Tribunal administratif N° 14162 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 12 novembre 2001 Audience publique du 16 mai 2002
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Recours formé par Monsieur … et son épouse, Madame …, et consorts, … contre deux décisions du ministre de la Justice en matière de statut de réfugié politique
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro du rôle 14162 et déposée au greffe du tribunal administratif le 12 novembre 2001 par Maître Jos STOFFEL, avocat à la Cour, assisté de Maître Stéphanie GUERISSE, avocat, tous les deux inscrits au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à Bijelo Polje (Monténégro/Yougoslavie), et de son épouse, Madame …, née le … à Bijelo Polje, agissant tant en leur nom propre qu’en celui de leurs enfants …, tous de nationalité yougoslave, demeurant actuellement ensemble à L-…, tendant à la réformation sinon à l’annulation d’une décision du ministre de la Justice du 20 août 2001, notifiée le 5 septembre 2001, par laquelle il n’a pas été fait droit à leur demande en reconnaissance du statut de réfugié politique, ainsi que d’une décision confirmative sur recours gracieux prise par le prédit ministre en date du 12 octobre 2001;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 5 février 2002;
Vu les pièces versées en cause et notamment les décisions critiquées;
Ouï le juge-rapporteur en son rapport, ainsi que Monsieur le délégué du gouvernement Gilles ROTH en ses plaidoiries.
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En date du 25 mai 1999, Monsieur …, et son épouse, Madame …, agissant tant en leur nom propre qu’en celui de leurs enfants …, introduisirent oralement auprès du service compétent du ministère de la Justice une demande en reconnaissance du statut de réfugié politique au sens de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, approuvée par une loi du 20 mai 1953, et du Protocole relatif au statut des réfugiés, fait à New York, le 31 janvier 1967, approuvé par règlement grand-ducal du 6 janvier 1971, l’ensemble de ces dispositions étant ci-après dénommé « la Convention de Genève ».
Les époux …-… furent entendus le même jour par un agent du service de police judiciaire, section police des étrangers et des jeux, de la gendarmerie grand-ducale, sur leur identité et l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.
Ils furent en outre entendus séparément en date du 4 octobre 1999 par un agent du ministère de la Justice sur les motifs à la base de leur demande d’asile.
Par décision du 20 août 2001, notifiée le 5 septembre 2001, le ministre de la Justice les informa de ce que leur demande avait été rejetée. Ladite décision est motivée comme suit: « Il résulte de vos déclarations, Monsieur, que vous avez déserté de l’armée le 25 mai 1992, car vous n’auriez plus voulu participer à la guerre de Bosnie. Vous auriez reçu plusieurs appels pour faire la réserve auxquels vous n’auriez pas donné suite, le dernier datant du 15 mai 1999. Les mêmes raisons que pour la guerre de Bosnie auraient motivé votre refus de rejoindre l’armée en 1999. Vous pensez que le tribunal militaire vous attendrait. Des membres de l’armée seraient venus pour vous emmener à l’armée, mais vous auriez réussi à fuir. Vous auriez par ailleurs été maltraité verbalement par la police. Vous insistez également sur des différences de traitement par rapport aux orthodoxes. Votre peur de l’armée et du tribunal militaire serait motivée par votre religion sans que vous ne fournissiez d’autres indications. Enfin, vous relevez être membre du parti SDA, mais sans avoir revêtu de fonction précise.
Madame, vous exposez que vous auriez suivi votre époux qui serait recherché par la police militaire. Votre peur du tribunal militaire s’expliquerait par le fait que votre mari serait recherché par la police. Enfin, vous admettez ne pas être membre d’un parti politique et ne pas avoir été personnellement persécutée.
Il y a d’abord lieu de relever que la reconnaissance du statut de réfugié n’est pas uniquement conditionnée par la situation générale du pays d’origine, mais aussi, et surtout par la situation particulière du demandeur d’asile qui doit établir, concrètement, que sa situation individuelle est telle qu’elle laisse supposer une crainte justifiée de persécutions au sens de la Convention de Genève.
