Tribunal administratif N° 14081 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 26 octobre 2001 Audience publique du 29 avril 2002
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Recours formé par Monsieur … et son épouse, Madame …, et consorts, … contre deux décisions du ministre de la Justice en matière de statut de réfugié politique
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro du rôle 14081 et déposée au greffe du tribunal administratif le 26 octobre 2001 par Maître Louis TINTI, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à Plav (Monténégro/Yougoslavie), et de son épouse, Madame …, née le … à Plav, agissant en leur nom propre ainsi qu’en celui de leurs enfants …, … et …, tous de nationalité yougoslave, demeurant actuellement ensemble à L-…, tendant à la réformation d’une décision du ministre de la Justice du 17 juillet 2001, notifiée le 10 août 2001, par laquelle il n’a pas été fait droit à leur demande en reconnaissance du statut de réfugié politique, ainsi que d’une décision confirmative sur recours gracieux prise par le prédit ministre en date du 24 septembre 2001;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 21 janvier 2002;
Vu les pièces versées en cause et notamment les décisions entreprises;
Ouï le juge-rapporteur en son rapport, Maître Louis TINTI, ainsi que Monsieur le délégué du gouvernement Gilles ROTH en leurs plaidoiries respectives.
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En date du 10 mars 1999, Monsieur …, et son épouse, Madame …, agissant en leur nom propre ainsi qu’en celui de leurs enfants …, … et …, introduisirent oralement auprès du service compétent du ministère de la Justice une demande en reconnaissance du statut de réfugié politique au sens de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, approuvée par une loi du 20 mai 1953, et du Protocole relatif au statut des réfugiés, fait à New York, le 31 janvier 1967, approuvé par règlement grand-ducal du 6 janvier 1971, l’ensemble de ces dispositions étant ci-après dénommé « la Convention de Genève ».
Les époux …-… furent entendus le même jour par un agent du service de police judiciaire, section police des étrangers et des jeux, de la gendarmerie grand-ducale, sur leur identité et l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.
Ils furent en outre entendus séparément en date du 25 octobre 1999 par un agent du ministère de la Justice sur les motifs à la base de leur demande d’asile.
Par décision du 17 juillet 2001, notifiée le 10 août 2001, le ministre de la Justice les informa de ce que leur demande avait été rejetée. Ladite décision est motivée comme suit: « Il résulte de vos déclarations, Monsieur, que vous auriez reçu un appel pour la réserve en février 1999 auquel vous n’auriez pas donné suite. Vous risqueriez à présent d’être condamné à une peine d’emprisonnement. Votre peur de la prison s’expliquerait par le fait que vous êtes musulman. Vous n’auriez pas été personnellement persécuté, mais la police serait venue quatre fois après l’appel pour vous chercher. Vous expliquez aussi que vous auriez été membre du parti SDA jusqu’en 1997 lorsque vous auriez adhéré au parti DPS. Vous n’auriez pas eu de problèmes à cause de votre appartenance audit parti. Vous exposez également que la police aurait détruit l’intérieur de votre maison près de Plav en juin 1998. Par ailleurs, les musulmans n’auraient pas les mêmes droits que les autres citoyens. Enfin, vous craignez que Milosevic ne commence un conflit au Sandzak.
Madame, vous expliquez que votre mari serait cherché par la police et que vous auriez peur de son éventuel emprisonnement. Vous auriez peur de la police qui aurait détruit votre maison de campagne près de Plav, peur qui serait motivée par votre religion. Enfin, vous n’êtes pas membre d’un parti politique et vous n’avez pas été personnellement persécutée.
Il y a d’abord lieu de relever que la reconnaissance du statut de réfugié n’est pas uniquement conditionnée par la situation générale du pays d’origine, mais aussi, et surtout par la situation particulière du demandeur d’asile qui doit établir, concrètement, que sa situation individuelle est telle qu’elle laisse supposer une crainte justifiée de persécutions au sens de la Convention de Genève.
