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08/04/2002 | LUXEMBOURG | N°13875

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 08 avril 2002, 13875


Tribunal administratif N° 13875 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 16 août 2001 Audience publique du 8 avril 2002

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Recours formé par Maître … et consorts, Luxembourg, contre certaines dispositions du règlement interne de l'ordre des avocats du barreau de Luxembourg ainsi que contre une circulaire dudit conseil de l'ordre en matière de maniement des fonds de tiers par les avocats

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JUGEMENT

Vu la requête déposée le 16 août 2001 au greffe du tribunal administratif

par Maître …, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l'ordre des avocats à Luxembourg, au no...

Tribunal administratif N° 13875 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 16 août 2001 Audience publique du 8 avril 2002

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Recours formé par Maître … et consorts, Luxembourg, contre certaines dispositions du règlement interne de l'ordre des avocats du barreau de Luxembourg ainsi que contre une circulaire dudit conseil de l'ordre en matière de maniement des fonds de tiers par les avocats

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JUGEMENT

Vu la requête déposée le 16 août 2001 au greffe du tribunal administratif par Maître …, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l'ordre des avocats à Luxembourg, au nom de lui-

même, de Maître……, de Maître …, de Maître … et de Maître …, tous avocats à la Cour, demeurant à L-…, tendant à l’annulation d’un règlement du conseil de l'ordre des avocats du barreau de Luxembourg du 21 juin 2001 ainsi que de la circulaire n° 008/2000-2001 du conseil de l'ordre des avocats du même barreau, sinon des articles 10.1.3. et 10.1.5 dudit règlement ainsi que des articles 3,4 et 6 de ladite circulaire;

Vu l'exploit de l'huissier de justice Guy ENGEL, demeurant à Luxembourg, du 9 août 2001, portant signification dudit recours au conseil de l'ordre des avocats du barreau de Luxembourg, représenté par son bâtonnier actuellement en fonctions;

Vu le mémoire en réponse déposé le 11 décembre 2001 au greffe du tribunal administratif par Maître Dean SPIELMANN, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l'ordre des avocats à Luxembourg, pour le compte de l'ordre des avocats du barreau de Luxembourg, représenté par son bâtonnier actuellement en fonctions, établi à L-1728 Luxembourg, 36, rue du Marché-aux-Herbes;

Vu l'exploit de l'huissier de justice Michelle THILL, demeurant à Luxembourg, du 5 décembre 2001, portant signification dudit mémoire en réponse à Maître… et consorts;

Vu le mémoire en réplique déposé au greffe du tribunal le 27 décembre 2001 par Maître … au nom des demandeurs;

Vu l'exploit de l'huissier de justice Guy ENGEL, demeurant à Luxembourg, du lendemain, portant signification dudit mémoire en réplique à l'ordre des avocats du barreau de Luxembourg;

2 Vu le "mémoire complémentaire" déposé au greffe du tribunal administratif le 18 janvier 2002 par Maître … au nom des demandeurs;

Vu l'exploit de l'huissier de justice Guy ENGEL, demeurant à Luxembourg, du même jour, portant signification dudit mémoire à l'ordre des avocats du barreau de Luxembourg;

Vu le mémoire en duplique déposé au greffe du tribunal administratif le 25 janvier 2002 par Maître Dean SPIELMANN au nom de l'ordre des avocats du barreau de Luxembourg;

Vu l'exploit de l'huissier de justice Michelle THILL, demeurant à Luxembourg, de la veille, portant signification dudit mémoire en duplique aux demandeurs;

Vu l'ordonnance du président du tribunal du 28 janvier 2002 autorisant chacune des parties à prendre position, par un mémoire supplémentaire, sur la question de savoir si l'article 19 de la loi modifiée du 10 août 1991 sur la profession d'avocat est conforme à l'article 36 de la Constitution;

Vu le mémoire complémentaire déposé au greffe du tribunal administratif le 1er février 2002 par Maître … au nom des demandeurs;

Vu l'exploit de l'huissier de justice Guy ENGEL, demeurant à Luxembourg, du même jour, portant signification dudit mémoire à l'ordre des avocats du barreau de Luxembourg;

Vu le mémoire complémentaire déposé au greffe du tribunal administratif le 15 février 2002 par Maître Dean SPIELMANN au nom de l'ordre des avocats du barreau de Luxembourg;

Vu l'exploit de l'huissier de justice Marc GRASER, demeurant à Luxembourg, du 12 février 2002, portant signification dudit mémoire aux demandeurs;

Vu les pièces versées et notamment les actes attaqués;

Ouï le juge rapporteur en son rapport, ainsi que Maître Gaston VOGEL, assisté de Maître Marc BADEN et Maître Dean SPIELMANN en leurs plaidoiries respectives.

