Maître Monique CLEMENT, avocat, tous les deux inscrits au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Madame …, née le … à Tutin (Serbie/Yougoslavie) et de son époux, Monsieur …, né le … à Novi Pazar (Monténégro/Yougoslavie), agissant tant en leur nom personnel qu’en nom et pour compte de leur enfant mineur …, né le …, ainsi qu’au nom de leurs enfants majeurs …, nés respectivement les …, tous de nationalité yougoslave, demeurant actuellement ensemble à L-…, tendant à la réformation sinon à l’annulation d’une décision du ministre de la Justice du 14 janvier 2002, par laquelle il n’a pas été fait droit à leur demande en obtention d’une autorisation de séjour et d’une décision confirmative du 20 juin 2002, rendue à la suite d’un recours gracieux introduit auprès du ministre de la Justice par courrier du 22 février 2002 ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 16 septembre 2002 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment les décisions critiquées ;

Ouï le juge-rapporteur en son rapport, Maître Monique CLEMENT et Monsieur le délégué du gouvernement Jean-Paul REITER en leurs plaidoiries respectives à l’audience du 18 novembre 2002 ;

Vu le mémoire complémentaire déposé par le délégué du gouvernement au greffe du tribunal administratif en date du 19 novembre 2002, à la demande du tribunal ;

Vu le mémoire complémentaire, dénommé « mémoire en réplique », déposé au greffe du tribunal administratif le 29 novembre 2002 par Maître Jean-Georges GREMLING, à la demande du tribunal ;

Vu les pièces complémentaires déposées au greffe du tribunal administratif tant par le délégué du gouvernement que par Maître GREMLING ;

Ouï le juge-rapporteur en son rapport complémentaire et Maître Monique CLEMENT, ainsi que Monsieur le délégué du gouvernement Guy SCHLEDER en leurs plaidoiries complémentaires à l’audience du 2 décembre 2002, à laquelle l’affaire avait été refixée en vue de la continuation des débats.

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En date du 22 juin 2001, Madame … introduisit une demande en obtention d’une autorisation de séjour auprès du service commun des ministères du Travail et de l’Emploi, de la Justice et de la Famille, dénommé ci-après le « service commun », en précisant être arrivée au Grand-Duché de Luxembourg en date du 20 août 1999 et que la demande de régularisation en question vaut aussi pour son mari, Monsieur … ainsi que pour leurs enfants communs … et … …. En outre, Madame … a déclaré appartenir à la « catégorie F », telle que décrite dans la brochure intitulée « régularisation du 15.3 au 13.7.2001 de certaines catégories d’étrangers séjournant sur le territoire du Grand-Duché de Luxembourg », éditée par le service commun, dénommée ci-après la « brochure », en ce qu’elle résiderait au Grand-Duché de Luxembourg depuis le 1er janvier 2000 au moins et qu’elle serait l’enfant majeur d’une personne détentrice d’une carte d’identité d’étranger.

Par lettre du 14 janvier 2002, notifiée le 7 février 2002, le ministre de la Justice et le ministre du Travail et de l’Emploi informèrent Madame … de ce qui suit :

« Suite à l’examen de la demande en obtention d’une autorisation de séjour que vous avez déposée en date du 22.06.2001 auprès du service commun des ministères du Travail et de l’Emploi, de la Justice et de la Famille, de la Solidarité sociale et de la Jeunesse, nous sommes au regret de vous informer que nous ne sommes pas en mesure de faire droit à votre demande.

En effet, selon l’article 2 de la loi modifiée du 28 mars 1972 concernant 1° l’entrée et le séjour des étrangers ; 2° le contrôle médical des étrangers ; 3° l’emploi de la main-

d’œuvre étrangère, la délivrance d’une autorisation de séjour est subordonnée à la possession de moyens d’existence personnels suffisants légalement acquis permettant à l’étranger de supporter ses frais de séjour au Luxembourg, indépendamment de l’aide matérielle ou des secours financiers que de tierces personnes pourraient s’engager à lui faire parvenir.

Comme vous ne remplissez pas cette condition, une autorisation de séjour ne saurait vous être délivrée.

Par ailleurs, le dossier tel qu’il a été soumis au Service commun ne permet pas au Gouvernement de vous accorder la faveur d’une autorisation de séjour.

En conséquence, vous êtes invitée à quitter le Luxembourg ensemble avec votre famille endéans un délai d’un mois. A défaut de départ volontaire, la police sera chargée de vous éloigner du territoire luxembourgeois ».

