Tribunal administratif N° 14141 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 7 novembre 2001 Audience publique du 8 mai 2002
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Recours formé par Monsieur et Madame … contre une décision des ministres de la Justice et du Travail et de l’Emploi en matière d’autorisation de séjour
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JUGEMENT
Vu la requête déposée le 7 novembre 2001 au greffe du tribunal administratif par Maître Ardavan FATHOLAHZADEH, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à Pec (Kosovo/Yougoslavie), et de son épouse, Madame …, née le … à Pec, les deux agissant tant en leur nom personnel qu’en celui de leurs enfants mineurs …, tous de nationalité yougoslave, demeurant actuellement ensemble à L-…, tendant à l’annulation d’une décision des ministres de la Justice et du Travail et de l’Emploi du 9 août 2001, portant refus de leur délivrer une autorisation de séjour ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision attaquée ;
Ouï le juge rapporteur en son rapport, ainsi que Maître Louis TINTI, en remplacement de Maître Ardavan FATHOLAHZADEH en ses plaidoiries.
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En date du 26 avril 1999, Monsieur … et son épouse, Madame …, agissant tant en leur nom personnel qu’en celui de leurs enfants mineurs …, introduisirent une demande en reconnaissance du statut de réfugié politique au sens de la Convention de Genève du 28 juillet 1951, relative au statut des réfugiés, approuvée par une loi du 20 mai 1953, et du Protocole relatif au statut des réfugiés, fait à New-York, le 31 janvier 1967, approuvé par règlement grand-ducal du 6 janvier 1971.
Un recours contentieux introduit par les époux … contre la décision des ministres de la Justice et du Travail et de l’Emploi du 9 août 2001 portant refus dudit statut dans leur chef, fut déclaré non justifié par un jugement du tribunal administratif du 28 juin 2001, qui fut confirmé par un arrêt de la Cour administrative en date du 6 novembre 2001.
A la suite d’une demande afférente présentée en date du 16 juin 2001 par les époux …, agissant tant en leur nom personnel qu’en celui de leurs enfants mineurs, les ministres de la Justice et du Travail et de l’Emploi prirent le 9 août 2001 une décision conjointe, portant refus de leur accorder une autorisation de séjour, au motif qu’ils ne disposaient pas de moyens d’existence personnels suffisants légalement acquis leur permettant de supporter leurs frais de séjour au Luxembourg, «indépendamment de l’aide matérielle ou des secours financiers que de tierces personnes pourraient s’engager à [leur] faire parvenir » et que « [leur] dossier tel qu’il a été remis au Service Commun [des ministères du Travail et de l’Emploi, de la Justice et de la Famille, de la Solidarité sociale et de la Jeunesse] ne permet pas au Gouvernement de [leur] accorder la faveur d’une autorisation de séjour provisoire ».
Par requête déposée le 7 novembre 2001, les consorts … ont introduit un recours tendant à l’annulation de la décision ministérielle précitée du 9 août 2001.
Par requête déposée le 21 décembre 2001, inscrite sous le numéro 14338 du rôle, les consorts … avaient encore introduit une requête tendant à conférer un effet suspensif à leur recours en annulation, laquelle a cependant été rejetée par une ordonnance rendue en date du 27 décembre 2001.
A l’appui de leur recours, les demandeurs soutiennent que la décision ministérielle précitée du 9 août 2001, portant refus d’autorisation de séjour, aurait été prise par un organe incompétent, en ce que la demande afférente aurait été déposée auprès d’un service commun regroupant trois ministères différents, à savoir les ministères du Travail et de l’Emploi, le ministère de la Justice et le ministère de la Famille, qu’elle n’aurait été signée que par deux ministres seulement, à savoir le ministre de la Justice ainsi que le ministre du Travail et de l’Emploi et qu’il manquerait partant la signature du ministre de la Famille.
Ils critiquent encore le motif de refus de délivrance d’une autorisation de séjour dans leur chef, basé sur l’article 2 de la loi modifiée du 28 mars 1972 concernant 1) l’entrée et le séjour des étrangers ; 2) le contrôle médical des étrangers ; 3) l’emploi de la main-d’œuvre étrangère, en ce que ce motif serait illégal, au motif qu’à l’époque où ils ont formulé une demande en vue de se faire accorder une autorisation de séjour dans le cadre de la « procédure de régularisation » telle qu’initiée par le gouvernement, il leur aurait été interdit sinon impossible de s’adonner à une quelconque activité salariée, dans la mesure où à cette époque, ils auraient toujours été des demandeurs d’asile, ne disposant ni d’un titre de séjour ni d’un permis de travail au Luxembourg et qu’en outre, une telle exigence serait contraire aux règles fixées par le gouvernement lui-même dans le cadre de la prédite « procédure de régularisation ».
