Tribunal administratif N° 14568 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 15 février 2002 Audience publique du 10 juillet 2002
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Recours formé par Monsieur … contre une décision du procureur général d'Etat et une décision de la commission prévue par l'article 12 de la loi du 26 juillet 1986 en matière de détention préventive
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JUGEMENT
Vu la requête déposée le 15 février 2002 au greffe du tribunal administratif par Maître Dean SPIELMANN, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l'Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de M. …, né le … à Mont-Saint-Martin (France), actuellement détenu au Centre pénitentiaire de Schrassig, tendant à l’annulation d’une décision du délégué du procureur général d'Etat du 13 novembre 2001 l'ayant placé en régime cellulaire strict (article 3 du règlement grand-ducal modifié du 24 mars 1989 concernant l'administration et le régime interne des établissements pénitentiaires), ainsi que d’une décision de rejet du 6 février 2002 prise par la commission prévue par l'article 12 de la loi modifiée du 26 juillet 1986 relative à certains modes d'exécution des peines privatives de liberté ;
Vu l’ordonnance du président du tribunal administratif du 25 février 2002 prise suite à une requête en sursis à exécution, subsidiairement en institution d’une mesure de sauvegarde introduite le 15 février 2002 ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 20 mars 2002 ;
Vu le mémoire en réplique déposé au greffe du tribunal administratif au nom du demandeur le 9 avril 2002 ;
Vu les pièces versées et notamment les décisions attaquées;
Ouï le juge-rapporteur en son rapport et Maître Dean SPIELMANN ainsi que M. le délégué du gouvernement Guy SCHLEDER en leurs plaidoiries respectives.
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Par décision du délégué du procureur général d'Etat du 13 novembre 2001, M. … fut placé en régime cellulaire strict pour une durée de trois mois. Un recours fut rejeté par décision rendue le 6 février 2002 par la commission prévue par l'article 12 de la loi modifiée 2 du 26 juillet 1986 relative à certains modes d'exécution des peines privatives de liberté, ci-
après dénommée la « commission ».
Par requête déposée le 15 février 2002, M. … a introduit un recours tendant à l'annulation des deux décisions précitées des 13 novembre 2001 et 6 février 2002. - Par requête séparée déposée le même jour, il a saisi le président du tribunal administratif d’une demande en sursis à exécution par rapport à ces décisions, sinon en l'institution d'une mesure de sauvegarde consistant dans ce qu'il soit retiré du régime cellulaire strict. Par ordonnance du 25 février 2002, le président du tribunal administratif s’est déclaré compétent pour connaître de cette demande, mais, au fond, il l’a déclarée non justifiée et en a débouté le demandeur.
QUANT A LA COMPETENCE DE LA JURIDICTION SAISIE QUANT A LA COMPETENCE DE PRINCIPE DU JUGE ADMINISTRATIF Le délégué du gouvernement soulève en premier lieu l'incompétence du juge administratif pour connaître du recours au motif que tant la décision du procureur général d'Etat que celle de la commission constitueraient des décisions judiciaires échappant à la connaissance des juridictions administratives.
Le procureur général d'Etat est un magistrat relevant de l'ordre judiciaire. Les décisions qu'il est amené à prendre dans le cadre de son activité relèvent de l'ordre judiciaire lorsqu'elles tendent à l'élaboration d'une décision juridictionnelle. Dans le cas contraire, il peut soit poser des actes administratifs comme tels soumis au contrôle du juge administratif (v. trib. adm. 10 décembre 2001, n° 13427 du rôle), soit poser des actes de pure administration interne n'affectant pas les droits des administrés et partant soustraits à tout recours contentieux.
En l'espèce, comme l’a déjà relevé à juste titre le président du tribunal administratif dans son ordonnance précitée du 25 février 2002 - suite à une analyse minutieuse des jurisprudences française et belge, ainsi que des vues exprimées par le législateur luxembourgeois telles qu'elles découlent des travaux préparatoires de la loi du 8 août 2000 modifiant a) certaines dispositions de la loi modifiée du 19 février 1973 concernant la vente de substances médicamenteuses et la lutte contre la toxicomanie; b) la loi du 26 juillet 1986 relative à certains modes d'exécution des peines privatives de liberté -, la décision du procureur général d'Etat de placer un détenu préventif en régime cellulaire strict ne constitue pas une décision qui tend à l'élaboration d'une décision juridictionnelle, mais une mesure d'administration concernant le traitement d'un détenu en milieu carcéral, c’est-à-dire une décision administrative qui affecte le droit de celui-ci d'être traité selon le droit commun. La décision du procureur général d'Etat étant une décision administrative, celle de la commission, saisie sur recours, revêt le même caractère administratif, indépendamment de la question de savoir si l'activité de la commission est à qualifier d'activité juridictionnelle ou non.
Eu égard au caractère administratif des deux décisions attaquées, elles sont susceptibles d'un recours contentieux devant les juridictions de l’ordre administratif.