A la suite d’un recours gracieux daté du 22 février 2002, adressé par le mandataire des consorts … au ministre de la Justice, le prédit ministre confirma sa décision initiale du 14 janvier 2002 par une décision confirmative du 20 juin 2002, au motif que des éléments pertinents nouveaux ne lui auraient pas été soumis.

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif en date du 12 juillet 2002, Madame … et son conjoint, Monsieur …, agissant tant en leur nom personnel qu’en nom et pour compte de leur enfant mineur … …, ainsi que leurs enfants majeurs … …, ont fait introduire un recours tendant principalement à la réformation et subsidiairement à l’annulation des décisions ministérielles précitées des 14 janvier et 20 juin 2002.

Le délégué du gouvernement conclut à l’irrecevabilité du recours en réformation, introduit en ordre principal, au motif qu’un tel recours ne serait pas prévu en la matière.

Si le juge administratif est saisi d’un recours en réformation dans une matière dans laquelle la loi ne prévoit pas un tel recours, il doit se déclarer incompétent pour connaître du recours (trib. adm. 28 mai 1997, Pas. adm. 2002, V° Recours en réformation, n° 4, p. 518 et autres références y citées).

Aucune disposition légale ne conférant compétence à la juridiction administrative pour statuer comme juge du fond en la présente matière, le tribunal est incompétent pour connaître de la demande principale en réformation des décisions critiquées.

Le recours subsidiaire en annulation est recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.

Les demandeurs concluent tout d’abord à l’annulation de la décision litigieuse du 14 janvier 2002, au motif qu’elle n’indiquerait pas des motifs clairs et précis qui se trouvent à sa base, en reprenant simplement les termes de l’article 2 de la loi modifiée du 28 mars 1972 concernant 1) l’entrée et le séjour des étrangers ; 2) le contrôle médical des étrangers ; 3) l’emploi de la main-d’œuvre étrangère, sans prendre position par rapport à leur cas concret.

En l’absence d’une prise de position du délégué du gouvernement quant à ce moyen d’annulation, il échet toutefois de relever que ce moyen tiré d’une insuffisance, voire d’une absence de motivation de la décision de refus initiale du 14 janvier 2002 manque notamment en fait, étant donné qu’il y a lieu de constater qu’il se dégage clairement de la décision attaquée que l’autorisation de séjour a été refusée aux consorts … au motif que ceux-ci ne disposent pas de moyens d’existence personnels suffisants légalement acquis leur permettant de supporter leurs frais de séjour au Luxembourg, indépendamment de l’aide matérielle et des secours financiers que de tierces personnes pourraient s’engager à leur faire parvenir, ceci sur base des dispositions de l’article 2 de la loi précitée du 28 mars 1972.

Les demandeurs estiment encore que l’article 2 précité ne saurait leur être opposé pour leur refuser la délivrance d’une autorisation de séjour, étant donné que la procédure de régularisation mise en place par le gouvernement, et matérialisée par la brochure, aurait dû avoir pour objet de permettre à des personnes « sans papiers » et à des réfugiés de rechercher un emploi et de régulariser leur situation sur le marché du travail afin justement de pouvoir justifier de moyens d’existence personnels suffisants et que, dans le cadre de cette procédure de régularisation, l’article 2 précité ne saurait trouver application, alors que cette procédure aurait justement eu pour objet de permettre à certaines personnes, se trouvant démunies de tels moyens d’existence, d’en obtenir afin de remplir la condition ainsi libellée à l’article 2 en question.

Le délégué du gouvernement soutient que la seule base légale réglementant l’entrée et le séjour au Luxembourg se trouverait dans la loi précitée du 28 mars 1972 et que cette loi s’appliquerait à tout étranger, même à ceux ayant sollicité la régularisation de leur séjour irrégulier au Luxembourg par le biais de la procédure spéciale mise en place par le gouvernement dans le cadre de la régularisation des étrangers se trouvant en séjour illégal au Luxembourg. Ainsi, l’article 2, suivant lequel l’étranger souhaitant se voir autoriser à résider sur le territoire du Grand-Duché de Luxembourg doit disposer de moyens d’existence personnels suffisants pour supporter les frais de séjour au Luxembourg, serait applicable même aux personnes ayant sollicité leur régularisation. Comme, en l’espèce, aucun des membres de la famille … ne serait titulaire d’un permis de travail l’autorisant à occuper un emploi salarié au Luxembourg, ce serait à bon droit que le ministre de la Justice aurait pu leur refuser la délivrance d’un titre de séjour au pays.

