Numéro 14038 du rôle Tribunal administratif du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 5 octobre 2001 Audience publique du 6 mai 2002 Recours formé par les époux … et … …-…, … contre une décision du ministre de la Justice en matière de statut de réfugié politique
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JUGEMENT
Vu la requête, inscrite sous le numéro 14038 du rôle, déposée le 5 octobre 2001 au greffe du tribunal administratif par Maître François MOYSE, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le…, et de son épouse, Madame …, née le… , ainsi que de leurs enfants majeurs …, née le …, et …, né le… , tous de nationalité yougoslave, demeurant actuellement ensemble à L-…, tendant à la réformation, sinon à l’annulation d’une décision du ministre de la Justice du 28 août 2001 portant rejet de leurs demandes en reconnaissance du statut de réfugié politique comme n’étant pas fondées;
Vu le mémoire en réponse du délégué du Gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 21 décembre 2001;
Vu le mémoire en réplique déposé au greffe du tribunal administratif le 21 janvier 2002 par Maître François MOYSE pour compte des consorts …-…;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision critiquée;
Ouï le juge-rapporteur en son rapport, ainsi que Maître Sandra CORTINOVIS, en remplacement de Maître François MOYSE, et Monsieur le délégué du Gouvernement Gilles ROTH en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 25 février 2002.
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Le 22 décembre 1998, Mademoiselle …… et son frère, Monsieur … …, préqualifiés, introduisirent auprès du service compétent du ministère de la Justice une demande en reconnaissance du statut de réfugié politique au sens de la Convention de Genève du 28 juillet 1951, relative au statut des réfugiés, approuvée par une loi du 20 mai 1953, et du Protocole relatif au statut des réfugiés, fait à New-York, le 31 janvier 1967, approuvé par règlement grand-ducal du 6 janvier 1971, l’ensemble de ces dispositions étant ci-après dénommé « la Convention de Genève ».
En date du même jour, ils furent entendus par un agent du service de police judiciaire, section police des étrangers et des jeux, de la gendarmerie grand-ducale sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg et sur leur identité.
Le 31 décembre 1998, leurs parents, Monsieur … et son épouse, Madame …, introduisirent une demande tendant aux mêmes fins et ils furent entendus le même jour par un agent du service de police judiciaire, section police des étrangers et des jeux, de la gendarmerie grand-ducale sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg et sur leur identité.
Les époux …-… et Mademoiselle … … furent entendus séparément en date du 6 août 1999 par un agent du ministère de la Justice sur les motifs à la base de leur demande d’asile.
L’audition correspondante de Monsieur … … eut lieu le 27 février 2001.
Le ministre de la Justice informa les consorts …, par décision du 28 août 2001, notifiée en date du 5 septembre 2001, de ce que leurs demandes avaient été rejetées au motif qu’ils n’allégueraient aucune crainte raisonnable de persécution susceptible de rendre leur vie intolérable dans leur pays, de sorte qu’aucune crainte justifiée de persécution en raison d’opinions politiques, de la race, de la religion, de la nationalité ou de l’appartenance à un certain groupe social ne serait établie dans leur chef.
A l’encontre de cette décision ministérielle de rejet du 28 août 2001, les consorts … ont fait introduire un recours en réformation, sinon en annulation par requête déposée le 5 octobre 2001.
L’article 12 de la loi modifiée du 3 avril 1996 portant création 1. d’une procédure relative à l’examen d’une demande d’asile, 2. d’un régime de protection temporaire, instaurant un recours au fond en matière de demandes d’asile déclarées non fondées, seule une demande en réformation a pu être dirigée contre la décision ministérielle. Il s’ensuit que le recours subsidiaire en annulation est irrecevable. Le recours principal en réformation est recevable à cet égard pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
Les demandeurs reprochent d’abord au ministre le non-respect de l’obligation légale de motivation lui incombant en ce que la motivation contenue dans la décision critiquée du 28 août 2001 serait « purement stéréotypée » et ne ferait « que reprendre d’autres décisions rendues à l’égard d’autres requérants en obtention du statut de réfugié politique », de manière à ne pas être individuelle et ne pas préciser les faits de l’espèce sur lesquels la décision critiquée serait fondée.
Force est de constater que ledit moyen laisse d’être fondé, étant donné qu’il ressort du libellé de la décision déférée du 28 août 2001 que le ministre de la Justice a indiqué de manière détaillée et circonstanciée les motifs en droit et en fait, sur lesquels il s’est basé pour justifier sa décision de refus, motifs qui ont ainsi été portés, à suffisance de droit, à la connaissance des demandeurs. L’appréciation de la réalité des motifs figurant dans la décision ministérielle litigieuse relève de l’examen au fond de la justification de ladite décision.
