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16/01/2002 | LUXEMBOURG | N°13859

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 16 janvier 2002, 13859


Numéro 13859 du rôle Tribunal administratif du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 10 août 2001 Audience publique du 16 janvier 2002 Recours formé par Monsieur …, …, et consort contre deux décisions du ministre de la Justice en matière d’autorisation de séjour

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JUGEMENT

Vu la requête, inscrite sous le numéro 13859 du rôle, déposée le 10 août 2001 au greffe du tribunal administratif par Maître Pierre REUTER, avocat à la Cour, inscrit au

tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, demeurant à L-…, et de...

Numéro 13859 du rôle Tribunal administratif du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 10 août 2001 Audience publique du 16 janvier 2002 Recours formé par Monsieur …, …, et consort contre deux décisions du ministre de la Justice en matière d’autorisation de séjour

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JUGEMENT

Vu la requête, inscrite sous le numéro 13859 du rôle, déposée le 10 août 2001 au greffe du tribunal administratif par Maître Pierre REUTER, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, demeurant à L-…, et de sa mère, Madame ……, demeurant à …, tendant à la réformation, sinon à l’annulation d’une décision du ministre de la Justice du 21 mars 2001 et d’une décision confirmative du même ministre du 14 juin 2001 prise sur recours gracieux, les deux portant rejet de la demande en octroi d’une autorisation de séjour en faveur de Madame…;

Vu le mémoire en réponse du délégué du Gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 28 août 2001;

Vu les pièces versées en cause et notamment les décisions critiquées;

Ouï le juge-rapporteur en son rapport, ainsi que Maître Elisabeth ALVES, en remplacement de Maître Pierre REUTER, et Monsieur le délégué du Gouvernement Guy SCHLEDER en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 3 décembre 2001.

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Suite à la demande soumise par Monsieur …, préqualifié, en vue de l’obtention d’une autorisation de séjour en faveur de sa mère, Madame ……, également préqualifiée, le ministre de la Justice, ci-après désigné par « le ministre », requit la production de certaines pièces complémentaires par courrier du 15 février 2001.

Par courrier du 21 mars 2001, le ministre s’adressa à Monsieur… dans les termes suivants :

« Comme suite à votre demande, complétée le 20 mars 2001, par laquelle vous sollicitez l'autorisation de séjour en faveur de votre mère, je regrette de devoir vous informer que je ne suis pas en mesure de faire droit à votre requête.

Afin de bénéficier du regroupement familial, l'intéressée doit prouver qu'elle n'a pas d'autres enfants ou personnes à sa charge et qu'elle n'a pas d'autres parents dans son pays d'origine qui pourraient la prendre en charge. Or, il ressort du dossier que votre mère ne peut pas fournir cette preuve étant donné que votre frère …… réside en Macédoine.

En outre, il n'existe pas de lien de dépendance financière entre votre mère et vous-même. En effet, il découle d'une déclaration du 15 novembre 2000 que votre mère touche une pension propre, lui permettant de garantir son entretien en Macédoine et qu'elle y est propriétaire d'une maison.

L'article 2 de la loi modifiée du 28 mars 1972 concernant l'entrée et le séjour des étrangers dispose que la délivrance d'une autorisation de séjour est subordonnée à la possession de moyens d'existence suffisants permettant à l'étranger d'assurer son séjour au Grand-Duché indépendamment de l'aide matérielle ou des secours financiers que de tierces personnes pourraient s'engager à lui faire parvenir. Or, votre mère ne remplit pas cette condition. Il est peu probable que la pension qu'elle touche en Macédoine soit suffisante pour supporter ses frais de séjour au Luxembourg.

Veuillez agréer … ».

Le recours gracieux formé par courrier du mandataire des consorts… du 8 mai 2001 s’étant soldé par une décision confirmative du ministre du 14 juin 2001, ils ont fait introduire un recours en réformation, sinon en annulation à l’encontre des deux décisions ministérielles des 21 mars et 14 juin 2001 par requête déposée en date du 10 août 2001.

