Numéro 14194 du rôle Tribunal administratif du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 16 novembre 2001 Audience publique du 3 juin 2002 Recours formé par les époux … et … …-…, … contre deux décisions du ministre de la Justice en matière de statut de réfugié politique
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JUGEMENT
Vu la requête, inscrite sous le numéro 14194 du rôle, déposée le 16 novembre 2001 au greffe du tribunal administratif par Maître Louis TINTI, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le…, et de son épouse, Madame …, née le…, agissant tant en leur nom personnel qu’en nom et pour compte de leurs enfants mineurs … et … …, tous de nationalité yougoslave, demeurant actuellement ensemble à L-…, tendant à la réformation d’une décision du ministre de la Justice du 28 août 2001, ainsi que d’une décision confirmative du même ministre du 12 octobre 2001, portant toutes les deux rejet de leur demande en reconnaissance du statut de réfugié politique comme n’étant pas fondée;
Vu le mémoire en réponse du délégué du Gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 13 février 2002;
Vu les pièces versées en cause et notamment les décisions entreprises;
Ouï le juge-rapporteur en son rapport, ainsi que Maître Louis TINTI et Monsieur le délégué du Gouvernement Gilles ROTH en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 15 avril 2002.
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Le 26 avril 1999, Madame …, agissant tant en son nom personnel qu’en nom et pour compte de ses enfants mineurs … et …, introduisit auprès du service compétent du ministère de la Justice une demande en reconnaissance du statut de réfugié politique au sens de la Convention de Genève du 28 juillet 1951, relative au statut des réfugiés, approuvée par une loi du 20 mai 1953, et du Protocole relatif au statut des réfugiés, fait à New-York, le 31 janvier 1967, approuvé par règlement grand-ducal du 6 janvier 1971, l’ensemble de ces dispositions étant ci-après dénommé « la Convention de Genève ».
En date du même jour, elle fut entendue par un agent du service de police judiciaire, section police des étrangers et des jeux, de la gendarmerie grand-ducale sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg et sur son identité.
Le 8 novembre 1999, son époux, Monsieur … présenta une demande tendant aux mêmes fins et fut également entendu le même jour par un agent du service de police judiciaire, section police des étrangers et des jeux, de la gendarmerie grand-ducale sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg et sur son identité.
Madame … fut entendue en date du 6 octobre 1999 par un agent du ministère de la Justice sur les motifs à la base de sa demande d’asile, tandis que l’audition correspondante de Monsieur … eut lieu le 16 novembre 1999.
Le ministre de la Justice informa les époux …-… par décision du 28 août 2001, leur notifiée en date du 5 septembre 2001, de ce que leur demande avait été rejetée au motif qu’ils n’allégueraient aucune crainte raisonnable de persécution susceptible de rendre leur vie intolérable dans leur pays, de sorte qu’aucune crainte justifiée de persécution en raison d’opinions politiques, de la race, de la religion, de la nationalité ou de l’appartenance à un certain groupe social ne serait établie dans leur chef.
Le recours gracieux introduit par les époux …-… suivant courrier de leur mandataire du 4 octobre 2001 s’étant soldé par une décision confirmative du même ministre du 12 octobre 2001, ils ont fait introduire un recours en réformation à l’encontre des deux décisions ministérielles des 28 août et 12 octobre 2001 par requête déposée le 16 novembre 2001.
L’article 12 de la loi modifiée du 3 avril 1996 portant création 1. d’une procédure relative à l’examen d’une demande d’asile, 2. d’un régime de protection temporaire, instaurant un recours au fond en matière de demandes d’asile déclarées non fondées, le tribunal est compétent pour connaître du recours en réformation qui est recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
A l’appui de leur recours, les demandeurs, originaires de Serbie et de confession musulmane, reprochent au ministre d’avoir fait une appréciation erronée des faits et d’avoir conclu à tort à l’absence d’une crainte justifiée de persécution au sens de la Convention de Genève dans leur chef et ils affirment qu’une appréciation plus juste des éléments en cause aurait dû le conduire à leur reconnaître le bénéfice du statut de réfugié. Ils font exposer que Monsieur … aurait quitté son pays d’origine suite à sa désertion de l’armée yougoslave durant son service militaire en raison du risque d’un transfert au Kosovo et de son refus de tuer des innocents et de s’associer à des actions militaires condamnées par la communauté internationale. Ils font valoir que cet acte de désertion de Monsieur … devrait être considéré comme fondant une crainte justifiée de persécution, vu qu’il aurait été dicté par des raisons politiques ou de conscience et qu’il serait perçu par les autorités comme un acte d’opposition contre le pouvoir en place. Les demandeurs soutiennent que la désertion de Monsieur … risquerait d’être sévèrement sanctionnée par une condamnation pénale d’une sévérité sans doute disproportionnée et discriminatoire au vu de sa confession musulmane et que, même en l’absence de sanction disproportionnée, le fait que son attitude a été dictée par des raisons de conscience valables devrait conduire à le faire bénéficier du statut de réfugié. Les demandeurs renvoient aux problèmes de coexistence entre les communautés musulmane et orthodoxe et plus particulièrement aux menaces anonymes leur adressées.