Quant au fond, les demandeurs exposent que leur crainte ne se résoudrait pas en une « angoisse non fondée », mais serait basée sur des faits réels, à savoir « l’assassinat de nombreuses personnes de confession musulmane relaté régulièrement dans la presse », qu’ils s’inquiéteraient pour la sécurité de leurs enfants et plus particulièrement pour celle de leur fille, alors que des viols par des Serbes auraient déjà eu lieu dans leur entourage et qu’en tant que Musulmans ils seraient privés de tous droits et feraient l’objet de discriminations régulières. Ils font valoir que Monsieur … aurait décidé de quitter son pays d’origine pour éviter sa convocation pour la réserve de l’armée yougoslave au vu de son refus de faire la guerre et de tuer « un de ses frères de sang ni même un Albanais » et qu’il risquerait d’encourir en raison de cette insoumission une peine disproportionné de 2 à 15 ans d’emprisonnement. Ils estiment que la situation dans leur pays d’origine serait toujours marquée par l’instabilité politique, religieuse et sociale, étant donné que les autorités locales seraient toujours aux mains de la majorité serbe qui persécuterait la minorité musulmane. Ils ajoutent que la subsistance d’un risque de persécution à l’heure actuelle serait confirmée par le fait que des réfugiés des minorités ethniques retournés en ex-Yougoslavie auraient été la cible d’actes violents et discriminatoires de la part de la population majoritaire et ils renvoient au risque d’un nouveau conflit entre Serbes et Musulmans.
Le délégué du Gouvernement soutient que le ministre aurait fait une saine appréciation de la situation des demandeurs et que le recours laisserait d’être fondé.
Aux termes de l’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève, le terme « réfugié » s’applique à toute personne qui « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion et de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner ».
La reconnaissance du statut de réfugié n’est pas uniquement conditionnée par la situation générale du pays d’origine mais aussi et surtout par la situation particulière du demandeur d’asile qui doit établir, concrètement, que sa situation subjective spécifique a été telle qu’elle laissait supposer un danger sérieux pour sa personne. Dans ce contexte, il convient encore de préciser que le tribunal est appelé, dans le cadre d'un recours en réformation, à apprécier le bien-fondé et l'opportunité d'une décision entreprise en tenant compte de la situation existant au moment où il statue (cf. trib. adm. 1er octobre 1997, n° 9699, Pas. adm. 2001, v° Recours en réformation, n° 11, p. 407).
Dans le cadre de l’évaluation de la situation personnelle du demandeur d’asile, l’examen fait par le tribunal ne se limite pas à la pertinence des faits allégués, mais il apprécie également la valeur des éléments de preuve et la crédibilité des déclarations du demandeur. Il appartient au demandeur d’asile d’établir avec la précision requise qu’il remplit les conditions prévues pour obtenir le statut de réfugié politique politique (Cour adm. 5 avril 2001, n° 12801C du rôle, non encore publié).
En l’espèce, l’examen des déclarations faites par les demandeurs lors de leurs auditions respectives, telles que celles-ci ont été relatées dans les quatre comptes rendus figurant au dossier, ensemble les moyens et arguments apportés au cours de la procédure contentieuse et les pièces produites en cause, amène le tribunal à conclure que les demandeurs restent en défaut de faire état et d’établir à suffisance de droit des raisons personnelles de nature à justifier dans leur chef une crainte actuelle justifiée de persécution du fait de leur race, de leur religion, de leur nationalité, de leur appartenance à un certain groupe social ou de leurs convictions politiques ainsi que le prévoit l’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève.
En effet, concernant l’insoumission de Monsieur …, il convient de rappeler que l’insoumission ou la désertion ne sont pas, en elles-mêmes, des motifs justifiant la reconnaissance du statut de réfugié, puisqu’elles ne sauraient, à elles seules, fonder dans le chef des demandeurs, une crainte justifiée d’être persécutés dans leur pays d’origine du fait de leur race, de leur religion, de leur nationalité, de leur appartenance à un certain groupe social ou de leurs opinions politiques ainsi que le prévoit l’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève.
