Tribunal administratif N° 14133 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 6 novembre 2001 Audience publique du 5 juin 2002
===========================
Recours formé par Madame … et consorts contre une décision implicite de rejet du directeur de l’administration des Contributions directes en présence de Madame … en matière de remise gracieuse
----------------
JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 14133 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif en date du 6 novembre 2001 par Maître … RODESCH, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, aux noms de 1) Madame …, …, demeurant à L-…, 2) Madame …, épouse …, …, demeurant à L-… et 3) Monsieur …, employé privé, demeurant à L-…, tendant à la réformation sinon à l’annulation d’une décision implicite de rejet du directeur de l’administration des Contributions directes par l’effet de son silence de plus de six mois suite à l’introduction d’une demande de remise gracieuse formulée par les demandeurs le 16 mars 2000 ;
Vu l’exploit de l’huissier de justice Pierre KREMMER, demeurant à Luxembourg, du 6 novembre 2001 portant signification de ce recours à Madame …, sans état particulier, demeurant à L-…;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 7 mars 2002 ;
Vu le mémoire en réplique déposé au greffe du tribunal administratif le 28 mars 2002 au nom des demandeurs ;
Vu le mémoire en réponse déposé au greffe du tribunal administratif le 16 avril 2002 par Maître Véronique HOFFELD, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Madame …, préqualifiée, lequel mémoire a été signifié en date du 5 avril 2002 aux demandeurs ;
Vu les pièces versées en cause ;
Ouï le juge-rapporteur en son rapport, Maîtres … RODESCH, et Véronique HOFFELD, ainsi que Monsieur le délégué du gouvernement Jean-Marie KLEIN en leurs plaidoiries respectives.
------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Le 16 mars 2000, Madame …, veuve divorcée de feu …, ainsi que ses enfants, Madame …, épouse …, et Monsieur …, agissant en leur qualité d’héritiers légaux de leur père, se sont adressés au directeur de l’administration des Contributions directes, ci-après dénommé le « directeur », pour solliciter une remise gracieuse au sens du paragraphe 131 de la loi générale des impôts, ci-après dénommée « AO » tendant à se voir remettre les intérêts de retard accrus sur l’impôt redû au titre des années 1979 à 1992.
En l’absence d’une décision directoriale à la suite de ladite demande de remise gracieuse, les consorts … ont introduit le 6 novembre 2001 un recours tendant principalement à la réformation et subsidiairement à l’annulation de la décision implicite de refus du directeur découlant de son silence de plus de six mois suite à la demande du 16 mars 2000.
Les demandeurs font exposer que suite au divorce prononcé le 31 mai 1990, Madame … est en indivision dans le cadre de la liquidation de la communauté ayant existé entre elle et Monsieur…, lequel est décédé le … et que ce dernier aurait institué par testament – faisant l’objet d’une contestation devant les juridictions de l’ordre judiciaire - Madame … comme légataire universel. Les demandeurs précisent encore qu’ils auraient appris que feu … … est resté redevable d’« un montant important d’arriérés d’impôts s’élevant avant son règlement en date du 8 mai 2001 à LUF 10.030.275.- » et que cette dette serait composée « en majeure partie d’intérêts de retard qui se sont accumulés pendant les dernières vingt années, d’une part en raison des agissements frauduleux de la part du sieur … …, et de l’autre part en raison de la passivité de l’Administration de procéder au recouvrement des impôts en temps utiles ».
Ils ajoutent que durant l’instance de divorce, feu … … aurait « mis tout en œuvre afin de préjudicier aux droits de la dame … et de diminuer la part revenant à celle-ci sur les biens de la communauté » et « qu’il a ainsi, et à l’insu de la dame … …, accumulé le passif de la communauté en contractant frauduleusement des prêts bancaires et en ne s’acquittant point des impôts qu’il redevait à l’Administration, alors même que, et contrairement à la dame …, il disposait de moyens financiers suffisants pour ce faire », raison pour laquelle le tribunal d’arrondissement de Luxembourg aurait déclaré, par jugement du 11 mai 1999, les intérêts de retard redus sur les arriérés d’impôts communs après la permission de citer du 3 mai 1989 nuls par rapport à Madame … et que seuls les impôts en tant que tels feraient partie du passif commun.
Sur ce, les demandeurs se plaignent de ce que l’administration n’aurait pas entrepris les diligences nécessaires pour obtenir le recouvrement de la dette fiscale auprès de feu … ….