Le délégué du Gouvernement soutient que le ministre aurait fait une saine appréciation de la situation des demandeurs et que le recours sous analyse laisserait d’être fondé.
Aux termes de l’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève, le terme « réfugié » s’applique à toute personne qui « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion et de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner ».
La reconnaissance du statut de réfugié n’est pas uniquement conditionnée par la situation générale du pays d’origine mais aussi et surtout par la situation particulière du demandeur d’asile qui doit établir, concrètement, que sa situation subjective spécifique a été telle qu’elle laissait supposer un danger sérieux pour sa personne. Dans ce contexte, il convient encore de préciser que le tribunal est appelé, dans le cadre d'un recours en réformation, à apprécier le bien-fondé et l'opportunité d'une décision entreprise en tenant compte de la situation existant au moment où il statue (cf. trib. adm. 1er octobre 1997, n° 9699, Pas. adm. 2001, v° Recours en réformation, n° 11, p. 407).
Dans le cadre de l’évaluation de la situation personnelle du demandeur d’asile, l’examen fait par le tribunal ne se limite pas à la pertinence des faits allégués, mais il apprécie également la valeur des éléments de preuve et la crédibilité des déclarations du demandeur. Il appartient au demandeur d’asile d’établir avec la précision requise qu’il remplit les conditions prévues pour obtenir le statut de réfugié politique (Cour adm. 5 avril 2001, n° 12801C du rôle, non encore publié).
En l’espèce, l’examen des déclarations faites par les demandeurs lors de leurs auditions respectives, telles que celles-ci ont été relatées dans les deux comptes rendus figurant au dossier, ensemble les moyens et arguments apportés au cours des procédures gracieuse et contentieuse et les pièces produites en cause, amène le tribunal à conclure que les demandeurs restent en défaut de faire état et d’établir à suffisance de droit des raisons personnelles de nature à justifier dans leur chef une crainte actuelle justifiée de persécution du fait de leur race, de leur religion, de leur nationalité, de leur appartenance à un certain groupe social ou de leurs convictions politiques ainsi que le prévoit l’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève.
En effet, concernant le motif de persécution des demandeurs tiré de la désertion de Monsieur …, il convient de rappeler que l’insoumission ou la désertion ne sont pas, en elles-
mêmes, des motifs justifiant la reconnaissance du statut de réfugié, puisqu’elles ne sauraient, à elles seules, fonder dans le chef des demandeurs, une crainte justifiée d’être persécutés dans leur pays d’origine du fait de leur race, de leur religion, de leur nationalité, de leur appartenance à un certain groupe social ou de leurs opinions politiques ainsi que le prévoit l’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève.
En outre, il ne ressort pas à suffisance de droit des éléments du dossier que Monsieur … risque de devoir participer à des actions militaires contraires à des raisons de conscience valables ou que des traitements discriminatoires, en raison de son appartenance ethnique et de sa religion, risquaient ou risquent de lui être infligés ou encore que la condamnation qu’il risque d’encourir en raison de son insoumission serait disproportionnée par rapport à la gravité d’une telle infraction ou que la condamnation éventuelle soit prononcée pour une des causes visées par la Convention de Genève. Concernant ce dernier point, il convient encore d’ajouter que si des condamnations à des peines d’emprisonnement de plusieurs années ont été prononcées dans le passé à l’égard de déserteurs et d’insoumis, les demandeurs n’établissent pas, au vu de l’évolution de la situation actuelle en Yougoslavie et plus particulièrement de la loi d’amnistie votée par les deux chambres du Parlement de la République Fédérale Yougoslave visant les déserteurs et insoumis de l’armée fédérale, tout en incluant expressément l’hypothèse de ceux ayant quitté le pays pour se soustraire à leurs obligations militaires, que des poursuites pénales sont encore susceptibles d’être entamées et, surtout, que des jugements prononcés sont encore exécutés effectivement.