Monsieur, l’insoumission n’est pas suffisante pour constituer une crainte justifiée de persécution. De même, la seule crainte de peines du chef d’insoumission ne constitue pas un motif justifiant la reconnaissance du statut de réfugié puisqu’elle ne saurait, à elle seule, fonder une crainte de persécution au sens de la prédite Convention. En outre, il n’est pas établi que l’appartenance à la réserve de l’armée imposerait à l’heure actuelle la participation à des opérations militaires que des raisons de conscience valables justifieraient de refuser. Enfin, rappelons qu’une loi d’amnistie a été adoptée par le Parlement de la République fédérale yougoslave au mois de février 2001.
Les autres motifs que vous relevez (destruction de l’intérieur de votre maison, différence de droits) ne sont pas de nature à constituer une crainte justifiée de persécution pour un des motifs énoncés à la Convention de Genève.
Madame, force est de constater que vos motifs traduisent plutôt un sentiment général d’insécurité qu’une crainte de persécution. Or, un sentiment général d’insécurité ne constitue pas une crainte justifiée de persécution au sens de la prédite Convention.
Enfin, il ne faut pas oublier que le régime politique en Yougoslavie vient de changer au mois d’octobre 2000 avec la venue au pouvoir d’un président élu démocratiquement. Un nouveau gouvernement a été mis en place en novembre 2000 sans la participation des partisans de l’ancien régime. La Yougoslavie retrouve actuellement sa place dans la communauté internationale ce qui se traduit notamment par son adhésion à l’ONU et à l’OSCE.
Par conséquent, vous n’alléguez aucune crainte raisonnable de persécution susceptible de rendre votre vie intolérable dans votre pays. Ainsi, une crainte justifiée de persécution en raison d’opinions politiques, de la race, de la religion, de la nationalité ou de l’appartenance à un groupe social n’est pas établie.
Vos demandes en obtention du statut de réfugié sont dès lors refusées comme non fondées au sens de l’article 11 de la loi du 3 avril 1996 portant création 1) d’une procédure relative à l’examen d’une demande d’asile ; 2) d’un régime de protection temporaire, de sorte que vous ne saurez bénéficier de la protection accordée par la Convention de Genève ».
Par lettre du 7 septembre 2001, les consorts …-… introduisirent, par le biais de leur mandataire, un recours gracieux à l’encontre de la décision ministérielle précitée du 17 juillet 2001.
Par décision du 24 septembre 2001, le ministre de la Justice confirma sa décision négative antérieure.
Par requête déposée le 26 octobre 2001, les consorts …-… ont fait introduire un recours en réformation à l’encontre des décisions précitées du ministre de la Justice des 17 juillet et 24 septembre 2001.
Etant donné que l’article 12 de la loi modifiée du 3 avril 1996 portant création 1) d’une procédure relative à l’examen d’une demande d’asile; 2) d’un régime de protection temporaire prévoit un recours en réformation en matière de demandes d’asile déclarées non fondées, seule une demande en réformation a pu être dirigée contre les décisions ministérielles entreprises.
Le recours en réformation ayant été introduit dans les formes et délai de la loi, il est recevable.
Au fond, les demandeurs concluent à la réformation des décisions querellées « pour violation de la loi, sinon pour erreur manifeste d’appréciation des faits ».
A l’appui de leur recours, ils font exposer qu’ils seraient originaires de Plav au Monténégro, de confession musulmane et qu’ils auraient quitté leur pays en raison de l’existence de graves problèmes de coexistence entre les communautés musulmane et orthodoxe, qu’ils auraient été victimes de nombreuses discriminations quant à leurs droits les plus élémentaires, notamment en ce qui concerne le traitement des enfants musulmans à l’école, en relevant que leurs « enfants ont ici à l’école de meilleures notes qu’au Monténégro.