Au cours de l’audience publique du 18 novembre 2002, à laquelle l’affaire a été plaidée une première fois, le délégué du gouvernement, à la suite notamment d’un arrêt prononcé par la Cour administrative en date du 12 novembre 2002 (affaire Asmir MUHOVIC, n° 15102C du rôle), a développé une argumentation nouvelle par rapport à celle se trouvant d’ores et déjà incluse dans son mémoire en réponse, en se référant notamment à deux motions votées par la Chambre des députés, qui se trouveraient à la base de la réglementation adoptée par le gouvernement en vue de la régularisation des étrangers se trouvant en situation irrégulière au Grand-Duché de Luxembourg, dont l’une viserait exclusivement les demandeurs d’asile et l’autre aurait été répercutée dans la brochure, énumérant sept catégories de personnes susceptibles d’obtenir « une autorisation de séjour et/ou un permis de travail », cette brochure excluant toutefois les demandeurs d’asile. Il estimait encore que dans la mesure où Madame … n’aurait pas reçu une lettre de la part du gouvernement dans le cadre de la motion de la Chambre des députés prise en relation avec la régularisation de certaines catégories de demandeurs d’asile se trouvant au Luxembourg, elle ne tomberait pas sous le champ d’application de cette motion, ni d’ailleurs sous celui de la deuxième motion votée par la Chambre des députés, qui a par la suite été répercutée dans la brochure adoptée par le gouvernement, étant donné que cette motion et la brochure subséquente ne viseraient pas les demandeurs d’asile.

Au vu de cette nouvelle argumentation, le tribunal administratif a invité le délégué du gouvernement à prendre un mémoire écrit afin de se prononcer sur les pièces nouvelles, oralement discutées à l’audience et, afin de garantir le respect des droits de la défense, il a en outre autorisé la partie demanderesse à prendre le cas échéant un mémoire supplémentaire pour prendre position par rapport à ces nouveaux développements, en refixant l’affaire pour une continuation des débats à l’audience du 2 décembre 2002.

Dans son mémoire complémentaire déposé au greffe du tribunal administratif en date du 19 novembre 2002, le délégué du gouvernement expose que Madame …, originaire de Serbie, a été demanderesse d’asile et que sa demande, déposée auprès des autorités compétentes en date du 20 août 1999, a été définitivement déclarée non fondée par un jugement du tribunal administratif du 18 juin 2001.

Il expose ensuite qu’en dates des 14 et 22 mars 2001, la Chambre des députés a adopté deux motions distinctes, dont l’une viserait les demandeurs d’asile et l’autre les personnes en situation irrégulière, qui seraient également dénommées les « sans papiers ». Seule la motion ayant trait aux étrangers en situation irrégulière au pays, à l’exclusion des demandeurs d’asile, aurait été répercutée dans la brochure portant sur la procédure de régularisation. Il soutient dans ce contexte que la brochure ainsi mise en place par le gouvernement respecterait strictement les critères tels que définis par la Chambre des députés dans sa motion du 14 mars 2001.

En ce qui concerne le cas d’espèce des consorts …, le représentant étatique soutient que ceux-ci ne tomberaient dans aucune des catégories fixées en faveur des demandeurs d’asile, de sorte qu’ils n’auraient pas été informés par écrit par le gouvernement en vue de l’obtention éventuelle d’un titre de séjour sur base de la motion votée par la chambre des députés en date du 22 mars 2001 et définissant certains critères en vertu desquels des demandeurs d’asile en cours de procédure ou déboutés sont susceptibles de se voir « régulariser » au Luxembourg.

Enfin, il soutient que ce serait à tort que les consorts … se baseraient sur la brochure, au motif qu’en leur qualité de demandeurs d’asile, en cours de procédure ou déboutés, cette brochure ne leur serait pas destinée, alors que celle-ci viserait d’autres catégories d’étrangers se trouvant en situation irrégulière au Luxembourg à l’exception des demandeurs d’asile. Ce serait partant à bon droit que le ministre de la Justice a refusé de faire bénéficier les consorts … de la procédure de régularisation telle que matérialisée par la brochure, étant donné qu’ils auraient été exclus « dès le départ » de cette procédure. Ainsi, notamment, il ne saurait pas non plus être reproché aux autorités compétentes de ne pas avoir respecté « leurs propres directives ».