QUANT A LA COMPETENCE DU TRIBUNAL ADMINISTRATIF EN PARTICULIER Il convient ensuite d'examiner les deux autres moyens d’incompétence soulevés par le délégué du gouvernement, basés sur ce que le tribunal n’aurait pas compétence pour connaître 3 du recours, d’une part, en ce qu’il est dirigé contre la décision de placement prise par le délégué du procureur général d’Etat, au motif qu’un recours spécifique est prévu devant la commission et, d’autre part, en ce qu’il est dirigé contre la décision de la commission, au motif qu’elle constituerait une juridiction administrative dont les décisions ne peuvent être frappées que d’appel devant la Cour administrative.
L'article 2, alinéa 1er de la loi modifiée du 7 novembre 1996 portant organisation des juridictions de l'ordre administratif dispose que le tribunal administratif statue sur les recours dirigés pour incompétence, excès et détournement de pouvoir, violation de la loi ou des formes destinées à protéger les intérêts privés, contre toutes les décisions administratives à l'égard desquelles aucun autre recours n'est admissible d'après les lois et règlements.
L'article 11-1 de la loi modifiée du 26 juillet 1986, précitée, institue contre les décisions de placement en régime cellulaire strict du procureur général d'Etat un recours devant la commission prévue par l'article 12 de la même loi.
Etant donné que la loi prévoit un recours spécifique contre les décisions de cette nature, c'est à bon droit que le délégué du gouvernement conclut à l’incompétence du tribunal administratif pour connaître du recours de M. … en tant qu'il est dirigé contre la décision de placement prise à son encontre par le délégué du procureur général d'Etat le 13 novembre 2001.
L'article 5 de la loi précitée du 7 novembre 1996 prévoit que les décisions rendues par des juridictions administratives autres que le tribunal administratif peuvent être frappées d'appel devant la Cour administrative, sauf disposition contraire de la loi.
Ceci étant, il convient également d’adopter sous ce rapport le raisonnement à la base de l’ordonnance présidentielle précitée du 25 février 2002 et de retenir que le législateur n’a pas considéré la commission comme constituant une juridiction administrative du premier degré et de conclure que le tribunal administratif est compétent pour connaître du recours dirigé contre la décision de la commission du 6 février 2002.
En effet, il se dégage des travaux préparatoires ayant conduit à l'élaboration de la loi précitée du 8 août 2000, ayant entre autres introduit le recours actuellement litigieux, que ses auteurs n’ont pas entendu conférer à la commission la qualité d’un organe juridictionnel.
Cette conclusion s’impose sur base de la constatation que s’il est certes vrai que, sur initiative du Conseil d'Etat, le législateur a renoncé à instituer un recours au fond – initialement projeté - devant le juge administratif contre les décisions rendues en la matière par la commission, il n’en reste pas moins que le législateur n’a pas entendu renoncer au recours en annulation de droit commun lequel n’est pas à adresser à la Cour administrative, mais au tribunal administratif, ce qui démontre que la commission n'a pas été considérée comme une juridiction administrative du premier degré.
Il s’ensuit que le tribunal est compétent pour connaître du recours dans la mesure où il est dirigé contre la décision de la commission du 6 février 2002.
QUANT A LA RECEVABILITE DU RECOURS Le délégué du gouvernement soulève encore l’irrecevabilité du recours, au motif que la décision de placement litigieuse a cessé de produire ses effets le 13 février 2002.
4 Ce moyen n’est cependant pas fondé, étant donné que même si l’annulation de la décision de placement au régime cellulaire strict prise à l’égard du demandeur ne saurait désormais avoir un effet concret, le demandeur garde néanmoins un intérêt à obtenir une décision relativement à la légalité de ladite mesure de la part de la juridiction administrative, puisqu’en vertu d’une jurisprudence constante des tribunaux judiciaires, respectivement la réformation ou l’annulation des décisions administratives individuelles constitue une condition nécessaire pour la mise en œuvre de la responsabilité des pouvoirs publics du chef du préjudice causé aux particuliers par les décisions en question.
Le recours ayant par ailleurs été introduit dans les formes et délai de la loi, il est partant recevable en ce qu’il est dirigé contre la décision précitée de la commission.
QUANT AU FOND Au fond, M. … conclut en premier lieu à l’annulation de la décision attaquée pour violation de la présomption d'innocence telle que consacrée par l'article 6, paragraphe 2 de la Convention européenne des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ci-après dénommée la « Convention ».
Dans ce contexte, il soutient plus particulièrement que l’article 3 du règlement grand-
ducal modifié du 24 mars 1989 concernant l'administration et le régime interne des établissements pénitentiaires, « en ce qu’il prévoit que le placement en régime cellulaire strict est applicable aux détenus réputés dangereux, est contraire à l’article 6 § 2 de la Convention ».