Ils exposent en outre que la décision attaquée des ministres de la Justice et du Travail et de l’Emploi du 9 août 2001 violerait l’article 14 in fine de la loi précitée du 28 mars 1972, en ce que le refus de délivrance d’une autorisation de séjour les exposerait à des traitements inhumains en cas de retour dans leur pays d’origine, en ce qu’en leur appartenance à la minorité des « bochniaques », ils seraient exposés à des actes de représailles et à des menaces de la part des Albanais vivant dans leur pays d’origine, à savoir le Kosovo, d’autant plus que l’administration civile qui y est en place sous l’égide de l’ONU serait dans l’incapacité de garantir leur sécurité.
Les demandeurs reprochent encore aux ministres de la Justice et du Travail et de l’Emploi de ne pas les avoir informés du fait qu’ils envisageaient de prendre la décision litigieuse et qu’ils ne les auraient pas non plus contactés afin de recevoir une prise de position de leur part ou des explications quant à leur situation familiale. Ce moyen d’annulation fait implicitement mais nécessairement référence à une prétendue violation de l’article 9 du règlement grand-ducal du 8 juin 1979 relatif à la procédure à suivre par les administrations relevant de l’Etat et des communes, qui dispose que « sauf s’il y a péril en la demeure, l’autorité qui se propose de révoquer ou de modifier d’office pour l’avenir une décision ayant créé ou reconnu des droits à une partie, ou qui se propose de prendre une décision en dehors d’une initiative de la partie concernée, doit informer de son intention la partie concernée en lui communiquant les éléments de fait et de droit qui l’amènent à agir (…) ».
Enfin, les demandeurs soutiennent que la décision litigieuse constituerait une « sanction » à leur encontre, en ce qu’elle affecterait gravement leur situation individuelle et familiale, dans la mesure où elle aurait pour conséquence de les séparer de « l’ensemble de [leur] famille » qui aurait été « régularisée par les autorités luxembourgeoises sur base de la procédure de régularisation », sans qu’ils ne précisent ni l’identité des membres de leur famille auxquels il est ainsi fait référence ni leur lien familial avec ces personnes. Ils n’ont pas non plus précisé dans ce contexte en quoi aurait consisté ou consisterait leur unité familiale avec ces autres membres de leur famille, qui auraient bénéficié d’autorisations de séjour au Luxembourg. Ce moyen est implicitement mais nécessairement tiré d’une prétendue violation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui garantit le droit au respect de la vie privée et familiale.
Il convient de relever que l’Etat du Grand-Duché de Luxembourg, quoique valablement informé par une notification par la voie du greffe du dépôt de la requête introductive d’instance des demandeurs, n’a pas fait déposer de mémoire en réponse.
Nonobstant ce fait, l’affaire est néanmoins réputée jugée contradictoirement en vertu de l’article 6 de la loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives.
Aucune disposition légale ne conférant compétence à la juridiction administrative pour statuer comme juge du fond en la matière, c’est à bon droit que les demandeurs ont introduit un recours en annulation, qui est encore recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
Concernant le fond de l’affaire, il convient encore de rappeler que, bien que les demandeurs ne se trouvent pas confrontés à un contradicteur, il n’en reste pas moins que le tribunal doit examiner les mérites des différents moyens soulevés, cet examen comportant entre autres, le cas échéant, un contrôle de l’applicabilité de la disposition légale invoquée par les ministres aux données factuelles apparentes de l’espèce, c’est-à-
dire que le tribunal doit qualifier la situation de fait telle qu’elle apparaît à travers les informations qui lui ont été soumises par rapport à la règle légale applicable.
Le rôle du juge administratif, en présence d’un recours en annulation, consiste à vérifier le caractère légal et réel des motifs invoqués à l’appui de l’acte administratif attaqué sans que sa mission puisse s’étendre au contrôle de considérations d’opportunité à la base de l’acte administratif attaqué.