Dans leur mémoire complémentaire déposé au greffe du tribunal administratif le 29 novembre 2002, les consorts … admettent avoir été déboutés de leur demande d’asile, un recours afférent ayant été définitivement rejeté comme étant non fondé par un jugement du tribunal administratif du 18 juin 2001, à la suite duquel ils ont présenté en date du 22 juin 2001 une demande tendant à la délivrance d’une autorisation de séjour auprès du service commun. Ils contestent le fait exposé par le délégué du gouvernement dans son mémoire complémentaire qu’en leur qualité de demandeurs d’asile déboutés par une décision leur refusant la reconnaissance du statut de réfugié politique au sens de la Convention de Genève, ils n’auraient pas été en droit de solliciter une autorisation de séjour sur base des critères exposés par le gouvernement dans la brochure, en soutenant que cette brochure s’appliquerait non seulement aux demandeurs d’asile mais également aux autres étrangers se trouvant en situation irrégulière au pays.

Ceci dit, les demandeurs soutiennent remplir les conditions posées par la catégorie F de la brochure, en ce que Madame …, âgée de plus de 18 ans résiderait au Luxembourg depuis au moins le 1er janvier 2000 et qu’elle est l’enfant majeur de Monsieur E. H. et de Madame D.

T., qui seraient tous les deux détenteurs d’une carte d’identité d’étranger, tel que cela résulterait des pièces versées à l’appui de leur mémoire complémentaire. Ils ajoutent dans ce contexte qu’également le frère et la sœur de Madame … seraient détenteurs de cartes d’identité d’étranger les autorisant à résider légalement au Luxembourg.

Les demandeurs estiment encore que les critères définis sous la catégorie F de la brochure ne constitueraient qu’une application de l’article 2 de la loi précitée du 28 mars 1972, qu’ils ne heurteraient en aucune façon, en se bornant simplement à en préciser le contenu, en considérant que les personnes remplissant les critères ainsi définis seraient à considérer comme possédant des moyens personnels suffisants tels qu’exigés par l’article 2 en question.

Enfin, dans la mesure où le gouvernement n’aurait pas appliqué les critères par lui définis dans le cadre de l’article 2 de la loi précitée du 28 mars 1972, en n’examinant pas leur demande au regard des dispositions de la brochure, et notamment celles figurant sous la catégorie F de celle-ci, il n’a pas été déterminé si la condition des moyens personnels suffisants était rempli dans leur chef, de sorte qu’il y aurait lieu à procéder à l’annulation des décisions litigieuses.

Conformément à l’article 36 de la Constitution, c’est le Grand-Duc qui fait les règlements et arrêtés nécessaires pour l’exécution des lois. Il se dégage ainsi de cette disposition constitutionnelle que seules les lois, au sujet desquelles la Chambre des députés émet son assentiment conformément à l’article 46 de la Constitution, et qui sont par la suite sanctionnées et promulguées par le Grand-Duc, conformément à l’article 34 de la Constitution, peuvent donner lieu à des règlements grand-ducaux d’application en vue d’assurer leur exécution efficace.

Il s’ensuit qu’une motion adoptée par la Chambre des députés ou tout autre acte voté par celle-ci, à l’exception des propositions ou projets de loi, dûment sanctionnés et promulgués par la suite par le Grand-Duc, ne sauraient conférer au Grand-Duc ou au gouvernement une base valable pour adopter une réglementation dans un domaine déterminé.

Il s’ensuit encore que contrairement à ce que pourraient le laisser croire les développements du délégué du gouvernement, les motions adoptées par la Chambre des députés lors de ses séances des 14 et 22 mars 2001 portant, d’une part, sur la régularisation de personnes en situation administrative irrégulière et, d’autre part, sur les demandeurs d’asile en cours de procédure ou déboutés ainsi qu’à des personnes susceptibles de bénéficier d’un statut humanitaire, ne sauraient constituer une base légale autorisant le Grand-Duc ou le gouvernement d’instituer un régime portant sur la régularisation d’étrangers se trouvant sur le territoire du Grand-Duché de Luxembourg en situation irrégulière ou en leur qualité de demandeurs d’asile.