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Suivant la circulaire n° 008/2000-2001, datée du 27 juillet 2001 ("la circulaire"), le bâtonnier de l'ordre des avocats du barreau de Luxembourg porta à la connaissance des membres de celui-ci que le conseil de l'ordre avait pris, le 21 juin 2001, un règlement concernant le maniement par les avocats de fonds appartenant à des tiers ("le règlement").

Les dispositions pertinentes du règlement sont les suivantes:

Art. 10.1.2. :

Dans le cadre des règlements pécuniaires l’avocat maniant des fonds de tiers doit se conformer aux règles de probité et de délicatesse définies au présent titre.

Article 10.1.3. :

3 Toutes opérations, quelles qu’elles soient, dès lors qu’elles concernent le maniement des fonds visé à l’article 10.1.2. doivent, impérativement, être effectuées par l’intermédiaire d’un compte spécial affecté exclusivement au dépôt desdits fonds et ouvert auprès d’un établissement financier agréé par l’Ordre.

Ainsi les fonds reçus par l’avocat pour compte de tiers, soit en espèces, soit par chèque, versement ou virement, doivent être portés immédiatement au crédit de ce compte spécial.

Article 10.1.4. :

L’avocat ne peut tirer aucun profit personnel des fonds qu’il est appelé à manier. Il ne peut transférer tout au partie de ces fonds à son profit, qu’il s’agisse de provisions, d’honoraires et de remboursement de frais, qu’après en avoir avisé son client. Il doit veiller à transférer sans retard les fonds, à qui de droit.

Article 10.1.5. :

Le Conseil de l’Ordre arrête toutes les mesures d’exécution relatives à l’ouverture et au fonctionnement des comptes-tiers.

Le Bâtonnier de l’Ordre peut prendre toute mesure conservatoire que la situation exigerait, il peut notamment s’assurer du respect du présent règlement.

Article 10.1.6. :

Le présent titre n’est pas applicable à l’avocat qui manie des fonds appartenant à des tiers en qualité de curateur, liquidateur, commissaire à la gestion contrôlée ou séquestre judiciaire ou amiable.

La circulaire informa les membres du barreau sub I. Maniement de fonds appartenant à des tiers, que le règlement entrait en vigueur le 1er janvier 2002 et ajouta ce qui suit:

1. Au 1er janvier 2002 chaque membre du Barreau doit avoir ouvert - si ce n’est pas déjà fait -

un compte-tiers. Ce compte-courant sera ouvert auprès d’un établissement bancaire agréé par l’Ordre. Le Conseil de l’Ordre n’imposera pas le choix d’une seule et même banque. Des négociations avec les grandes banques de la place sont en cours, au 1er septembre prochain les noms des banques agréés vous seront communiqués.

Dans une première étape les membres du Barreau qui utilisent un CCP comme compte-tiers pourront continuer à le faire.

2. La gestion du compte-tiers incombe au seul avocat titulaire de ce compte. Le Conseil de l’Ordre ne s’immiscera pas dans cette gestion.

3. L’intérêt créditeur net produit par le compte-tiers revient à l’Ordre. A cette fin l’avocat adressa à sa banque le mandat joint à la présente circulaire.

L’intérêt qui revient donc à l’Ordre est celui qui est accordé par la banque à la fin de l’année à tout détenteur d’un compte-courant sur base du solde moyen créditeur.

4 En d’autres mots cet intérêt porte sur le « matelas ».

Ce montant revient à l’heure actuelle à l’avocat, détenteur du compte-courant, et n’est évidemment pas continué aux clients. Ce serait d’ailleurs chose impossible.

4. La Banque procédera à la fin de l’année à un versement groupé des intérêts produits sur les comptes-tiers tenu chez elle sans indiquer de quel avocat proviennent les fonds.

5. La réglementation n’est pas applicable à l’avocat qui manie des fonds de tiers en qualité de curateur, liquidateur, commissaire à la gestion contrôlée ou séquestre.