Si le juge administratif est saisi d’un recours en réformation dans une matière dans laquelle la loi ne prévoit pas un tel recours, il doit se déclarer incompétent pour connaître du recours (trib. adm. 28 mai 1997, n° 9667, Pas. adm. 2001, V° Recours en réformation, n° 6, page 406, et autres références y citées).

Aucune disposition légale ne conférant compétence à la juridiction administrative pour statuer comme juge du fond en la présente matière, le tribunal est incompétent pour connaître de la demande en réformation des décisions critiquées. Le recours subsidiaire en annulation ayant été introduit dans les formes et délai de la loi, il est recevable.

A l’appui de leur recours, les demandeurs reprochent en premier lieu au ministre que, pour affirmer que les conditions requises pour bénéficier du regroupement familial ne se trouveraient pas remplies en l’espèce, il aurait ajouté des motifs de refus à la loi qui n’y seraient pas inscrits, de manière que les décisions attaquées seraient dépourvues de base légale.

Ils ajoutent en second lieu que les éléments retenus à la base des décisions déférées seraient contredits par les pièces par eux versées. Ils exposent à cet égard que Madame… n’aurait aucune personne à sa charge et subviendrait à ses propres besoins et que son autre fils, Monsieur ……, demeurerait effectivement en Macédoine, mais ils précisent que ce dernier serait marié et père de trois enfants, qu’il travaillerait et devrait subvenir aux besoins de sa famille et qu’il habiterait un très petit appartement qui lui rendrait impossible d’héberger encore sa mère. Ils ajoutent que Madame…, bien que n’étant pas malade, aurait besoin d’aide dans l’accomplissement des gestes et tâches quotidiens et que la demande en obtention d’une autorisation de séjour aurait pour finalité que Monsieur… puisse s’occuper de sa mère, étant donné qu’il serait propriétaire d’un appartement au Luxembourg de dimensions suffisantes pour qu’ils puisse l’accueillir. Les demandeurs précisent encore que Madame… toucherait en Macédoine une pension d’une contre-valeur de 170 DEM par mois qui serait suffisante pour supporter ses frais de voyage et de séjour, vu qu’elle serait hébergée gratuitement chez son fils qui disposerait par ailleurs ensemble avec son épouse de revenus stables et suffisants pour la prendre en charge.

Le délégué du Gouvernement rétorque que l’autorisation de séjour aurait été refusée aux motifs que Madame… ne satisferait pas aux conditions prévues pour se voir accorder une « autorisation de regroupement familial » et qu’elle ne remplirait par ailleurs pas la condition de l’existence de moyens personnels suffisants permettant d’assurer son séjour au Grand-

Duché, les demandeurs ayant admis eux-mêmes dans leur recours gracieux qu’une pension d’environ 170 DEM serait insuffisante à cet égard. Il ajoute qu’aucun texte légal ne préverrait qu’un citoyen originaire de Macédoine aurait le droit de se faire rejoindre par ses ascendants, mais que le ministre accorderait néanmoins des autorisations de séjour dans la pratique administrative aux ascendants à charge à condition que ceux-ci ne disposent pas de revenus personnels et n'ont pas d’autres enfants dans le pays d’origine qui pourraient s’occuper des ascendants en question. Dans la mesure où Madame… disposerait d’un revenu dans son pays d’origine où habiterait de surcroît un autre fils, le représentant étatique estime que le ministre n’aurait pas été tenu d’octroyer une autorisation de séjour en l’espèce, tout en précisant que les « quelques virements effectués en l’an 2000 (1000 DM) et en 1999 (1500 DM) » ne pourraient être considérés comme preuve que l’ascendant en question soit à charge de Monsieur….

A l’audience à laquelle l’affaire a été plaidée, le mandataire des demandeurs a soulevé le moyen tiré du non-respect par le ministre des dispositions de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme en ce que le refus de l’autorisation de séjour litigieuse constituerait une ingérence disproportionnée dans leur vie familiale. Le délégué du Gouvernement a pris position face à ce moyen en contestant l’existence d’une vie familiale préexistante, alors que Monsieur… serait établi au Grand-Duché « depuis des années » et que les demandeurs ne sauraient se voir reconnaître un droit de choisir le lieu d’implantation géographique d’une nouvelle cellule familiale.