Dans ce contexte, ils soutiennent que l’administration n’aurait procédé que « seulement en 1990 au recouvrement forcé des impôts qui s’élevaient à ce moment-là à un montant de 5.838.007,- LUF » et qu’elle n’aurait pas entrepris les démarches nécessaires pour obtenir la validation d’une saisie pratiquée, mais se serait limitée « à décerner un nombre important de contraintes à l’égard de la dame … sur base desquelles plusieurs saisies-exécutions ont été pratiquées chez cette dernière », mesures qui se seraient révélées « complètement dérisoires, injustifiées et disproportionnées par rapport au but recherché par l’Administration », étant donné que « la dette poursuivie voire une partie de la dette a été mise à la charge exclusive du sieur … … suivant le jugement du 11 mai 1999 ».
Ils font encore valoir qu’à l’époque, Madame … aurait été « dépourvue de toutes ressources alors que son ex-mari se soustrairait continuellement, par l’exercice de toutes voies de recours imaginables et inimaginables, au versement des pensions alimentaires », alors qu’il aurait été « de notoriété publique que le sieur … …, qui avait acquis en 1989 une maison de grand standing à ,,, pour un montant de 5.950.000,- LUF et conduisait plusieurs voitures de luxe, était « in bonis » et certainement en mesure d’apurer la dette fiscale litigieuse ».
Ensuite, ils exposent que « les mesures d’exécution que l’Administration a prises à l’encontre de la dame … n’ont pas eu le moindre résultat, mais n’ont entraîné que des conséquences physiques et psychiques sur l’état de la santé de celle-ci qui est gravement cardiaque ».
En droit, les demandeurs, se basant sur les délais et effets de la procédure d’imposition et le prétendu défaut de diligences de l’administration, estiment que la procédure de recouvrement serait inéquitable et ils demandent qu’une remise gracieuse leur soit accordée.
Enfin, ils soutiennent que l’« Administration » aurait violé les principes de légalité et de proportionnalité, dans la mesure « où elle n’a pas procédé dans un délai raisonnable au recouvrement des impôts redus par le sieur … et de la façon dont la loi entend que ce recouvrement soit pratiqué » et dans celle où « les mesures prises par les Pouvoirs Publiques et en particulier par l’Administration, doivent être à la mesure de l’objet poursuivi, et adaptées au but poursuivi ».
QUANT A LA RECEVABILITE DES DEUX MEMOIRES EN REPONSE AINSI QUE DE LA REPLIQUE DES DEMANDEURS AU REGARD DES DELAIS LEGALEMENT IMPARTIS POUR LEUR PRODUCTION Lors des plaidoiries, le tribunal a invité les parties à prendre position par rapport à la question de savoir si les deux mémoires en réponse et, le cas échéant, celui en réplique pouvaient être pris en considération eu égard aux délais émargés sous peine de forclusion par l’article 5 de la loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives.
Faisant suite à ladite question, les mandataires des parties demanderesses et de la partie défenderesse, de même que le délégué du gouvernement ont déclaré se rapporter à la sagesse du tribunal.
L’article 5 de la loi précitée du 21 juin 1999 prévoit en ses paragraphes (1) et (6) que « (1) Sans préjudice de la faculté, pour l’Etat, de se faire représenter par un délégué, le défendeur et le tiers intéressé sont tenus de constituer avocat et de fournir leur réponse dans le délai de trois mois à dater de la signification de la requête introductive. (…) (6) Les délais prévus aux paragraphes 1 et 5 sont prévus à peine de forclusion. Ils ne sont pas susceptibles d’augmentation en raison de la distance. Ils sont suspendus entre le 16 juillet et le 15 septembre ».
Il convient encore de relever qu’aucune prorogation de délai n’a été demandée au président du tribunal conformément à l’article 5 paragraphe (7) de la susdite loi du 21 juin 1999 ni, par la force des choses, accordée par ce dernier.
Dans la mesure où la requête introductive d’instance a été déposée au greffe du tribunal administratif le 6 novembre 2001 et qu’au vœu de l’article 4 (3) de la loi du 21 juin 1999, précitée, ledit dépôt vaut signification à l’Etat, étant relevé par ailleurs que ce dernier a reçu communication effective du recours par courrier du greffe en date dudit 6 novembre 2001, le mémoire en réponse du délégué du gouvernement aurait dû être déposé au greffe du tribunal au plus tard le 6 février 2002.