6. Les fonds recueillis sont destinés à financer notamment une « assurance-indélicatesse », la mise en place d’un système de communication électronique sécurisé et la formation continue des avocats.

Par requête déposée le 16 août 2001 devant le tribunal administratif, Maîtres …,……, …, … et …, avocats à la Cour, inscrits au tableau de l'ordre des avocats du barreau de Luxembourg, ont introduit un recours tendant à l'annulation tant du règlement que de la circulaire "aussi explicative que contraignante", sinon des articles 10.1.3 et 10.1.5 du règlement ainsi que des articles 3, 4 et 6 de la circulaire.

L'ordre des avocats du barreau de Luxembourg – en abrégé l'ordre des avocats – soulève l'incompétence du tribunal administratif pour connaître du recours. Il fait valoir que les juridictions administratives n'ont compétence à connaître que des décisions administratives à l'égard desquelles aucun autre recours n'est admissible d'après les lois et règlements. Or, l'article 25 de la loi modifiée du 10 août 1991 sur la profession d'avocat, qui dispose que le conseil disciplinaire et administratif connaît, pour les deux ordres d'avocats du Grand-Duché de Luxembourg, des affaires disciplinaires et administratives qui lui sont déférées selon les dispositions et la procédure prévues par la loi en question. Il en conclut qu'à supposer que le règlement soit susceptible d'être attaqué par les demandeurs, ceux-ci auraient dû porter le litige concernant le règlement devant ledit conseil disciplinaire et administratif; pour la même raison, à supposer que la circulaire soit à considérer comme acte administratif, le tribunal administratif serait incompétent pour connaître du recours dirigé à son encontre.

Il est vrai que si l'article 95 bis, alinéa 1er de la Constitution institue le tribunal administratif et la Cour administrative juges de droit commun en matière de contentieux administratif, l'alinéa 2 du même article dispose que la loi peut créer d'autres juridictions administratives et qu'en vertu de l'article 2, alinéa 1er de la loi modifiée du 7 novembre 1996 portant organisation des juridictions de l'ordre administratif, le tribunal administratif n'exerce un pouvoir d'annulation que par rapport aux décisions administratives à l'égard desquelles aucun autre recours n'est admissible d'après les lois et règlements.

L'article 25 de la loi modifiée du 10 août 1991, précitée, dispose que le conseil disciplinaire et administratif, créé par l'article 24 de la même loi, connaît des affaires disciplinaires et administratives qui lui sont déférées selon les dispositions et la procédure prévues par la loi en question.

La loi confère au conseil disciplinaire et administratif la connaissance de deux espèces de litiges, à savoir, d'une part, en vertu de l'article 22, alinéa 2, la connaissance en appel des 5 décisions rendues par le bâtonnier de l'ordre en cas de différends qui peuvent naître entre avocats dans l'exercice de leur profession, et, d'autre part, en vertu de l'article 26, la connaissance, comme juridiction de recours, mais à charge d'appel (v. Cass. 27 décembre 2001, n° 65/01), des sanctions disciplinaires prononcées à l'égard d'un avocat par le bâtonnier (alinéa 3 bis), et comme juridiction du premier degré en cas d'infraction ou de manquement à la discipline par un avocat (alinéa 4) ainsi qu'en cas de prétérition d'un avocat du tableau, de refus d'inscription ou de réinscription, de contestation du rang et d'autres cas limitativement prévus par la loi (alinéa 7).

En l'espèce, le recours est dirigé contre des actes qui ne rentrent dans aucune des catégories prévues par les dispositions précitées.

En effet, toutes les décisions que le conseil disciplinaire et administratif est amené à prendre sont des décisions individuelles alors que le règlement attaqué du 27 juillet 2001 revêt les caractéristiques d'un acte administratif à caractère réglementaire, les dispositions réglementaires étant celles qui statuent par mesure générale et impersonnelle et régissent à l'avenir tous les faits dont elles fixent le caractère et les suites.

En l'espèce, le règlement litigieux fixe de manière générale et impersonnelle, pour l'avenir, la manière dont une certaine catégorie de justiciables, à savoir les avocats actuellement inscrits au tableau et ceux qui y seront inscrits, doivent manier les fonds de tiers.

Or, l'article 7, alinéa 1er de la loi du 7 novembre 1996, précitée, attribue au tribunal administratif la connaissance des recours en annulation dirigés contre les actes administratifs à caractère réglementaire, et cela, ainsi que la loi le précise expressément, quelle que soit l'autorité dont ils émanent.