En outre, il ne ressort pas à suffisance de droit des éléments du dossier que Monsieur … risque de devoir participer à des actions militaires contraires à des raisons de conscience valables ou que des traitements discriminatoires, en raison de son appartenance ethnique et de sa religion, risquaient ou risquent de lui être infligés ou encore que la condamnation qu’il risque d’encourir en raison de sa désertion serait disproportionnée par rapport à la gravité d’une telle infraction ou que la condamnation éventuelle soit prononcée pour une des causes visées par la Convention de Genève. Concernant ce dernier point, il convient encore d’ajouter que si des condamnations à des peines d’emprisonnement de plusieurs années ont été prononcées dans le passé à l’égard de déserteurs et d’insoumis, les demandeurs n’établissent pas, au vu de l’évolution de la situation actuelle en Yougoslavie et plus particulièrement de la loi d’amnistie votée par les deux chambres du Parlement de la République Fédérale Yougoslave visant les déserteurs et insoumis de l’armée fédérale, que des poursuites pénales sont encore susceptibles d’être entamées et, surtout, que des jugements prononcés sont encore exécutés effectivement.
Il y a par ailleurs lieu de relever dans ce contexte que le Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés a exprimé l’avis que les termes de la loi d’amnistie témoignent de la volonté des autorités yougoslaves de mettre en place une amnistie effective et n’a pas eu connaissance de cas d’insoumis ou de déserteurs n’ayant pas reçu de nouvel appel après le 7 octobre 2000 qui n’auraient pas pu bénéficier de cette loi (cf. Cour adm. 16 octobre 2001, n° 13853C du rôle, non encore publié).
Concernant l’appartenance des demandeurs à la minorité musulmane, il y a lieu de retenir que, s’il est vrai que leur situation générale est difficile et qu’ils sont particulièrement exposés à subir des insultes, voire d’autres discriminations ou agressions par des groupes de la population ou d’autorités publiques, elle n’est cependant pas telle que tout membre de la minorité ethnique visée serait de ce seul fait exposé à des persécutions au sens de la Convention de Genève, et il incombe au demandeur d’asile de prouver que, considéré individuellement et concrètement, il risque de subir actuellement des traitements discriminatoires en raison de cette appartenance. Il y a lieu d’ajouter dans ce contexte, qu’une situation de conflit interne violent ou généralisé ne peut, à elle seule, justifier la reconnaissance de la qualité de réfugié, étant donné que la crainte de persécution, outre de devoir toujours être fondée sur l’un des motifs de l’article 1er, section A, 2 de la Convention de Genève, doit avoir un caractère personnalisé. S’y ajoute que les traitements et discriminations auxquels les demandeurs se réfèrent n’émanent pas exclusivement des autorités publiques, mais également de groupes de la population, plus spécialement de leur voisinage. Or, la notion de protection de la part du pays d’origine de ses habitants contre des agissements de groupes de la population n’implique pas une sécurité physique absolue des habitants contre la commission de tout acte de violence, et une persécution ne saurait être admise dès la commission matérielle d’un acte criminel. En effet, il y a lieu de prendre en compte une persécution commise par des tiers uniquement en cas de défaut de protection dont l’existence doit être mise suffisamment en évidence par le demandeur d’asile (cf. Jean-Yves Carlier : Qu’est-ce-qu’un réfugié ?, Bruylant, 1998, p. 113, nos 73-s).
En l’espèce, les demandeurs se réfèrent d’une manière générale à l’insécurité caractérisée et à des discriminations à l’encontre de la minorité musulmane, mais restent en défaut d’établir qu’ils risquent individuellement de faire l’objet de discriminations ou de maltraitances.
Dans ce contexte, il convient de rappeler qu’en la présente matière, saisie d’un recours en réformation, la juridiction administrative est appelée à examiner le bien-fondé et l’opportunité des décisions querellées à la lumière de la situation telle qu’elle se présente à l’heure actuelle dans le pays de provenance des demandeurs et non pas uniquement eu égard à la situation telle qu’elle existait à l’époque de leur départ et de mettre en lumière qu’il est indéniable que depuis le départ des demandeurs, la situation politique en Yougoslavie s’est considérablement modifiée, qu’un processus de démocratisation est en cours et que les demandeurs n’ont pas fait état d’une raison suffisante justifiant à l’heure actuelle qu’ils ne puissent pas utilement se réclamer de la protection des nouvelles autorités.
Il résulte des développements qui précèdent que les demandeurs restent en défaut d’établir une persécution ou un risque de persécution au sens de la Convention de Genève dans leur pays de provenance, de manière que c’est à bon droit que le ministre leur a refusé la reconnaissance du statut de réfugié politique.
PAR CES MOTIFS le tribunal administratif, première chambre, statuant à l’égard de toutes les parties, reçoit le recours en réformation en la forme, au fond, le déclare non justifié et en déboute, déclare le recours subsidiaire en annulation irrecevable, condamne les demandeurs aux frais.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 6 mai 2002 par:
Mme LENERT, premier juge, M. SCHROEDER, juge, M. SPIELMANN, juge en présence de M. SCHMIT, greffier en chef.
s. SCHMIT s. LENERT 5