Il ajoute que sa dangerosité ne serait pas établie par son comportement ou par ses antécédents judiciaires, c’est-à-dire par des faits pour lesquels il aurait déjà été condamné, mais que le délégué du procureur général et la commission se seraient basés sur de simples présomptions basées sur des faits pour lesquels il serait présumé innocent.
Ce moyen d’annulation laisse d’être fondé, étant donné que, d’une part, l'article 5, paragraphe 1er, c) de la Convention autorise explicitement la détention préventive et, d’autre part, s’il est vrai que cette détention ne doit pas déguiser une punition anticipative et que la prise de mesures provisoires appropriées est conditionnée par l’existence d’indices qui font craindre que le prévenu abuse de sa liberté pour obscurcir les preuves, à récidiver ou se soustraire à la justice, étant relevé spécialement que ces mesures peuvent consister en des mesures de sécurité strictes lorsque ces dangers sont particulièrement caractérisés, il est erroné de considérer que de telles mesures constituent per se des atteintes à la présomption d'innocence.
En outre, force est de constater qu’en l’espèce, la mesure de mise au régime cellulaire strict de M. … a été prise en considération de sa dangerosité, ceci au regard « de la gravité des faits dont il est inculpé en relation avec l’attaque à main armée sur un fourgon blindé à Lamadelaine en date du 20 juillet 2001 et en prenant en considération le fait qu’il a été trouvé en possession d’un grand nombre d’armes, de munitions et d’explosifs en date du 25 août 2001 » et qu’ainsi elle répond à la gravité du danger que le prévenu ne prête pas son concours à la justice.
5 Le demandeur soutient en outre que le régime cellulaire strict serait contraire à l'article 3 de la Convention qui interdit tout traitement inhumain et dégradant et qu'il serait contraire à l'article 11 de la Constitution qui garantit notamment l'égalité des citoyens devant la loi.
Il fait encore valoir qu'il aurait été mis en détention préventive le 7 novembre 2001 et que le régime strict lui a été appliqué dès le 13 novembre 2001, mais qu’en dehors du premier interrogatoire d’inculpation, il n'aurait plus comparu devant le juge d'instruction jusqu’au mois d’avril, tel que son mandataire l’a précisé oralement lors des plaidoiries, et il estime que cela témoignerait d'une manière détournée pour arriver à mettre un détenu au secret pendant une période plus longue que la période légalement admissible de 10 jours, renouvelable une fois.
Enfin, il ajoute que ledit détournement serait encore confirmé par le fait que, contrairement à l’article 3 de la « Haftregelung und Betreuung eines Insassen der E-
Abteilung », il n’aurait pas pu participer à une « promenade commune dans la cour d’une durée d’une heure », mais que, malgré le défaut de circonstances exceptionnelles et d’une décision spéciale du directeur du Centre pénitentiaire de Schrassig, il aurait dû faire sa promenade quotidienne dans un préau individuel.
Ledit moyen d’annulation n’est également pas justifié, étant donné que le placement des détenus en quartiers de sécurité renforcée ne laisse pas présumer que les dispositions autorisant de ce faire permettent d'infliger à quelque détenu que ce soit des traitements inhumains ou dégradants (cf. arrêt du Conseil d’Etat belge du 16 mai 1993 in Revue trimestrielle des droits de l'homme 1994, n° 20, p. 587).
Par ailleurs, ni le fait que suite à son premier interrogatoire, M. … n’a pas été appelé à comparaître devant le juge d'instruction jusqu’au mois d’avril, ni encore le fait qu’il n’aurait pas pu participer à une promenade quotidienne « commune » ne sont de nature à établir un détournement de procédure ou à affecter le bien-fondé de la décision prise par la commission qui n'a eu à connaître que de la dangerosité du prévenu et non de la durée de sa détention ou de la conduite de l'instruction, problèmes qui relèvent des juridictions appelées à connaître de la question du principe de la détention et de son corollaire, la mise en liberté provisoire, voire encore des modalités d’exécution de la mesure de placement litigieuse.
Finalement, la mesure n’est pas contraire à l'égalité des citoyens, consacrée par l'article 10 bis de la Constitution, puisqu'elle n'établit pas de distinction non justifiée entre la situation de citoyens se trouvant dans une situation objectivement comparable.
Il suit des considérations qui précèdent que les moyens d’annulation soulevés par le demandeur laissent d’être fondés et que le demandeur doit être débouté de son recours.
Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant à l’égard de toutes les parties ;
se déclare incompétent pour connaître du recours en ce qu’il est dirigé contre la décision du délégué du procureur général d'Etat du 13 novembre 2001 ;
6 reçoit le recours en la forme pour le surplus ;
au fond, le déclare non justifié, partant le rejette;
condamne le demandeur aux frais.
Ainsi jugé par:
M. Schockweiler, vice-président M. Campill, premier juge Mme. Lamesch, juge et lu à l’audience publique du 10 juillet 2002 par le vice-président, en présence de M.
Legille, greffier.
s. Legille s. Schockweiler