La compétence du tribunal administratif pour connaître du règlement découle partant de l'article 7, alinéa 1er de la loi du 7 novembre 1996 et l'incompétence du conseil disciplinaire et administratif se déduit d'une part de la circonstance que la loi ne lui attribue aucune compétence pour connaître des litiges relatifs au maniement de fonds revenant à des tiers – sauf si le maniement constitue un manquement à la discipline – et, d'autre part, du fait que ledit conseil n'a aucune compétence juridictionnelle en matière réglementaire. S'il en était ainsi, il se poserait un problème de conflit de lois dans le temps, l'article 7, alinéa 1er de la loi modifiée du 7 novembre 1996 instituant le tribunal administratif seul juge en matière de recours dirigés contre les actes administratifs à caractère réglementaire.

Il y a lieu d'examiner ensuite si le tribunal administratif est également compétent pour connaître de la circulaire.

En principe, les circulaires émises par des autorités administratives n'ont pas de caractère légal. Elles ne constituent pas des actes réglementaires ou des décisions obligatoires pour les administrés. Elles ne sont obligatoires que pour l'autorité administrative elle-même et ne s'imposent ni aux tribunaux, ni aux personnes étrangères à l'autorité concernée. Elles doivent se borner à interpréter les textes de loi en vigueur, sans pouvoir fixer des règles nouvelles.

Si une autorité administrative prétendait imposer aux tiers des normes nouvelles par le biais de circulaires, ceux-ci pourraient refuser de s'y conformer en invoquant l'exception d'illégalité telle que prévue par l'article 95 de la Constitution.

6 Depuis la réforme opérée par la loi du 7 novembre 1996, précitée, les administrés qui s'estiment lésés par une norme réglementaire disposent, au-delà de l'exception d'illégalité, de la faculté d'en faire prononcer l'annulation par voie d'action à intenter devant le tribunal administratif, quelle que soit l'autorité administrative dont émane cette norme.

Il s'ensuit que, dans la mesure où une autorité administrative entend imposer des normes réglementaires aux administrés en se servant de la forme de la circulaire, le tribunal administratif est compétent pour connaître du recours en annulation dirigé contre une telle circulaire.

En l'espèce, la circulaire n° 008/2000-2001, en ce qu'elle fixe certaines règles de fonctionnement des comptes en question, notamment en ce qui concerne les intérêts produits par ces comptes, ajoute des dispositions générales, impersonnelles à vocation obligatoire à celles contenues dans le règlement du 21 juin 2001.

Dans cette mesure, elle revêt partant un caractère réglementaire. Par voie de conséquence, le tribunal administratif, ayant une compétence générale à connaître des recours dirigés pour incompétence, excès et détournement de pouvoir, violation de la loi ou des formes destinées à protéger les intérêts privés, contre les actes administratifs à caractère réglementaire, est compétent pour connaître du recours dirigé contre la circulaire litigieuse.

L'ordre des avocats se rapporte à prudence de justice concernant la question de la caducité du recours au motif qu'il a été signifié au conseil de l'ordre, dépourvu de personnalité juridique, alors qu'il aurait dû être signifié à l'ordre des avocats.

Il est vrai que l'article 7 de la loi modifiée du 10 août 1991, précitée, a conféré au seul ordre des avocats la personnalité juridique et qu'en vertu de l'article 4, alinéas 1er et 2 de la loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives, le recours aurait dû lui être signifié.

Aux termes de l'article 29 de la même loi cependant, l'inobservation des règles de procédure n'entraîne l'irrecevabilité de la demande que si elle a pour effet de porter effectivement atteinte aux droits de la défense.

En l'espèce, l'ordre des avocats a été touché par la signification du recours et a chargé en temps utile un mandataire de le représenter en justice. Celui-ci a d'ailleurs répondu de manière circonstanciée, et dans les délais légaux, aux mémoires déposés au nom des demandeurs. Il s'ensuit que l'ordre des avocats n'a pas été atteint dans ses droits de la défense et qu'il n'y a pas lieu de prononcer l'irrecevabilité du recours tiré du fait que celui-ci a été signifié au conseil de l'ordre des avocats au lieu d'avoir été signifié à l'ordre lui-même.