L’article 2 de la loi modifiée du 28 mars 1972 concernant 1) l’entrée et le séjour des étrangers ; 2) le contrôle médical des étrangers ; 3) l’emploi de la main-d’œuvre étrangère, dispose que : « l’entrée et le séjour au Grand-Duché pourront être refusés à l’étranger : (…) -

qui ne dispose pas de moyens personnels suffisants pour supporter les frais de voyage et de séjour ». Une autorisation de séjour peut donc être refusée lorsque l’étranger ne rapporte pas la preuve de moyens personnels suffisants pour supporter les frais de voyage et de séjour. A cet égard, ne sont pas considérés comme moyens personnels une prise en charge signée par un membre de la famille du demandeur, ainsi qu’une aide financière apportée au demandeur par celui-ci (trib. adm. 9 juin 1997, n° 9781 du rôle, Pas. adm. 2001, v° Etrangers, n° 101, p. 150, et autres références y citées).

La légalité d’une décision administrative s’apprécie en considération de la situation de droit et de fait existant au jour où elle a été prise. Il appartient au juge de vérifier, d'après les pièces et éléments du dossier administratif, si les motifs invoqués par l’administration reposent sur des faits qui sont matériellement établis à l’exclusion de tout doute.

En l’espèce, c’est à bon droit que le délégué du Gouvernement conclut, au vu de la volonté déclarée par Monsieur… de prendre en charge tous les frais liés au séjour de sa mère au Luxembourg, qu’une telle prise en charge ne constitue pas la preuve de moyens personnels suffisants telle qu’exigée par l’article 2 de la loi précitée du 28 mars 1972.

Il ressort encore des éléments en cause que Madame… perçoit en Macédoine une pension mensuelle d’une contre-valeur de 170 DEM, laquelle doit être considérée comme étant insuffisante pour couvrir les frais d’un séjour prolongé au Luxembourg.

Il s’ensuit que c’est à bon droit et conformément à l’article 2 de la loi précitée du 28 mars 1972 que le ministre a pu refuser l’octroi de l’autorisation de séjour sollicitée en faveur de Madame… en se basant sur l’absence de preuve de moyens personnels dans son chef.

Si le refus ministériel se trouve, en principe, justifié à suffisance de droit par ledit motif, il convient cependant encore d’examiner le moyen d’annulation soulevé par les demandeurs tiré de la violation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, dans la mesure où ils estiment qu’il y aurait violation de leur droit au maintien de leur vie familiale, lequel tiendrait en échec la disposition précitée de l’article 2 de la loi du 28 mars 1972.

En droit international, il est de principe que les Etats ont le pouvoir souverain de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des étrangers. Cependant, les Etats qui ont ratifié la Convention européenne des droits de l’homme ont accepté de limiter le libre exercice de cette prérogative dans la mesure des dispositions de ladite convention.

A ce sujet, l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme dispose que:

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-

être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. » Sans remettre en cause la compétence de principe de chaque Etat de prendre des mesures en matière d’entrée, de séjour et d’éloignement des étrangers, l’article 8 implique que l’autorité étatique investie du pouvoir de décision en la matière n’est pas investie d’un pouvoir discrétionnaire, mais qu’en exerçant ledit pouvoir, elle doit tenir compte du droit au respect de la vie privée et familiale des personnes concernées.

L’étendue de l’obligation des Etats contractants d’admettre des non-nationaux sur leur territoire dépend de la situation concrète des intéressés mise en balance avec le droit de l’Etat à contrôler l’immigration.

A cet effet, il y a lieu de relever que l’application de l’article 8 présente deux aspects différents selon qu’il a pour objet une demande d’admission sous le couvert d’un projet de regroupement familial ou la rupture de liens qui se sont formés ou consolidés sur le territoire de l’Etat.