Monsieur, l’insoumission n’est pas suffisante pour constituer une crainte justifiée de persécution. De même, la seule crainte de peines du chef d’insoumission ne constitue pas un motif justifiant la reconnaissance du statut de réfugié puisqu’elle ne saurait, à elle seule, fonder une crainte de persécution au sens de la prédite Convention. En outre, il n’est pas établi que l’appartenance à la réserve de l’armée imposerait à l’heure actuelle la participation à des opérations militaires que des raisons de conscience valables justifieraient de refuser. Enfin, rappelons qu’une loi d’amnistie a été adoptée par le Parlement de la République fédérale yougoslave au mois de février 2001.
Les insultes et les différences de traitement que vous invoquez, même à supposer ces faits établis, ne sont pas de nature à fonder une crainte justifiée de persécution pour un des motifs retenus à la Convention de Genève.
Madame, vos motifs s’analysent plutôt en un sentiment général d’insécurité qu’en une crainte de persécution. Or, un sentiment général d’insécurité ne constitue pas une crainte justifiée de persécution au sens de la Convention de Genève.
Enfin, il ne faut pas oublier que le régime politique en Yougoslavie vient de changer au mois d’octobre 2000 avec la venue au pouvoir d’un président élu démocratiquement. Un nouveau gouvernement a été mis en place en novembre 2000 sans la participation des partisans de l’ancien régime. La Yougoslavie retrouve actuellement sa place dans la communauté internationale ce qui se traduit notamment par son adhésion à l’ONU et à l’OSCE.
Par conséquent, vous n’alléguez aucune crainte raisonnable de persécution susceptible de rendre votre vie intolérable dans votre pays. Ainsi, une crainte justifiée de persécution en raison d’opinions politiques, de la race, de la religion, de la nationalité ou de l’appartenance à un groupe social n’est pas établie.
Vos demandes en obtention du statut de réfugié sont dès lors refusées comme non fondées au sens de l’article 11 de la loi du 3 avril 1996 portant création 1) d’une procédure relative à l’examen d’une demande d’asile ; 2) d’un régime de protection temporaire, de sorte que vous ne saurez bénéficier de la protection accordée par la Convention de Genève ».
A l’encontre de la décision prévisée du 20 août 2001, les consorts …-… firent introduire un recours gracieux par courrier de leur mandataire du 1er octobre 2001. Celui-ci s’étant soldé par une décision confirmative du ministre datant du 12 octobre 2001, ils ont fait introduire un recours contentieux tendant à la réformation sinon à l’annulation des décisions ministérielles prévisées des 20 août et 12 octobre 2001 par requête déposée en date du 12 novembre 2001.
Etant donné que l’article 12 de la loi précitée du 3 avril 1996 prévoit un recours en réformation en matière de demandes d’asile déclarées non fondées, seule une demande en réformation a pu être dirigée contre les décisions ministérielles déférées. Le recours en réformation formulé en ordre principal, ayant été introduit dans les formes et délai de la loi, il est recevable. - Il s’ensuit que le recours subsidiaire en annulation est à déclarer irrecevable.
En effet, l’article 2 (1) de la loi modifiée du 7 novembre 1996 portant organisation des juridictions de l’ordre administratif, dispose qu’un recours en annulation n’est recevable qu’à l’égard des décisions non susceptibles d’un autre recours d’après les lois et règlements, de sorte que l’existence d’une possibilité d’un recours en réformation contre une décision rend irrecevable l’exercice d’un recours en annulation contre la même décision.
Les demandeurs estiment en premier lieu que les décisions du ministre de la Justice devraient encourir l’annulation pour défaut de motivation respectivement pour défaut de motivation suffisante. Ils soutiennent que la « motivation du ministre de la Justice, purement stéréotypée, ne fait que reprendre à la lettre une formule de style que l’on retrouve dans toutes les décisions du ministre de la Justice en matière de demandes d’asile ».
Le moyen d’annulation invoqué par les demandeurs consistant à soutenir que les décisions ministérielles critiquées seraient entachées d’illégalité pour défaut de motivation suffisante n’est pas fondé, étant donné qu’il se dégage du libellé susénoncé de la décision ministérielle du 20 août 2001 que le ministre a indiqué de manière détaillée et circonstanciée les motifs en droit et en fait, sur lesquels il s’est basé pour justifier sa décision de refus, motifs qui ont ainsi été portés, à suffisance de droit, à la connaissance des demandeurs. – Cette conclusion n’est pas ébranlée par le fait que la décision ministérielle confirmative du 12 octobre 2001 ne contient pas de motivation propre, étant donné qu’en l’absence d’éléments nouveaux, le ministre a pu, à bon droit, se borner à renvoyer à la décision initiale, les deux décisions critiquées ayant ainsi vocation à constituer un tout indissociable.