L'ordre des avocats soulève ensuite l'irrecevabilité de la demande en se prévalant du principe que nul ne plaide par procureur. Il fait expliquer que le recours se base pour l'essentiel sur une atteinte au droit de propriété concernant l'affectation en fin d'année des intérêts produits sur le compte tiers. Le recours aurait partant dû être introduit par un prétendu propriétaire des fonds ayant seul qualité pour introduire ce recours, de sorte qu'en tant qu'il a été introduit par Maître… et consorts, il serait irrecevable pour défaut de qualité dans le chef des demandeurs.

7 Ceux-ci font plaider que l'obligation faite à l'avocat de verser à l'ordre l'intérêt net créditeur de son compte tiers irait à l'encontre du droit de propriété. Ils font exposer qu'ils ne sauraient refuser à un client pour le compte duquel ils toucheraient une somme très importante qu'ils lui continueraient le plus rapidement possible, l'intérêt créditeur important généré pendant le court laps de temps pendant lequel cette somme se serait trouvée sur le compte tiers en attendant son transfert. Ils font ajouter qu'en cas de réception, par l'avocat, d'une somme versée sur le compte tiers et faisant l'objet d'une saisie-arrêt avant même son transfert au client, l'intérêt produit par cette somme devrait revenir en cas de mainlevée de la saisie au client, mais que la réglementation nouvellement imposée priverait le client de cet intérêt au profit de l'ordre des avocats.

Les relations entre un avocat et son client relèvent tantôt du contrat d'entreprise, tantôt du mandat. Dans la mesure où l'avocat représente son client, qu'il pose des actes juridiques en son nom, il agit en qualité de mandataire (Ph. MALAURIE, L. AYNÈS et P.-Y. GAUTIER, Cours de droit civil, Les contrats spéciaux, 13e éd. 1999/2000, n° 521, p. 305). Lorsqu'il est chargé de recevoir une somme d'argent au nom de son client, il agit comme mandataire de celui-ci.

L'obligation de rendre compte, découlant de l'article 1993 du code civil, est inhérente au mandat. Aux sommes qu'il remet, le mandataire doit joindre, dans certaines hypothèses, les intérêts, ainsi que le prévoit l'article 1996 du même code.

L'avocat mandataire peut légitimement s'estimer obligé de verser au client les intérêts produits par les sommes qui sont versées sur un compte en banque ouvert en son nom au profit de son client (v. R.P.D.B., V° Mandat, n° 557 et s; Ph. MALAURIE, L. AYNÈS et P.-

Y. GAUTIER, op. cit., n° 568, p. 346), et de placer les sommes reçues pour compte du client de manière à les faire fructifier avant de les remettre au client, augmentées de l'intérêt produit, par application des obligations découlant à sa charge de l'article 1992 du code civil (v.

R.P.D.B., loc. cit., n° 560).

Il en découle que le maniement de fonds par un avocat pour compte d'un client ne met en jeu pas seulement le droit de propriété du client sur ces fonds, mais au même titre les obligations découlant à charge de l'avocat des dispositions légales en matière de mandat.

Dans la mesure où ils estiment que des dispositions réglementaires leur imposées les mettent dans l'impossibilité de remplir leurs obligations légales découlant du code civil, les demandeurs ont un intérêt personnel et direct à faire contrôler par le juge la légalité des dispositions en question.

Le moyen tiré du principe que nul ne plaide par procureur est partant à rejeter.

L'ordre des avocats soulève finalement l'irrecevabilité du recours en tant qu'il est dirigé contre la circulaire, au motif que celle-ci ne contiendrait pas de disposition normative mais aurait un caractère simplement informatif, se bornant à porter à la connaissance des intéressés les nouvelles dispositions générales.

Ainsi qu'il vient d'être dégagé plus haut, la circulaire contient des dispositions nouvelles qui vont au-delà du contenu du règlement dont il est soutenu qu'elle n'en fait que porter le contenu à la connaissance des membres du barreau.

8 Il s'agit partant d'une disposition réglementaire autonome comme telle soumise au contrôle du juge administratif.

Le recours répondant par ailleurs aux exigences de forme et de délai, il est recevable.

Au fond, il y a lieu de relever en premier lieu que bien qu'attaquant le règlement et la circulaire dans leur intégralité, les demandeurs ne formulent des reproches qu'à l'égard des articles 10.1.3 et 10.1.5 du règlement et des articles I. 3, I. 4 et I. 6 de la circulaire.

La demande est partant à rejeter en tant qu'elle vise les dispositions du règlement et de la circulaire autres que celles ci-avant mentionnées.

