Tribunal administratif N° 13362 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 30 avril 2001 Audience publique du 20 décembre 2001
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Recours formé par Monsieur … ALISPAHIC, … contre deux décisions du ministre de la Justice en matière de statut de réfugié politique
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 13362 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 30 avril 2001 par Maître Roger NOTHAR, avocat à la Cour, assisté de Maître Anne LAMBE, avocat, tous les deux inscrits au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur … ALISPAHIC, né le … à Srebrenica (Bosnie-Herzégovine), de nationalité bosniaque, demeurant actuellement à L-…, tendant à la réformation d’une décision du ministre de la Justice du 9 novembre 2000, notifiée le 13 février 2001, par laquelle il n’a pas été fait droit à sa demande en reconnaissance du statut de réfugié politique, ainsi que d’une décision confirmative sur recours gracieux prise par le prédit ministre en date du 3 avril 2001;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 8 août 2001;
Vu les pièces versées en cause et notamment les décisions entreprises;
Ouï le juge-rapporteur en son rapport, ainsi que Maître Jean-Luc SCHAUS, en remplacement de Maître Roger NOTHAR, ainsi que Madame le délégué du gouvernement Malou HAMMELMANN en leurs plaidoiries respectives.
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Le 28 septembre 1998, Monsieur … ALISPAHIC introduisit auprès du service compétent du ministère de la Justice une demande en reconnaissance du statut de réfugié politique au sens de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, approuvée par une loi du 20 mai 1953, et du Protocole relatif au statut des réfugiés, fait à New York, le 31 janvier 1967, approuvé par règlement grand-
ducal du 6 janvier 1971, l’ensemble de ces dispositions étant ci-après dénommé « la Convention de Genève ».
Monsieur ALISPAHIC fut entendu en date du même jour par un agent du service de police judiciaire, section police des étrangers et des jeux, de la gendarmerie grand-ducale, sur son identité et l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.
Monsieur ALISPAHIC fut entendu en date du 15 décembre 1999 par un agent du ministère de la Justice sur les motifs à la base de sa demande d’asile.
Par décision du 9 novembre 2000, notifiée le 13 février 2001, le ministre de la Justice informa le demandeur de ce que sa demande avait été rejetée. Ladite décision est motivée comme suit :
« Il résulte de vos déclarations que le 24 septembre 1998, vous avez quitté Lukavac avec un passeur qui vous a emmené jusqu’au Luxembourg. Vous ne pouvez donner aucune précision concernant votre itinéraire si ce n’est que vous n’avez jamais dû descendre de la voiture pour passer les frontières.
Vous avez exposé que vous avez été enrôlé dans l’armée bosniaque pendant la guerre de Bosnie et que vous avez combattu à Srebrenica de 1992 à 1995. Vous affirmez qu’après 1995, vous auriez été forcé de vous engager dans l’armée pendant deux ans, soit jusqu’en 1997. Cet injonction de rester dans l’armée aurait été renouvelée par la suite, mais pour une période de quatre ans. Vous auriez alors refusé de signer ce nouvel engagement car vous auriez été affecté à une unité d’élite appelée « Garde de Tito ». Vous avez profité d’un week-end de permission pour déserter. Vous pensez que des sanctions vous attendent pour désertion, mais vous ignorez lesquelles.
Vous ajoutez que vous n’étiez membre d’aucun parti politique.
Vous ne faites état d’aucun fait de persécution. Vous ajoutez que vous ne possédez plus rien à Srebrenica et que vous craignez les Serbes qui s’y trouvent encore.
Je vous fais remarquer que la situation en Bosnie-Herzégovine s’est apaisée depuis 1997 et plus particulièrement depuis les élections démocratiques du mois de septembre.
Quant à votre crainte de peines du chef de désertion, elle ne constitue pas un motif justifiant la reconnaissance du statut de réfugié puisqu’elle ne saurait, à elle seule, fonder une crainte justifiée d’être victime de persécutions au sens de la Convention de Genève.
Par ailleurs, il ne se dégage d’aucune de vos allégations que vous risquiez d’être persécuté pour l’une des raisons énumérées par l’article 1er, A § 2 de la Convention, telles que vos opinions politiques, votre race, votre religion, votre nationalité ou votre appartenance à un groupe social.
Votre demande en obtention du statut de réfugié est dès lors refusée comme non fondée au sens de l’article 11 de la loi du 3 avril 1996 portant création 1) d’une procédure relative à l’examen d’une demande d’asile ; 2) d’un régime de protection temporaire, de sorte que vous ne saurez bénéficier de la protection accordée par la Convention de Genève ».
A l’encontre de la décision précitée du 9 novembre 2000, Monsieur ALISPAHIC a fait introduire un recours gracieux par courrier de son mandataire datant du 13 mars 2001.
