Tribunal administratif N° 13303 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 17 avril 2001 Audience publique du 6 décembre 2001
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Recours formé par Monsieur et Madame … MUSIC-… et consorts, … contre une décision du ministre de la Justice en matière de statut de réfugié politique
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro du rôle 13303 et déposée au greffe du tribunal administratif le 17 avril 2001 par Maître Fränk ROLLINGER, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de M. … MUSIC, né le … à Plav (Monténégro/Yougoslavie), et de son épouse, Mme … …, née le … à Skopje (Macédonie), agissant tant en leur nom personnel qu’en celui de leurs enfants mineurs …, … et …, demeurant actuellement ensemble à L-…, tendant principalement à la réformation et subsidiairement à l’annulation d’une décision du ministre de la Justice du 27 novembre 2000, notifiée le 8 février 2001, par laquelle il n’a pas été fait droit à leur demande en reconnaissance du statut de réfugié politique;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 26 juillet 2001;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision critiquée;
Ouï le juge-rapporteur en son rapport et Maître Fränk ROLLINGER, ainsi que Monsieur le délégué du gouvernement Jean-Paul REITER en leurs plaidoiries respectives.
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En date du 17 juin 1999, M. … MUSIC et son épouse, Mme … …, agissant tant en leur nom personnel qu’en celui de leurs enfants mineurs …, … et … introduisirent oralement auprès du service compétent du ministère de la Justice une demande en reconnaissance du statut de réfugié politique au sens de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, approuvée par une loi du 20 mai 1953, et du Protocole relatif au statut des réfugiés, fait à New York, le 31 janvier 1967, approuvé par règlement grand-ducal du 6 janvier 1971, l’ensemble de ces dispositions étant ci-après dénommé « la Convention de Genève ».
M. et Mme MUSIC-… furent entendus en date du même jour par un agent du service de police judiciaire, section police des étrangers et des jeux, de la gendarmerie grand-ducale, sur leur identité et l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.
1 Ils furent en outre entendus séparément le 18 juin 1999 sur les motifs à la base de leur demande d’asile.
Par décision du 27 novembre 2000, notifiée le 8 février 2001, le ministre de la Justice les informa de ce que leur demande avait été rejetée. Ladite décision est motivée comme suit:
« Monsieur, vous exposez que vous n’auriez pas donné suite à un appel pour effectuer la réserve, de peur d’être tué lors du conflit du Kosovo. Vous précisez cependant que votre peur de l’armé n’aurait pas été motivée par votre religion. Vous dites risquer la condamnation à une peine d’emprisonnement en raison de votre insoumission. Vous admettez enfin ne pas être membre d’un parti politique et ne pas avoir été personnellement persécuté.
En ce qui vous concerne, Madame, vous expliquez que vos redouteriez l’extension du conflit du Kosovo au Monténégro. Même si les soldats serbes ne vous avaient rien fait, vous auriez quand même constamment peur. Cette peur serait motivée par votre confession musulmane. Vous auriez par ailleurs eu des problèmes pour trouver un emploi. Vous pensez aussi que votre mari aurait des difficultés du fait de son insoumission. Vous admettez enfin ne pas être membre d’un parti politique et ne pas avoir été personnellement persécutée.
Il y a d’abord lieu de relever que la reconnaissance du statut de réfugié n’est pas uniquement conditionnée par la situation générale du pays d’origine, mais aussi et surtout par la situation particulière du demandeur d’asile qui doit établir, concrètement, que sa situation individuelle est telle qu’elle laisse supposer une crainte justifiée de persécution au sens de la Convention de Genève.
Monsieur, l’insoumission n’est pas suffisante pour constituer une crainte justifiée de persécution. De même, la seule crainte de peines du chef d’insoumission ne constitue pas un motif justifiant la reconnaissance du statut de réfugié puisqu’elle ne saurait, à elle seule, fonder une crainte justifiée d’être victime de persécutions au sens de la prédite Convention.