L'ordre des avocats fait plaider que loin d'avoir dépassé sa compétence, le conseil de l'ordre, en imposant des règles nouvelles concernant le maniement de fonds revenant à des tiers, aurait œuvré dans l'intérêt des clients et des tiers et enrayant deux pratiques contraires à la déontologie, à savoir la confusion des deniers de l'avocat avec les fonds revenant à son client, et le placement de fonds par l'avocat à des fins intéressées de ce dernier.

Les demandeurs ont soulevé, dans un mémoire complémentaire qu'ils ont été autorisés à déposer en vertu d'une ordonnance du président du tribunal, un moyen d'ordre public préalable, tiré de la contrariété de l'article 19 de la loi du août 1991, ayant servi de base à la réglementation litigieuse, à l'article 36 de la Constitution qui réserve au Grand-Duc de faire les règlements et arrêtés nécessaires pour l'exécution des lois et interdit la délégation d'un quelconque pouvoir normatif à une autre autorité. Ils reprochent au législateur d'avoir conféré à un organe non prévu à ces fins par la Constitution, à savoir de conseil de l'ordre des avocats, le pouvoir d'édicter des normes obligatoires concernant l'exercice de la profession d'avocat.

Ils demandent au tribunal de saisir la Cour constitutionnelle d'une question préjudicielle concernant la conformité de l'article 19 de la loi modifiée du 10 août 1991 avec l'article 36 de la Constitution.

En vertu de l'article 6 de la loi du 27 juillet 1997 portant organisation de la Cour constitutionnelle, lorsqu'une partie soulève une question relative à la conformité d'une loi à la Constitution devant une juridiction, celle-ci est obligée d'en saisir ladite Cour, sauf si une décision sur la question soulevée n'est pas nécessaire pour rendre son jugement, si la question de constitutionnalité est dénuée de tout fondement, ou si la Cour constitutionnelle a déjà statué sur une question ayant le même objet.

L'ordre des avocats fait rétorquer que l'article 19 de la loi modifiée du 10 août 1991 n'impose pas au conseil de l'ordre d'édicter des normes nécessaires à l'exécution de la loi, mais lui confère la simple faculté d'élaborer des règles propres à la profession. Il souligne que, tranchant avec le passé où les avocats se trouvaient étroitement soumis au pouvoir exécutif, ceux-ci sont désormais investis, de par la loi, "du pouvoir de créer des normes nouvelles dans l'intérêt de l'indépendance de la profession", ce souci d'indépendance de la profession ayant motivé le législateur de "laisser au Conseil de l'Ordre le soin de régler seul les matières qui le concernent." Il estime que l'article 36 de la Constitution est inapplicable, dès lors que la loi ne confie précisément pas son exécution au conseil de l'ordre, mais accorde à celui-ci le droit d'arrêter des règlements d'ordre intérieur qui déterminent les règles professionnelles. Il 9 souligne que le conseil de l'ordre disposerait de ce pouvoir même en l'absence d'une autorisation légale pourvu qu'il soit circonscrit aux tâches qui lui sont dévolues par la loi.

Se référant à la doctrine belge en la matière, il estime finalement que si l'article 36 de la Constitution était applicable, l'article 19 de la loi modifiée du 10 août 1991 ne lui serait pas contraire, la loi pouvant confier expressément l'exécution de ses propres dispositions à une autre autorité que le Grand-Duc.

C'est à tort que l'ordre des avocats soutient que ce serait dans le souci de soustraire les barreaux de la tutelle du pouvoir exécutif et d'assurer son indépendance, que le législateur aurait délégué au conseil de l'ordre le pouvoir de régler seul les matières qui le concernent.

Tout justiciable et toute catégorie socioprofessionnelle est soumis aux pouvoirs constitutionnels législatif, exécutif et judiciaire. En particulier, une loi ne saurait, sauf à réglementer elle-même la matière, soustraire une catégorie de personnes, même au prétexte d'assurer son indépendance, au pouvoir réglementaire du Grand-Duc. Celui-ci tient le pouvoir en question de la Constitution et si les règlements et arrêtés qu'il prend portent atteinte, de manière indue, aux droits de certaines personnes, celles-ci peuvent faire censurer ces atteintes par les juridictions instituées à cet effet.