En principe, en matière d’immigration, la Cour européenne des droits de l’homme reconnaît le droit au regroupement familial s’il existe des attaches suffisamment fortes avec l’Etat dans lequel le noyau familial entend s’installer, consistant en des obstacles rendant difficile de quitter ledit Etat ou s’il existe des obstacles rendant difficile de s’installer dans leur Etat d’origine. Cependant, l’article 8 ne saurait s’interpréter comme comportant pour un Etat contractant l’obligation générale de respecter le choix par les membres d’une famille de leur domicile commun et d’accepter l’installation d’un membre non-national d’une famille dans le pays (cf. CEDH, 28 mai 1985, ABDULAZIS, CABALES et BALKANDALI ; CEDH, 19 février 1996, GÜL ; CEDH, 28 novembre 1996, AHMUT). Il se dégage encore de la jurisprudence précitée de la Cour européenne des droits de l’homme et de l’analyse qui en a été faite, que l’article 8 ne garantit pas le droit de choisir le lieu le plus approprié pour développer une vie familiale et qu’il faut « des raisons convaincantes pour qu’un droit de séjour puisse être fondé sur cette disposition » (cf. Bull.dr.h. n°1998, p.161).

Ainsi, s’il est vrai que l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme tend pour l’essentiel à prémunir les individus contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics dans leur vie privée et familiale et qu’il peut engendrer de surcroît des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie familiale, il n’en reste pas moins que, dans la matière sous examen, l’étendue de l’obligation pour un Etat d’admettre sur son territoire la famille d’un immigré dépend de la situation concrète des personnes en cause.

Il y a dès lors lieu d’examiner, en l’espèce, si la vie privée et familiale dont font état les demandeurs pour conclure dans leur chef à l’existence d’un droit à la protection d’une vie familiale par le biais des dispositions de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, rentre effectivement dans les prévisions de ladite disposition de droit international qui est de nature à tenir en échec la législation nationale.

Madame…, en tant que mère de Monsieur…, doit être considérée comme faisant partie de la famille de ce dernier au sens de l’article 8 précité qui vise tous les liens de co-sanguinité suffisamment étroits. Pour justifier de la subsistance d’une vie familiale effective entre eux-

mêmes malgré l’éloignement géographique ayant existé depuis un certain nombre d’années, les demandeurs renvoient essentiellement au soutien financier dont Monsieur… a fait bénéficier Madame… par le biais de virements périodiques. S’il est vrai que les montants annuels de ces virements (1000 DEM en l’an 2000 et 1500 DEM pour l’année 1999) ne peuvent être considérés comme insignifiants, il n’en reste pas moins que la contribution financière afin de couvrir les besoins matériels d’une autre personne ne suffit pas à elle seule à établir l’existence d’une vie familiale effective avec cette dernière en l’absence d’autres éléments concrets documentant la subsistance de contacts personnels (cf. Cour adm. 16 mars 2000, Ciglar, Latic, n° 11777C, Pas. adm. 2001, v° Etrangers, n° 86, p. 146). Etant donné que les demandeurs n’ont pas soumis au tribunal d’autres éléments de nature à étayer le maintien d’une vie familiale effective entre eux après le départ de Monsieur… de Macédoine, ils ne peuvent pas se prévaloir de la protection de l’unité familiale accordée par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Il s’ensuit que le recours laisse d’être fondé.

PAR CES MOTIFS le tribunal administratif, première chambre, statuant contradictoirement, se déclare incompétent pour connaître du recours principal en réformation, reçoit le recours subsidiaire en annulation en la forme, au fond, le déclare non justifié et en déboute, condamne les demandeurs aux frais.

Ainsi jugé par:

Mme Lenert, premier juge, M. Schroeder, juge, Mme Thomé, juge, et lu à l’audience publique du 16 janvier 2002 par le premier juge en présence de M.

Schmit, greffier en chef.

s. SCHMIT s. LENERT 6


Synthèse
Formation : Première chambre
Numéro d'arrêt : 13859
Date de la décision : 16/01/2002

Origine de la décision
Date de l'import : 12/12/2019
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2002-01-16;13859 ?

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