En ce qui concerne le moyen consistant à affirmer que la décision de refus de délivrance des autorisations de séjour aurait été prise par un organe incompétent, il échet de constater qu’en l’état actuel de la législation, une décision relative à l’entrée et au séjour d’un étranger au Grand-Duché de Luxembourg au sens de la loi modifiée du 28 mars 1972 précitée, relève de la seule compétence du ministre de la Justice, ceci conformément aux dispositions de l’article 11 de la dite loi et sous les restrictions y énoncées tenant notamment au fait que les décisions afférentes sont prises sur proposition du ministre de la Santé lorsqu’elles sont motivées par des raisons de santé publique.
La signature du ministre du Travail et de l’Emploi apposée à côté de celle du ministre de la Justice n’est cependant pas de nature à tenir en échec cette dernière, voire à relativiser la compétence en la matière du ministre de la Justice qui, à travers sa signature, a pleinement exercé son pouvoir de décision en la matière. Dès lors, le fait que le ministre du Travail a cosigné la décision n’est pas de nature à vicier l’acte critiqué à tel point qu’il devrait encourir l’annulation. Il en est de même de l’absence de signature par le ministre de la Famille qui n’est pas l’autorité administrative compétente en matière de délivrance d’autorisations de séjour.
Concernant ensuite le reproche consistant à soutenir que la décision attaquée contiendrait une motivation illégale, il y a lieu de constater que la décision attaquée indique que l’autorisation de séjour a été refusée aux demandeurs au motif qu’ils ne remplissent pas la condition de la possession de moyens d’existence personnels suffisants légalement acquis au Grand-Duché de Luxembourg et que le ministre a appliqué l’article 2 de la loi modifiée du 28 mars 1972 concernant 1) l’entrée et le séjour des étrangers ; 2) le contrôle médical des étrangers ; 3) l’emploi de la main-d’œuvre étrangère, pour refuser l’autorisation de séjour sollicitée. La prédite décision précise encore que « votre dossier tel qu’il a été remis au Service Commun ne permet pas au Gouvernement de vous accorder la faveur d’une autorisation de séjour provisoire ».
L’article 2 de la loi précitée du 28 mars 1972 dispose que « l’entrée et le séjour au Grand-Duché pourront être refusés à l’étranger:
- qui est dépourvu de papiers de légitimation prescrit, et de visa si celui-ci est requis, - qui est susceptible de compromettre la sécurité, la tranquillité, l’ordre ou la santé publics, - qui ne dispose pas de moyens personnels suffisants pour supporter les frais de voyage et de séjour».
Au vœu de l’article 2 de la loi précitée du 28 mars 1972, une autorisation de séjour peut dès lors être refusée notamment lorsque l’étranger ne rapporte pas la preuve de moyens personnels suffisants pour supporter les frais de voyage et de séjour, abstraction faite de tous moyens et garanties éventuellement procurés par des tiers (trib. adm. 17 février 1997, Pas. adm. 2001, V° Etrangers 2. Autorisations de séjour - Expulsions, n° 100 et autres références y citées, p. 149).
En l’espèce, force est de constater qu’il ne se dégage ni des éléments du dossier, ni des renseignements qui ont été fournis au tribunal, que les demandeurs disposaient de moyens personnels propres suffisants au moment où la décision attaquée a été prise.
A défaut pour les demandeurs d’avoir rapporté la preuve de l’existence de moyens personnels ainsi définis, le ministre a dès lors valablement pu refuser l’autorisation de séjour sollicitée sur base de ce seul motif.
Au-delà de ces considérations tenant à l’application directe en l’espèce de l’article 2 de la loi précitée du 28 mars 1972, les demandeurs entendent tirer argument du fait qu’à travers la brochure intitulée « Régularisation du 15.3 au 13.7. 2001 de certaines catégories d’étrangers séjournant sur le territoire du Grand-Duché de Luxembourg », établie par le service commun des ministères du Travail et de l’Emploi, de la Justice et de la Famille et de la Solidarité sociale et de la Jeunesse, le gouvernement aurait édicté des critères particuliers en vue de l’octroi d’une autorisation de séjour, lesquels seraient inconciliables avec l’exigence de moyens personnels légalement acquis sous le couvert d’un permis de travail valable.