Aux termes de l'article 36 de la Constitution, le Grand-Duc fait les règlements et arrêtés nécessaires pour l'exécution des lois, sans pouvoir jamais ni suspendre les lois elles-

mêmes, ni dispenser de leur exécution.

Dans un arrêt du 6 mars 1998 (n° 1/98, Mémorial 1998, A, p. 254), la Cour constitutionnelle a dit pour droit que le texte de l'article 36 de la Constitution s'oppose à ce qu'une loi attribue l'exécution de ses propres dispositions à une autorité autre que le Grand-

Duc.

Pour autant que la demande de saisine de la Cour constitutionnelle d'une question préjudicielle concerne le principe sus-énoncé, elle est à écarter comme visant une question d'ores et déjà résolue dans le sens pré-indiqué par la Cour constitutionnelle.

L'arrêt en question ne s'est pas prononcé, en revanche, sur la question de savoir si un certain nombre de personnes, membres d'une structure créée par la volonté du législateur ou à l'initiative privée, peuvent se voir investir, par la loi, du pouvoir de se doter de règles d'ordre intérieur destinées à assurer le fonctionnement interne du groupe. La conformité d'une telle disposition légale avec l'article 36 de la Constitution devrait faire l'objet d'une question préjudicielle si la décision sur cette question était nécessaire pour la solution du litige dont le tribunal est saisi.

En réalité cependant, la question de la constitutionnalité de règles d'ordre intérieur destinées à assurer le fonctionnement intérieur du barreau ne se pose pas dans le cas d'espèce.

Les dispositions attaquées, loin d'arrêter des mesures réglementaires internes au barreau, ont des répercussions en-dehors des membres de la profession en ce qu'elles sont de nature à affecter les droits et obligations des tiers.

En effet, l'article 10.1.3 précité du règlement, en ce qu'il impose l'agrément, par l'ordre des avocats, des établissements financiers affectés au dépôt des fonds destinés aux clients et tiers, affecte les droits de ceux-ci en ce qu'il interdit en principe à l'avocat de convenir avec le client ou le tiers d'un autre établissement bancaire chargé de recevoir les dépôts en question.

10 L'article 10.1.5, dans sa formulation générale, conférant au conseil de l'ordre et au bâtonnier de l'ordre le pouvoir d'arrêter toutes les mesures relatives à l'ouverture et au fonctionnement des comptes tiers et au respect de ces règles, est également de nature à pouvoir affecter les droits des tiers.

L'article I. 3. de la circulaire affecte à son tour les droits des tiers en ce qu'il dispose de l'intérêt net créditeur produit par le compte tiers, alors même que les règles légales relatives au mandat, sinon à tout le moins les conventions conclues entre le mandant et le mandataire peuvent conférer au contractant non avocat un droit sur cet intérêt.

Il en est de même des articles I. 4. et I. 6. de la circulaire qui partent de la prémisse que l'intérêt produit par les comptes tiers revient à l'ordre des avocats.

Or, comme il vient d'être dit, en tant que ces dispositions affectent les droits des tiers, elles ne sauraient être prises par le conseil de l'ordre des avocats, sous peine de violer l'article 36 de la Constitution.

Il suit des considérations qui précèdent que la demande d'annulation du règlement et de la circulaire est partiellement fondée.

Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant contradictoirement, se déclare compétent pour connaître du recours, le déclare recevable, rejette la demande de saisine de la Cour constitutionnelle d'une question préjudicielle, déclare le recours partiellement fondé, partant annule les articles 10.1.3 et 10.1.5 du règlement du conseil de l'ordre du barreau de Luxembourg du 21 juin 2001, ainsi que les articles I. 3, I. 4. et I. 6. de la circulaire n° 008/2000-2001 du bâtonnier de l'ordre des avocats du barreau de Luxembourg du 27 juillet 2001, et renvoie le dossier devant l'ordre des avocats du barreau de Luxembourg, rejette le recours pour le surplus, condamne l'ordre des avocats du barreau de Luxembourg aux frais.

Ainsi jugé et prononcé à l'audience publique du 8 avril 2002 par:

M. Ravarani, président, M. Campill, premier juge, Mme Lamesch, juge, en présence de M. Legille, greffier.

11 s. Legille s. Ravarani


Synthèse
Formation : Deuxième chambre
Numéro d'arrêt : 13875
Date de la décision : 08/04/2002

Origine de la décision
Date de l'import : 12/12/2019
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2002-04-08;13875 ?

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