Au fond, les demandeurs concluent à la réformation des décisions querellées « pour violation de la loi, pour erreur manifeste d’appréciation des faits et pour violation des formes substantielles ou prescrites à peine de nullité ».
A l’appui de leur recours, ils font exposer qu’ils seraient originaires de la ville de Bijelo Polje située au Monténégro et de confession musulmane, que Monsieur … aurait déserté de l’armée yougoslave le 25 mai 1992 en raison du fait qu’il n’aurait pas voulu participer à la guerre en Bosnie et combattre des « populations de même confession et de mêmes origines ethniques que lui » et ceci « au service des autorités serbes ». Ils soutiennent que depuis sa désertion, Monsieur … aurait subi « diverses exactions » et reçu de nombreuses convocations afin de se présenter à l’armée, la dernière convocation datant du 15 mai 1999. Ils font valoir qu’en cas de retour dans leur pays d’origine, Monsieur … risquerait d’être sanctionné pour désertion, dans la mesure où il ne serait pas établi que la loi d’amnistie trouverait effectivement application à son cas d’espèce. Ils reprochent encore au ministre de la Justice d’avoir fait abstraction tant de la situation générale dans leur pays d’origine que de la situation des musulmans monténégrins dans l’appréciation de leurs craintes de persécutions. Ils se réfèrent à ce sujet plus particulièrement à la situation instable régnant au Monténégro et à l’existence de graves problèmes de coexistence entre les communautés musulmane et orthodoxe.
Sur ce, ils estiment qu’ils feraient valoir des craintes justifiées de persécutions et ils demandent à se voir reconnaître le statut de réfugié politique.
Le représentant étatique soutient que le ministre de la Justice aurait fait une saine appréciation de la situation des demandeurs et que leur recours laisserait d’être fondé.
Aux termes de l’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève, le terme « réfugié » s’applique à toute personne qui « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion et de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner ».
La reconnaissance du statut de réfugié n’est pas uniquement conditionnée par la situation générale du pays d’origine mais aussi et surtout par la situation particulière du demandeur d’asile qui doit établir, concrètement, que sa situation subjective spécifique a été telle qu’elle laissait supposer un danger sérieux pour sa personne. - Dans ce contexte, il convient encore de préciser que le tribunal est appelé, dans le cadre d'un recours en réformation, à apprécier le bien-fondé et l'opportunité d'une décision entreprise en tenant compte de la situation existant au moment où il statue (cf. trib. adm. 1er octobre 1997, n° 9699, Pas. adm. 2001, V° Recours en réformation, n° 11).
Dans le cadre de l’évaluation de la situation personnelle des demandeurs, l’examen fait par le tribunal ne se limite pas à la pertinence des faits allégués, mais il apprécie également la valeur des éléments de preuve et la crédibilité des déclarations des époux …-….
En l’espèce, l’examen des déclarations faites par les époux …-… lors de leurs auditions respectives en date du 4 octobre 1999, telles que celles-ci ont été relatées dans les comptes rendus figurant au dossier, ensemble les moyens et arguments développés au cours des procédures gracieuse et contentieuse et les pièces produites en cause, amène le tribunal à conclure que les demandeurs restent en défaut de faire état et d’établir à suffisance de droit des raisons personnelles de nature à justifier dans leur chef une crainte actuelle justifiée de persécution du fait de leur race, de leur religion, de leur nationalité, de leur appartenance à un certain groupe social ou de leurs convictions politiques ainsi que le prévoit l’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève.