Là-bas, nous n’avions pas de droits ». Ils soutiennent encore que l’intérieur de leur maison de campagne aurait été détruit par des soldats de l’armée fédérale yougoslave et ils supposent que cette destruction aurait été occasionnée par des militaires qui auraient craint qu’ils aideraient des réfugiés venant du Kosovo, en les logeant dans ladite maison, et ceci notamment au vu de la situation de leur maison près de la frontière du Kosovo. Ils font ensuite valoir qu’en cas de retour dans leur pays d’origine, Monsieur … risquerait de faire l’objet d’une condamnation d’une portée disproportionnée en raison de son insoumission dans son pays d’origine. Ils font valoir en outre que cette insoumission aurait été dictée par des raisons politiques et de conscience valables, étant donné qu’il aurait refusé de participer à une politique d’épuration ethnique menée par l’armée yougoslave. Concernant leur crainte relative aux conséquences de l’insoumission de Monsieur …, ils font valoir qu’il serait permis de douter de l’application effective de la loi d’amnistie adoptée au niveau fédéral, étant donné que cette loi ne garantirait pas l’amnistie à tous ceux qui, par leur départ à l’étranger, ont refusé de prendre les armes ou ne se sont pas soumis à l’appel. Ils se réfèrent plus particulièrement à des articles de journaux parus dans le journal « Vesti », ainsi qu’à un avis juridique intitulé « droit d’interprétation de l’amnistie ».
Le représentant étatique soutient que le ministre de la Justice aurait fait une saine appréciation de la situation des demandeurs et que leur recours laisserait d’être fondé.
Aux termes de l’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève, le terme « réfugié » s’applique à toute personne qui « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion et de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner ».
La reconnaissance du statut de réfugié n’est pas uniquement conditionnée par la situation générale du pays d’origine mais aussi et surtout par la situation particulière du demandeur d’asile qui doit établir, concrètement, que sa situation subjective spécifique a été telle qu’elle laissait supposer un danger sérieux pour sa personne. - Dans ce contexte, il convient encore de préciser que le tribunal est appelé, dans le cadre d'un recours en réformation, à apprécier le bien-fondé et l'opportunité d'une décision entreprise en tenant compte de la situation existant au moment où il statue (cf. trib. adm. 1er octobre 1997, n° 9699, Pas. adm. 2001, V° Recours en réformation, n° 11).
Dans le cadre de l’évaluation de la situation personnelle des demandeurs, l’examen fait par le tribunal ne se limite pas à la pertinence des faits allégués, mais il apprécie également la valeur des éléments de preuve et la crédibilité des déclarations des époux …-….
En l’espèce, l’examen des déclarations faites par les époux …-… lors de leurs auditions respectives en date du 25 octobre 1999, telles que celles-ci ont été relatées dans les comptes rendus figurant au dossier, ensemble les moyens et arguments développés au cours des procédures gracieuse et contentieuse et les pièces produites en cause, amène le tribunal à conclure que les demandeurs restent en défaut de faire état et d’établir à suffisance de droit des raisons personnelles de nature à justifier dans leur chef une crainte actuelle justifiée de persécution du fait de leur race, de leur religion, de leur nationalité, de leur appartenance à un certain groupe social ou de leurs convictions politiques ainsi que le prévoit l’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève.
En effet, concernant le premier motif de persécution dont les demandeurs font état dans leur recours contentieux, à savoir l’insoumission de Monsieur …, il convient de rappeler que l’insoumission n’est pas, en elle-même, un motif justifiant la reconnaissance du statut de réfugié, étant donné qu’elle ne saurait, à elle seule, fonder dans le chef des demandeurs d’asile une crainte justifiée d’être persécutés dans leur pays d’origine du fait de leur race, de leur religion, de leur nationalité, de leur appartenance à un certain groupe social ou de leurs opinions politiques ainsi que le prévoit l’article 1er, paragraphe 2 de la section A, de la Convention de Genève.