Il est vrai que le gouvernement, pris dans son ensemble, ou chaque ministre pris individuellement, dans le cadre de son champ de compétence, tel qu’il est défini par la législation en vigueur, peuvent adopter des directives internes pour se donner des lignes de conduite en fixant notamment des procédures ou critères suivant lesquels certaines affaires qui leur sont soumises ou qui relèvent de leur domaine de compétence doivent être traitées notamment par les fonctionnaires qui se trouvent sous leurs ordres. Toutefois, de telles directives doivent obligatoirement se situer dans le cadre des dispositions légales et réglementaires applicables et elles ne peuvent en aucun cas comprendre des règles allant au-

delà de ce qui est expressément prévu par la loi ou un règlement grand-ducal d’application de celle-ci, sous peine pour le gouvernement ou le ou les ministres ainsi visés, d’excéder leurs pouvoirs et d’empiéter sur une compétence réservée soit au pouvoir législatif soit au pouvoir réglementaire tel que déterminé par l’article 36 de la Constitution.

Il est vrai également que les droits français et belge, tel qu'interprétés par la jurisprudence, reconnaissent les directives qui y sont qualifiées de mécanisme d'autolimitation du pouvoir discrétionnaire de l'administration (v. M.-A. FLAMME, Droit administratif, tome 1er, n° 168, p. 396, Bruylant 1989). Selon le Conseil d'Etat belge, "une directive se distingue précisément d'une règle de droit en cela qu'elle se réfère à une règle de conduite générale par laquelle l'autorité se laissera guider ou du moins de laquelle elle s'inspirera, dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, à l'occasion de cas concrets" (C.E. b. 20 juin 1964, cité in M.-

A. FLAMME, op. cit., p. 397).

Dans un contexte constitutionnel identique à celui existant au Luxembourg, le droit belge reconnaît, à côté des directives qui constituent une sorte de "codification des motifs" en matière d'appréciation discrétionnaire, des directives de nature réglementaire ajoutant des règles nouvelles aux règles existantes (v. M.-A. FLAMME, op. cit., n° 168 bis, p. 398).

En l’espèce, force est de constater qu’à travers la brochure, le gouvernement a fixé d’une manière générale et abstraite des critères particuliers afin de permettre à certaines catégories d’étrangers d’obtenir « une autorisation de séjour et/ou un permis de travail » et la brochure, loin de tracer à l'administration un cadre pour guider ses décisions discrétionnaires en matière d'autorisation de séjour et de permis de travail à délivrer à des étrangers séjournant sur le territoire luxembourgeois, crée des règles nouvelles qui dérogent partiellement aux règles légales existantes. C'est ainsi que la brochure permet de considérer qu'un étranger dispose de moyens personnels suffisants au sens de l'article 2 de la loi précitée du 28 mars 1972 dans des cas qui ne sont pas visés par cette disposition, de même qu'elle permet de régulariser par le travail des étrangers qui sont en infraction manifeste avec la législation sur le permis de travail et mettrait ainsi à néant les conditions posées par la loi pour l'octroi d'un tel permis.

Or, si le droit belge reconnaît un pouvoir réglementaire à d'autres organes que ceux constitutionnellement prévus, tel n'est pas le cas au Luxembourg où la Cour constitutionnelle dénie radicalement un tel droit à tout autre organe que celui prévu par l'article 36 de la Constitution (v. Cour const. 6 mars 1998 P. 30, p. 357, pour la différence avec la Belgique, v.

note sous cet arrêt, n° 3, p. 362).

Il faut en conclure que toute directive qui va au-delà de la fixation de lignes de conduite à l'administration dans le cadre d'une législation existante et qui prétend fixer des règles nouvelles voire déroger à des règles existantes, est anti-constitutionnelle.

Il résulte des développements qui précèdent que contrairement aux développements des demandeurs, la brochure ainsi élaborée par le service commun ne saurait ni déroger à l’article 2 de la loi précitée du 28 mars 1972 ni rendre celui-ci inapplicable à certaines catégories de personnes.

Par ailleurs, d’une manière générale, les critères ainsi fixés par le gouvernement, dans la mesure où ils doivent en tout état de cause se mouvoir dans le cadre des dispositions légales applicables en matière d’entrée et de séjour des étrangers, ne sauraient trouver application que dans la mesure où ils ne dérogent ni à une disposition légale ni à une disposition réglementaire applicable.