En effet, concernant le premier motif de persécution dont les demandeurs font état dans leur recours contentieux, à savoir la désertion de Monsieur …, il convient de rappeler que la désertion n’est pas, en elle-même, un motif justifiant la reconnaissance du statut de réfugié, étant donné qu’elle ne saurait, à elle seule, fonder dans le chef des demandeurs d’asile une crainte justifiée d’être persécutés dans leur pays d’origine du fait de leur race, de leur religion, de leur nationalité, de leur appartenance à un certain groupe social ou de leurs opinions politiques ainsi que le prévoit l’article 1er, paragraphe 2 de la section A, de la Convention de Genève.
En outre, il ne ressort pas à suffisance de droit des éléments du dossier que Monsieur … risque de devoir participer à des actions militaires contraires à des raisons de conscience valables ou que des traitements discriminatoires, en raison de son appartenance ethnique et de sa religion, risquaient ou risquent de lui être infligés ou encore que la condamnation qu’il risque d’encourir en raison de sa désertion serait disproportionnée par rapport à la gravité d’une telle infraction ou que la condamnation éventuelle soit prononcée pour une des causes visées par la Convention de Genève. Concernant ce dernier point, il convient encore d’ajouter que si des condamnations à des peines d’emprisonnement de plusieurs années ont été prononcées dans le passé à l’égard de déserteurs et d’insoumis, les demandeurs n’établissent pas, au vu de l’évolution de la situation actuelle en Yougoslavie et plus particulièrement en raison de la loi d’amnistie votée par le parlement yougoslave et entrée en vigueur le 3 mars 2001, visant les déserteurs et insoumis de l’armée fédérale yougoslave et incluant expressément l’hypothèse de ceux ayant quitté le pays pour se soustraire à leurs obligations militaires, que des poursuites pénales sont encore susceptibles d’être entamées et, surtout, que des jugements prononcés sont encore exécutés effectivement.
Concernant les doutes des demandeurs au sujet de l’application effective de la loi d’amnistie aux insoumis et déserteurs ayant quitté la Yougoslavie, il y a lieu de retenir que le Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés est au contraire d’avis que les termes de cette loi témoignent de la volonté des autorités yougoslaves de mettre en place une amnistie effective et qu’il n’a pas encore eu connaissance de cas d’insoumis ou de déserteurs, n’ayant pas reçu de nouvel appel après le 7 octobre 2000, qui n’auraient pas pu bénéficier de cette loi, de manière à ne pas entrevoir de raisons de penser que celle-ci ne serait pas appliquée aux personnes en question (cf. Cour adm. 16 octobre 2001, n° 13854C du rôle, non encore publié).
Finalement, concernant les craintes de persécution des demandeurs en raison de la situation générale en Yougoslavie et, plus particulièrement, au Monténégro et les craintes de représailles et de discriminations non autrement spécifiées en raison de leur religion musulmane, il y a lieu de retenir que ces faits sont insuffisants pour établir une crainte légitime de persécution au sens de la Convention de Genève, étant donné qu’il ne ressort pas des éléments du dossier que les demandeurs, considérés individuellement et concrètement, risquent de subir des traitements discriminatoires pour un des motifs énoncés à la Convention de Genève ou que de tels traitements leur auraient été infligés dans le passé.
Il suit de ce qui précède que les demandeurs n’ont pas fait état d’une persécution ou d’une crainte de persécution au sens de la Convention de Genève susceptible de justifier la reconnaissance du statut de réfugié politique dans leur chef. Partant, le recours en réformation est à rejeter comme étant non fondé.
Nonobstant le fait que les demandeurs n’étaient pas représentés à l’audience publique à laquelle l’affaire avait été fixée pour les débats oraux, leur mandataire ayant informé le tribunal par téléfax du 19 avril 2002, qu’il ne pourra pas se présenter à l’audience fixée pour plaidoiries, l’affaire est jugée contradictoirement à l’égard de toutes les parties, la procédure étant essentiellement écrite devant les juridictions administratives.
Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant à l’égard de toutes les parties;
reçoit le recours en réformation en la forme;
au fond, le déclare non justifié et en déboute;
déclare le recours en annulation irrecevable ;
condamne les demandeurs aux frais.
Ainsi jugé par:
M. Schockweiler, vice-président, M. Campill, premier juge, Mme Lamesch, juge, et lu à l’audience publique du 16 mai 2002, par le vice-président, en présence de M. Legille, greffier.
s. Legille s. Schockweiler 6