Or, force est de constater que le dépôt dudit mémoire n’est intervenu que le 7 mars 2002, de sorte que le délai de trois mois légalement prévu à peine de forclusion n’a pas été respecté et le tribunal est dans l’obligation d’écarter le mémoire en réponse du délégué du gouvernement.
Il doit en être de même pour ce qui est du mémoire en réponse de Madame …, laquelle a été informée par signification par exploit d’huissier du recours sous examen en date du 6 novembre 2001, alors que sa réponse n’a été déposée qu’en date du 16 avril 2002.
Enfin, le mémoire du délégué du gouvernement ayant été écarté, le même sort frappe le mémoire en réplique des parties demanderesses, lequel ne constitue qu’une réponse à la prise de position fournie par le gouvernement.
Ceci dit, malgré le fait que ni l’Etat ni Madame … n’ont fait déposer de mémoire en réponse dans le délai légal, l’affaire est néanmoins réputée jugée contradictoirement à leur encontre, en vertu de l’article 6 de la loi précitée du 21 juin 1999.
QUANT A LA COMPETENCE DU TRIBUNAL ET A LA RECEVABILITE DU RECOURS Etant donné que le paragraphe 131 AO prévoit en la matière un recours de pleine juridiction, le recours principal en réformation est recevable pour avoir été par ailleurs introduit dans les formes et délai de la loi. - Il s’ensuit que le recours subsidiaire en annulation est irrecevable. En effet, l’article 2 (1) de la loi modifiée du 7 novembre 1996 portant organisation des juridictions de l’ordre administratif, dispose qu’un recours en annulation n’est recevable qu’à l’égard des décisions non susceptibles d’un autre recours d’après les lois et règlements, de sorte que l’existence d’une possibilité d’un recours en réformation contre une décision rend irrecevable l’exercice d’un recours en annulation contre la même décision.
QUANT AU FOND Au vœu du paragraphe 131 AO, une remise gracieuse se conçoit « dans la mesure où la perception d’un impôt dont la légalité n’est pas contestée entraînerait une rigueur incompatible avec l’équité, soit objectivement selon la matière, soit subjectivement dans la personne du contribuable ».
Une remise gracieuse n’est envisageable que si, soit objectivement ratione materiae, soit subjectivement ratione personae dans le chef du contribuable concerné, la perception de l’impôt apparaît comme constituant une rigueur incompatible avec le principe d’équité (trib.
adm. 5 mars 1997, n° 9220 du rôle, Pas. adm. 2001, V° Impôts, V. Remise gracieuse, n° 177 et autres références y citées). Dans ce cas, la décision sur l’existence d’une rigueur objective doit tendre à aboutir à la solution que le législateur aurait prise s’il avait eu à réglementer la situation sous examen. Il n’en demeure pas moins qu’une demande de remise gracieuse s’analyse également et exclusivement en une pétition du contribuable d’être libéré, sur base de considérations tirées de l’équité, de l’obligation de régler une certaine dette fiscale et ne comporte ainsi aucune contestation de la légalité de la fixation de cette même dette (trib. adm.
21 juillet 1999, n° 11180 du rôle, Pas. adm. 2001, V° Impôts, V. Remise gracieuse, n° 175 et autre référence y citée) voire une contestation de la légalité de la procédure de recouvrement.
Il se dégage en premier lieu des considérations qui précèdent que les moyens et arguments fondés sur une prétendue violation des principes de légalité et de proportionnalité par l’administration doivent être écartés. En effet, le paragraphe 131 AO ne permet pas de remettre en cause la légalité de la procédure de recouvrement, cette dernière étant soumise à d’autres voies de recours.
Pour le surplus, il convient de distinguer en ce que le recours sous examen et la demande en remise gracieuse litigieuse émanent de l’épouse divorcée de feu … …, d’une part, et des consorts…, déclarant agir en tant qu’héritiers de leur père, d’autre part.
QUANT A LA DEMANDE EN REMISE GRACIEUSE DE MME … La demande de Madame … tendant à se voir remettre par la voie gracieuse les intérêts de retard redus au titre des années d’imposition 1979 à 1992 contient en premier lieu une argumentation basée sur la prétendue rigueur tirée de ce que l’autorité compétente pour procéder au recouvrement forcé des créances d’impôt aurait pêché par un manque d’efficacité dans ses actions à l’encontre de feu … … et son obstination vis-à-vis de son épouse divorcée.