En outre, il ne ressort pas à suffisance de droit des éléments du dossier que Monsieur … risque de devoir participer à des actions militaires contraires à des raisons de conscience valables ou que des traitements discriminatoires, en raison de son appartenance ethnique et de sa religion, risquaient ou risquent de lui être infligés ou encore que la condamnation qu’il risque d’encourir en raison de son insoumission serait disproportionnée par rapport à la gravité d’une telle infraction ou que la condamnation éventuelle soit prononcée pour une des causes visées par la Convention de Genève. Concernant ce dernier point, il convient encore d’ajouter que si des condamnations à des peines d’emprisonnement de plusieurs années ont été prononcées dans le passé à l’égard de déserteurs et d’insoumis, les demandeurs n’établissent pas, au vu de l’évolution de la situation actuelle en Yougoslavie et plus particulièrement en raison de la loi d’amnistie votée par le parlement yougoslave et entrée en vigueur le 3 mars 2001, visant les déserteurs et insoumis de l’armée fédérale yougoslave et incluant expressément l’hypothèse de ceux ayant quitté le pays pour se soustraire à leurs obligations militaires, que des poursuites pénales sont encore susceptibles d’être entamées et, surtout, que des jugements prononcés sont encore exécutés effectivement.
Concernant les extraits du journal VESTI ainsi que l’avis juridique invoqués par les demandeurs pour soutenir leurs doutes au sujet de l’application effective de la loi d’amnistie aux insoumis ayant quitté la Yougoslavie, il y a lieu de retenir que le Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés est au contraire d’avis que les termes de cette loi témoignent de la volonté des autorités yougoslaves de mettre en place une amnistie effective et qu’il n’a pas encore eu connaissance de cas d’insoumis ou de déserteurs, n’ayant pas reçu de nouvel appel après le 7 octobre 2000, qui n’auraient pas pu bénéficier de cette loi, de manière à ne pas entrevoir de raisons de penser que celle-ci ne serait pas appliquée aux personnes en question (cf. Cour adm. 16 octobre 2001, n° 13854C du rôle, non encore publié).
Finalement, concernant les craintes de persécution des demandeurs en raison de la situation générale en Yougoslavie et les craintes de représailles et de discriminations non autrement spécifiées en raison de leur religion musulmane, il y a lieu de retenir que ces faits sont insuffisants pour établir une crainte légitime de persécution au sens de la Convention de Genève, étant donné qu’il ne ressort pas des éléments du dossier que les demandeurs, considérés individuellement et concrètement, risquent de subir des traitements discriminatoires pour un des motifs énoncés à la Convention de Genève ou que de tels traitements leur auraient été infligés dans le passé.
En effet, le seul élément concret mis en avant par les demandeurs, à savoir le fait que l’intérieur de leur maison de campagne aurait été détruit par des soldats de l’armée fédérale yougoslave - à supposer ce fait établi - n’est pas de nature à établir un état de persécution personnelle vécue ou une crainte qui serait telle que la vie leur serait, à raison, intolérable dans leur pays d’origine, respectivement est insuffisant pour établir que les nouvelles autorités qui sont au pouvoir en Yougoslavie ne soient pas capables d’assurer un niveau de protection suffisant aux habitants de la Yougoslavie ou tolèrent voire encouragent de telles destructions notamment à l’encontre des musulmans. A ce titre, il y a encore lieu de relever que l’auteur de cette destruction n’a pas pu être identifié de façon certaine et il n’est pas exclu qu’il s’agissait d’un crime de droit commun.
Il suit de ce qui précède que les demandeurs n’ont pas fait état d’une persécution ou d’une crainte de persécution au sens de la Convention de Genève susceptible de justifier la reconnaissance du statut de réfugié politique dans leur chef. Partant, le recours en réformation est à rejeter comme étant non fondé.
Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant contradictoirement;
reçoit le recours en la forme;
au fond, le déclare non justifié et en déboute;
condamne les demandeurs aux frais.
Ainsi jugé par:
M. Schockweiler, vice-président, M. Campill, premier juge, Mme Lamesch, juge, et lu à l’audience publique du 29 avril 2002, par le vice-président, en présence de M. Legille, greffier.
s. Legille s. Schockweiler 6