Celui-ci s’étant soldé par une décision confirmative du ministre de la Justice du 3 avril 2001, il a fait introduire, par requête déposée en date du 30 avril 2001 un recours 2 contentieux tendant à la réformation des décisions ministérielles prévisées des 9 novembre 2000 et 3 avril 2001.
Etant donné que l’article 12 de la loi modifiée du 3 avril 1996 portant création 1) d’une procédure relative à l’examen d’une demande d’asile ; 2) d’un régime de protection temporaire prévoit un recours en réformation en matière de demandes d’asile déclarées non fondées, seule une demande en réformation a pu être dirigée contre les décisions ministérielles entreprises.
Le recours en réformation ayant par ailleurs été introduit dans les formes et délai de la loi, il est recevable.
A l’appui de son recours, le demandeur fait soutenir que le ministre de la Justice aurait commis une erreur d’appréciation des faits, en rejetant, à tort, sa demande d’asile comme étant non fondée, alors qu’il estime au contraire remplir les conditions en vue de la reconnaissance du statut de réfugié politique.
A ce titre, il expose être originaire de la Ville de Srebrenica en Bosnie-
Herzégovine et de confession musulmane, qu’il aurait été soldat dans l’armée bosniaque pendant la guerre de Bosnie de 1992 jusqu’en 1995, qu’il aurait encore une fois été forcé de s’engager jusqu’en 1997 et que par la suite sa hiérarchie militaire aurait exigé qu’il s’engage dans une troupe d’élite s’appelant « garde de Tito », que ne voulant pas intégrer cette garde il aurait déserté pendant une permission et ceci quelques jours avant son départ pour le Luxembourg, de sorte qu’il aurait peur d’être sanctionné en raison de cet acte de désertion. Le demandeur fait ajouter que sa maison familiale à Srebrenica aurait été incendiée en 1995 et que sa famille aurait dû aller vivre dans la ville de Tusla et qu’en cas de retour en Bosnie-Herzégovine, il serait également contraint d’aller vivre dans cette ville de Tusla, eu égard au fait que la ville de Srebrenica serait peuplée par une majorité de Serbes et constituerait un environnement « anti-musulman ».
Finalement, le demandeur invoque la violation de la Déclaration universelle des droits de l’homme et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques au motif que ses droits civils et politiques ne seraient nullement sauvegardés ou protégés.
Le représentant étatique soutient que le ministre de la Justice aurait fait une saine appréciation de la situation de Monsieur ALISPAHIC et que le recours laisserait d’être fondé.
Aux termes de l’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève, le terme « réfugié » s’applique à toute personne qui « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion et de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner ».
La reconnaissance du statut de réfugié n’est pas uniquement conditionnée par la situation générale du pays d’origine mais aussi et surtout par la situation particulière du demandeur d’asile qui doit établir, concrètement, que sa situation subjective spécifique a été telle qu’elle laissait supposer un danger sérieux pour sa personne. - Dans ce 3 contexte, il convient encore de préciser que le tribunal est appelé, dans le cadre d'un recours en réformation, à apprécier le bien-fondé et l'opportunité d'une décision entreprise en tenant compte de la situation existant au moment où il statue (cf. trib. adm.
1er octobre 1997, n° 9699, Pas. adm. 2001, V° Recours en réformation, n° 11).
Dans le cadre de l’évaluation de la situation personnelle du demandeur, l’examen fait par le tribunal ne se limite pas à la pertinence des faits allégués, mais il apprécie également la valeur des éléments de preuve et la crédibilité des déclarations de Monsieur ALISPAHIC.
En l’espèce, l’examen des déclarations faites par Monsieur ALISPAHIC lors de son audition du 15 décembre 1999, telles que celles-ci ont été relatées dans le compte rendu figurant au dossier, ensemble les moyens et arguments développés au cours des procédures gracieuse et contentieuse et les pièces produites en cause, amène le tribunal à conclure que le demandeur reste en défaut de faire état et d’établir à suffisance de droit des raisons personnelles de nature à justifier dans son chef une crainte actuelle justifiée de persécution du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses convictions politiques ainsi que le prévoit l’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève.
En effet, en ce qui concerne le principal motif invoqué par Monsieur ALISPAHIC pour justifier son statut de réfugié politique, force est de constater que la désertion n’est pas, en elle-même, un motif justifiant la reconnaissance du statut de réfugié, étant donné qu’elle ne saurait, à elle seule, fonder dans le chef du demandeur d’asile, une crainte justifiée d’être persécuté dans son pays d’origine du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques ainsi que le prévoit l’article 1er, paragraphe 2 de la section A, de la Convention de Genève.
En outre, il ne ressort pas à suffisance de droit des éléments du dossier que Monsieur ALISPAHIC risque de devoir participer à des actions militaires contraires à des raisons de conscience valables, que des traitements discriminatoires, en raison de son appartenance ethnique et de sa religion, risquaient ou risquent de lui être infligés, ou encore que la condamnation qu’il risque d’encourir en raison de sa désertion serait disproportionnée par rapport à la gravité d’une telle infraction ou que la condamnation éventuelle soit prononcée pour une des causes visées par la Convention de Genève.