Il échet encore de relever dans ce contexte, afin de répondre à une argumentation développée par le délégué du gouvernement, que contrairement à sa prise de position, les critères exposés dans la brochure s’appliquent à « toute personne qui tombe dans l’une des sept catégories y énumérées », suivant le libellé même de la brochure en question, sans qu’il ne se dégage de celle-ci ou d’un quelconque autre document que seuls pourraient bénéficier de la procédure de régularisation instituée par le gouvernement et matérialisée dans la brochure, les étrangers se trouvant en situation irrégulière au Grand-Duché de Luxembourg, à l’exception des demandeurs d’asile en cours de procédure ou déboutés. Cette conclusion ne saurait en aucune manière être énervée par une référence faite par le représentant étatique aux motions votées par la Chambre des députés au cours de ses séances des 14 et 22 mars 2001, dont il a été question ci-avant, étant donné que non seulement ces motions ne sauraient constituer, comme il a été constaté ci-avant, une base légale suffisante autorisant le gouvernement à adopter une réglementation en matière de régularisation d’étrangers se trouvant sur le territoire du Grand-Duché de Luxembourg en situation irrégulière, mais qu’en outre, une telle distinction, même si elle avait été souhaitée par le gouvernement, ne se dégage pas des lettres et brochures d’information mises en circulation par le gouvernement ou adressées ou remises directement aux étrangers souhaitant présenter une demande sur base de l’une des catégories de critères figurant dans la brochure.

En l’espèce, les demandeurs, et plus particulièrement Madame … soutiennent remplir les conditions posées par la catégorie F de la brochure suivant laquelle une personne, âgée de 18 ans et plus, qui réside au Luxembourg depuis le 1er janvier 2000 au moins, et qui est l’enfant d’une personne détentrice d’une carte d’identité d’étranger, est susceptible de bénéficier d’« une autorisation de séjour et/ou un permis de travail », sans qu’au sujet de cette catégorie d’étrangers, il ne soit exigé que ceux-ci doivent disposer en outre de moyens personnels suffisants pour supporter les frais de voyage et de séjour, tels qu’exigés par l’article 2 de la loi précitée du 28 mars 1972.

Il appartient donc au tribunal d’analyser si la réglementation telle que décrite sous la catégorie F de la brochure fixe des lignes de conduite à appliquer par l’administration dans le cadre de la législation existante, sans créer des règles nouvelles ou dérogatoires à des règles existantes.

Dans la mesure où la réglementation ainsi posée par le gouvernement au sujet de la catégorie F, telle que décrite dans la brochure, n’a pas pu faire abstraction des conditions posées par l’article 2 de la loi précitée du 28 mars 1972, celles-ci restent d’application même en ce qui concerne les étrangers tombant sous le champ d’application de la catégorie F ainsi définie et c’est partant à bon droit que le ministre de la Justice a pu exiger des demandeurs de disposer de moyens personnels suffisants pour supporter les frais de voyage et de séjour, conformément à l’article 2 précité. En outre, en posant des critères plus stricts quant aux conditions à remplir par des étrangers afin de se voir délivrer une autorisation de séjour au Grand-Duché de Luxembourg, la réglementation ainsi visée par la catégorie F décrite dans la brochure dépasse le cadre légal tel que tracé par l’article 2 de la loi précitée du 28 mars 1972, de sorte que les règles fixées au sujet de la catégorie F font partie d’une réglementation prise en violation de l’article 36 de la Constitution.

Pour le surplus, il échet de relever que pour le cas où, par son comportement, l’administration a trompé la confiance légitime des demandeurs, en les induisant en erreur à travers l’annonce d’une expectative dépourvue d’une base légale, ceux-ci pourraient se baser sur la législation en matière de responsabilité civile de l’Etat du fait du fonctionnement défectueux de ses services en vue d’obtenir réparation du dommage qui leur est accru.

Comme il est constant en cause, pour être admis par les demandeurs, que ceux-ci ne disposent pas de moyens personnels suffisants pour supporter les frais de voyage et de séjour, c’est à bon droit que le ministre de la Justice a pu leur refuser la délivrance d’une autorisation de séjour, de sorte que le recours dirigé contre les décisions ministérielles précitées des 14 janvier et 20 juin 2002 doit être déclaré non fondé.

Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant à l’égard de toutes les parties à l’instance ;

se déclare incompétent pour connaître du recours en réformation ;

reçoit le recours en annulation en la forme;

au fond, le déclare non justifié, partant en déboute;

condamne les demandeurs aux frais.

Ainsi jugé par:

M. Schockweiler, vice-président, M. Campill, premier juge Mme Lamesch, juge, et lu à l’audience publique du 18 décembre 2002, par le vice-président, en présence de M.

Legille, greffier.

Legille Schockweiler 9


Synthèse
Formation : Deuxième chambre
Numéro d'arrêt : 15126
Date de la décision : 18/12/2002

Origine de la décision
Date de l'import : 12/12/2019
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2002-12-18;15126 ?

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