Or, cette argumentation doit être écartée, étant donné que Madame …, qui est redevable des impôts sur lesquels se greffent les intérêts de retard dont elle sollicite la remise gracieuse à titre de codébiteur de son époux divorcé, se méprend en ce qu’elle soutient que l’inefficacité ou la lenteur administrative, à les supposer établies, seraient la cause directe d’une mise en compte d’intérêts de retard, alors que la mise en compte d’intérêts de retards n’est rien d’autre que la sanction, légalement prévue, du défaut d’exécution spontanée par les contribuables de leur obligation de paiement. Par ailleurs, s’il est compréhensible, eu égard aux circonstances de la cause, que le recours au recouvrement forcé des dettes d’impôt à l’encontre de Madame … ait paru sévère à cette dernière, il n’en reste pas moins que l’exécution forcée, en tant que telle, ne saurait pas non plus justifier une demande de remise gracieuse, étant donné qu’elle a expressément été prévue par le législateur.
Cependant, la demande de Madame … est justifiée par une rigueur incompatible avec le principe d’équité en ce qu’il est constant en cause que, d’une part, pendant le mariage des époux …, les intérêts de retard se sont accumulés essentiellement par le comportement délibérément frauduleux de feu … …, ce dernier ayant été le seul des époux qui avait des revenus et la signature sur les comptes et que tout porte à croire qu’il a volontairement laissé son épouse dans l’ignorance de la situation financière exacte de la communauté, ceci dans une optique de préjudicier à ses droits dans la communauté et, d’autre part, suite à l’introduction de la procédure de divorce, Madame … ne disposait pas de moyens personnels suffisants pour apurer la dette fiscale et ainsi pour éviter l’accroissement des intérêts de retard, alors que son ex-mari s’est obstiné à ne pas procéder au règlement de la dette fiscale et qu’il a usé de toutes les voies de droit possibles pour éviter l’exécution forcée à son égard.
Sur base des considérations qui précèdent, il y a lieu d’accorder à Madame … une remise gracieuse totale des intérêts de retard qui se sont accumulés sur la dette d’impôt relativement aux années d’imposition collective avec feu … ….
QUANT A LA DEMANDE EN REMISE GRACIEUSE DES HERITIERS DE FEU … … Le recours des héritiers est à rejeter pour manquer de fondement, étant donné que les héritiers de feu … … omettent de faire état d’un quelconque moyen justifiant la réformation de la décision directoriale implicite de rejet de leur demande de remise gracieuse. En effet, force est de constater que le recours ne renseigne sur l’existence d’un quelconque élément de nature à faire admettre une rigueur objective ou subjective dans leur chef.
QUANT A LA SIGNIFICATION DU RECOURS A MME … En ce qui concerne la signification du recours à Madame …, les frais y relatifs restent en tout état de cause à charge des demandeurs pour être frustratoires, étant donné que bien qu’ayant été désignée comme légataire universel de feu … …, elle n’est cependant pas à considérer comme tiers intéressé par rapport à la décision relativement au bien fondé ou mal fondé de la demande en remise gracieuse des demandeurs.
Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant à l’égard de toutes les parties ;
écarte les deux mémoires en réponse et le mémoire en réplique tardivement fournis ;
reçoit le recours en réformation en la forme ;
au fond le déclare partiellement justifié ;
partant, par réformation de la décision directoriale implicite de rejet, accorde à Madame … une remise gracieuse totale des intérêts de retard qui se sont accumulés sur la dette d’impôt relativement aux années d’imposition collective avec feu … … ;
pour le surplus, déclare le recours en réformation non fondé ;
déclare le recours subsidiaire en annulation irrecevable ;
renvoie le dossier pour prosécution de cause au directeur de l’administration des Contributions directes ;
fait masse des frais et les impose par moitié aux demandeurs et à l’Etat, à l’exception des frais de la signification du recours à Madame …, ces frais restant intégralement à charge des demandeurs pour être frustratoires.
Ainsi jugé par:
M. Schockweiler, vice-président M. Campill, premier juge Mme Lamesch, juge et lu à l’audience publique du 5 juin 2002, par le vice-président, en présence de M. Legille, greffier.
s. Legille s. Schockweiler 7