D’ailleurs Monsieur ALISPAHIC reste en défaut d’expliquer et d’établir l’existence à l’heure actuelle d’un risque de persécution dans son chef en raison de la désertion alléguée, d’autant plus que la paix règne actuellement dans la région d’origine du demandeur.
Concernant les craintes du demandeur en raison du climat « anti-musulman » dans sa ville d’origine de Srebrenica et le fait que la maison de sa famille aurait été incendiée, de sorte que sa famille aurait dû aller vivre dans la ville de Tusla, il convient de constater que les persécutions invoquées émanent non pas de l’Etat, mais de groupes de la population, en l’espèce surtout de la population serbe établie en Bosnie-
Herzégovine. Le demandeur estime néanmoins que la crainte afférente peut être reconnue comme motif d’octroi du statut de réfugié politique, étant donné que les autorités en place seraient dans l’impossibilité de lui accorder une protection adéquate.
4 S’il est certes vrai que la notion de protection de la part du pays d’origine n’implique pas une sécurité physique absolue des habitants contre la commission de tout acte de violence et qu’une persécution ne saurait être admise dès la commission matérielle d’un acte criminel, il reste cependant pas moins qu’en cas de défaut de protection, dont l’existence doit être mise suffisamment en évidence par le demandeur d’asile, il y a lieu de prendre en compte une persécution commise par des tiers (cf. Jean-
Yves Carlier : Qu’est qu’un réfugié ? Bruylant, 1998, p. 113, n° 73-s).
Dans ce contexte, il y a lieu de relever que s’il est vrai que la situation de la communauté musulmane est difficile dans certaines régions de Bosnie-Herzégovine, elle n’est cependant pas telle que tout membre de la minorité ethnique visée serait de ce seul fait exposé à des persécutions au sens de la Convention de Genève, étant entendu qu’une crainte de persécution afférente doit reposer nécessairement sur des éléments suffisants desquels il se dégage que, considéré individuellement et concrètement, le demandeur d’asile risque de subir des traitements discriminatoires. Une situation de conflit interne violent ou généralisée ne peut en effet, à elle seule, justifier la reconnaissance de la qualité de réfugié étant donné que la crainte de persécution, outre de devoir toujours être fondé sur l’un des motifs de l’article 1er, A de la Convention de Genève, doit également avoir un caractère personnalisé. En l’espèce, le demandeur se réfère essentiellement à des événements illustrant le climat général d’insécurité dans sa ville d’origine en Bosnie-Herzégovine, sans faire état d’éléments particuliers le touchant directement à l’heure actuelle dans sa situation personnelle.
Force est encore de constater que les craintes de persécution afférentes invoquées se cristallisent autour de la seule ville de Srebrenica, et que le demandeur reste en défaut d’établir qu’il ne peut trouver refuge dans une autre partie de son pays d’origine, étant entendu que la Convention de Genève vise le pays d’origine ou de nationalité sans restriction territoriale, ceci d’autant plus que sa famille a trouvé refuge dans la Ville de Tusla en Bosnie-Herzégovine.
Concernant les craintes de persécutions du demandeur en raison de son appartenance à la communauté religieuse musulmane, et de la situation d’après-guerre instable dans son pays d’origine, il convient de constater que ces craintes s’analysent, en substance, en un sentiment général de peur, sans que le demandeur n’ait établi un état de persécution personnel vécu ou une crainte qui serait telle que sa vie lui serait, à raison, intolérable dans son pays d’origine.
Finalement, le moyen tiré de la prétendue violation de la Déclaration universelle des droits de l’homme et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques n’est pas pertinent, étant donné que le simple fait de tomber dans le champ d’application de ces instruments juridiques internationaux n’autorise pas une personne à se voir reconnaître le statut de réfugié politique. L’examen du statut de réfugié politique fait l’objet d’une appréciation au cas par cas à la lumière des normes juridiques existantes régissant les conditions d’octroi du droit d’asile, à savoir la Convention de Genève.
Il se dégage de l’ensemble des considérations qui précèdent que c’est à bon droit que le ministre a refusé au demandeur la reconnaissance du statut de réfugié politique, de sorte que le recours sous analyse doit être rejeté comme étant non fondé.
5 Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant contradictoirement;
reçoit le recours en réformation en la forme;
au fond, le déclare non justifié et en déboute;
condamne le demandeur aux frais.
Ainsi jugé par:
M. Ravarani, président, Mme Lamesch, juge, M. Spielmann, juge, et lu à l’audience publique du 20 décembre 2001, par le président, en présence de M.
Legille, greffier.
s. Legille s. Ravarani 6