Il y a par ailleurs lieu de relever dans ce contexte que le Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés a exprimé l’avis que les termes de la loi d’amnistie témoignent de la volonté des autorités yougoslaves de mettre en place une amnistie effective et n’a pas eu connaissance de cas d’insoumis ou de déserteurs n’ayant pas reçu de nouvel appel après le 7 octobre 2000 qui n’auraient pas pu bénéficier de cette loi (cf. Cour adm. 16 octobre 2001, n° 13853C du rôle, non encore publié).
Concernant l’appartenance religieuse des demandeurs, il y a lieu de retenir que, s’il est vrai que la situation générale de minorités religieuses est difficile et qu’elles sont particulièrement exposées à subir des insultes, voire d’autres discriminations ou agressions par des groupes de la population ou d’autorités publiques, elle n’est cependant pas telle que tout membre d’une minorité religieuse serait de ce seul fait exposé à des persécutions au sens de la Convention de Genève, et il incombe au demandeur d’asile de prouver que, considéré individuellement et concrètement, il risque de subir actuellement des traitements discriminatoires en raison de sa confession. Il y a lieu d’ajouter dans ce contexte, qu’une situation de conflit interne violent ou généralisé ne peut, à elle seule, justifier la reconnaissance de la qualité de réfugié, étant donné que la crainte de persécution, outre de devoir toujours être fondée sur l’un des motifs de l’article 1er, section A, 2 de la Convention de Genève, doit avoir un caractère personnalisé. S’y ajoute que les demandeurs n’allèguent pas que les persécutions et menaces auxquels ils se réfèrent émanent exclusivement des autorités publiques, mais plutôt de groupes de la population, plus spécialement de leur voisinage. Or, la notion de protection de la part du pays d’origine de ses habitants contre des agissements de groupes de la population n’implique pas une sécurité physique absolue des habitants contre la commission de tout acte de violence, et une persécution ne saurait être admise dès la commission matérielle d’un acte criminel. En effet, il y a lieu de prendre en compte une persécution commise par des tiers uniquement en cas de défaut de protection dont l’existence doit être mise suffisamment en évidence par le demandeur d’asile (cf. Jean-Yves Carlier : Qu’est-ce-qu’un réfugié ?, Bruylant, 1998, p. 113, nos 73-s).
En l’espèce, les demandeurs se réfèrent d’une manière générale aux persécutions dont ferait l’objet la minorité dont ils font partie, sans qu’ils n’aient établi un état de persécution personnelle vécue ou une crainte qui serait telle que la vie leur serait, à raison, intolérable dans leur pays d’origine, respectivement sont insuffisantes pour établir que les nouvelles autorités en Yougoslavie ne seraient pas capables d’assurer un niveau de protection suffisant aux habitants de la Yougoslavie ou tolèrent voire encouragent des agressions notamment à l’encontre des musulmans.
Dans ce contexte, il convient de rappeler qu’en la présente matière, saisie d’un recours en réformation, la juridiction administrative est appelée à examiner le bien-fondé et l’opportunité des décisions querellées à la lumière de la situation telle qu’elle se présente à l’heure actuelle dans le pays de provenance des demandeurs et non pas uniquement eu égard à la situation telle qu’elle existait à l’époque de leur départ et de mettre en lumière qu’il est indéniable que depuis le départ des demandeurs, la situation politique en Yougoslavie s’est considérablement modifiée, qu’un processus de démocratisation est en cours et que les demandeurs n’ont pas fait état d’une raison suffisante justifiant à l’heure actuelle qu’ils ne puissent pas utilement se réclamer de la protection des nouvelles autorités.
Il résulte des développements qui précèdent que les demandeurs restent en défaut d’établir une persécution ou un risque de persécution au sens de la Convention de Genève dans leur pays de provenance, de manière que c’est à bon droit que le ministre leur a refusé la reconnaissance du statut de réfugié politique.
PAR CES MOTIFS Le tribunal administratif, première chambre, statuant contradictoirement, reçoit le recours en réformation en la forme, au fond, le déclare non justifié et en déboute, condamne les demandeurs aux frais.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 3 juin 2002 par:
Mme LENERT, premier juge, M. SCHROEDER, juge, M. SPIELMANN, juge en présence de M. SCHMIT, greffier en chef.
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