Abstraction faite de ce que les demandeurs n’ont avancé aucun élément concret documentant qu’ils rempliraient le cas échéant les conditions édictées par la prédite brochure pour bénéficier de la régularisation, force est de retenir que s’il est certes vrai qu’à travers la brochure « Régularisation » et la médiatisation étendue afférente, le gouvernement a formellement et publiquement fait part de son intention de régulariser pour l’avenir certaines catégories d’étrangers séjournant irrégulièrement sur le territoire national, il n'en demeure cependant pas moins que cette procédure de régularisation, faute d’avoir été consacrée dans une loi spéciale dérogatoire au droit commun en la matière, ne saurait en tout état de cause se mouvoir que dans le cadre des dispositions légales applicables en matière d’entrée et de séjour des étrangers, la brochure en question précise par ailleurs expressément à cet égard que la régularisation « s’opère conformément aux dispositions de la loi modifiée du 28 mars 1972 concernant 1) l’entrée et le séjour des étrangers ; 2) le contrôle médical des étrangers ; 3) l’emploi de la main-d’œuvre étrangère ».
Il s’ensuit que les critères retenus et publiquement annoncés par le gouvernement dans le cadre de la campagne de régularisation ne sauraient être valablement invoqués ni par les autorités administratives respectivement compétentes, ni par un justiciable étranger dans le cadre d’un litige ayant pour objet une décision de refus d’octroi d’une autorisation de séjour, que dans la mesure où ces critères s’inscrivent dans le cadre légal en la matière.
En effet, seul le législateur étant habilité à modifier ses propres lois, ni le gouvernement pris dans son ensemble, ni ses membres respectifs pris individuellement ne peuvent valablement édicter des critères dérogatoires à la loi, sous peine d’excéder leur pouvoir et d’empiéter sur une compétence réservée au pouvoir législatif (cf trib. adm., 29 avril 2002, n° du rôle 14422, non encore publié).
En ce qui concerne le moyen tiré de la violation de l’article 14 de la loi précitée du 28 mars 1972, il y a lieu de constater que ce moyen se rapporte pour l’essentiel à des arguments qui, à les supposer établis, justifieraient l’octroi du statut de réfugié aux demandeurs, un tel statut impliquant l’autorisation de séjourner sur le territoire. Or, il se dégage des renseignements fournis que les demandeurs avaient introduit une telle demande et que celle-ci a été rejetée par un jugement du tribunal administratif du 28 juin 2001, confirmé par un arrêt de la Cour administrative en date du 6 novembre 2001. Sous peine de contradiction avec le jugement en question, les mêmes arguments ne sauraient actuellement être pris en considération dans le cadre de la demande d’autorisation de séjour.
Par ailleurs, en ce qui concerne la prétendue violation de l’article 9 du règlement grand-ducal précité du 8 juin 1979, il échet de relever que ce moyen ne saurait non plus entraîner l’annulation de la décision ministérielle précitée du 9 août 2001, étant donné que ladite disposition réglementaire n’est pas susceptible de trouver application en l’espèce à défaut par la décision de révoquer ou de modifier d’office pour l’avenir une décision ayant créé ou reconnu des droits à une partie et étant relevé que la décision en question a été prise sur l’initiative formelle des demandeurs du fait de l’introduction en date du 16 juin 2001 d’une demande tendant à la délivrance d’autorisations de séjour.
Enfin, en ce qui concerne la prétendue violation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, il échet de retenir qu’à défaut, par les demandeurs d’avoir fourni des informations plus précises, ils n’ont pas établi à suffisance de droit l’atteinte que la décision en question porterait à leur vie privée et familiale avec d’autres membres de leur famille qui seraient établis légalement au Luxembourg, en ce qu’ils n’ont notamment pas apporté un quelconque élément permettant d’établir une unité familiale, au sens de la Convention précitée, qui aurait existé ou existerait avec de telles personnes.
Il suit des considérations qui précèdent que le recours en annulation est à rejeter comme n’étant pas fondé.
Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant contradictoirement;
reçoit le recours en la forme;
au fond, le déclare non justifié, et en déboute;
condamne les demandeurs aux frais.
Ainsi jugé par:
M. Ravarani, président, M. Campill, premier juge, Mme Lamesch, juge, et lu à l’audience publique du 8 mai 2002, par le président, en présence de M. Legille, greffier.
s. Legille s. Ravarani 7