Enfin, il n’est pas établi que l’appartenance à la réserve de l’armée imposerait à l’heure actuelle la participation à des opérations militaires que des raisons de conscience valables justifieraient de refuser.
Madame, un sentiment général d’insécurité respectivement vos difficultés de trouver un emploi, même à les supposer établies, ne sont pas de nature à fonder une crainte de persécution pour un des motifs énoncés à la Convention de Genève.
Il ne faut pas oublier que le régime politique en Yougoslavie vient de changer au mois d’octobre 2000 avec la venue du pouvoir d’un président élu démocratiquement. Un nouveau gouvernement a été mis sur place en novembre 2000 sans la participation des partisans de l’ancien régime. La Yougoslavie retrouve actuellement sa place dans la communauté internationale ce qui se traduit notamment par son adhésion à l’ONU et à l’OSCE.
Par conséquent vous n’alléguez aucune crainte raisonnable de persécution susceptible de rendre votre vie intolérable dans votre pays. Ainsi une crainte justifiée de persécution en raison d’opinions politiques, de la race, de la religion, de la nationalité ou de l’appartenance à un groupe social n’est pas établie.
Vos demandes en obtention du statut de réfugié sont dès lors refusées comme non fondées au sens de l’article 11 de la loi du 3 avril 1996 portant création 1) d’une procédure relative à l’examen d’une demande d’asile ; 2) d’un régime de protection temporaire, de sorte que vous ne saurez bénéficier de la protection accordée par la Convention de Genève ».
2 Par lettre du 8 mars 2001, les consorts MUSIC-… introduisirent, par le biais de leur mandataire, un recours gracieux à l’encontre de la décision ministérielle précitée du 27 novembre 2000.
Par décision du 14 mars 2001, le ministre de la Justice confirma sa décision négative antérieure.
Par requête déposée en date du 17 avril 2001, les consorts MUSIC-… ont fait introduire un recours tendant principalement à la réformation et subsidiairement à l’annulation de la décision précitée du ministre de la Justice du 27 novembre 2000.
Etant donné que l’article 12 de la loi modifiée du 3 avril 1996 portant création 1) d’une procédure relative à l’examen d’une demande d’asile ; 2) d’un régime de protection temporaire prévoit un recours en réformation en matière de demandes d’asile déclarées non fondées, seule une demande en réformation a pu être dirigée contre la décision ministérielle critiquée. Le recours en réformation formulé en ordre principal, ayant été introduit dans les formes et délai de la loi, il est recevable.- Il s’ensuit que le recours subsidiaire en annulation est à déclarer irrecevable. En effet, l’article 2 (1) de la loi modifiée du 7 novembre 1996 portant organisation des juridictions de l’ordre administratif, dispose qu’un recours en annulation n’est recevable qu’à l’égard des décisions non susceptibles d’un autre recours d’après les lois et règlements, de sorte que l’existence d’une possibilité d’un recours en réformation contre une décision rend irrecevable l’exercice d’un recours en annulation contre la même décision.
Les demandeurs concluent en premier lieu à l’annulation de la décision querellée pour violation de leurs droits de la défense. Dans cet ordre d’idées, ils relèvent que l’instruction de leur dossier aurait été trop longue, et, plus particulièrement, que 18 mois se seraient écoulés entre leur audition du 18 juin 1999 et la notification de la décision ministérielle de refus, de sorte que, à défaut d’avoir été réentendus, l’instruction de leur demande d’asile serait viciée, au motif qu’elle aurait été faite « en violation de [leurs] (…) droits de la défense alors que l’on s’est basé sur un dossier incomplet, voire erroné ». Ils ajoutent que le délai entre l’audition d’un demandeur d’asile et la prise de décision de l’autorité compétente devrait être très court pour éviter « qu’entre ces deux dates interviennent de nouveaux éléments susceptibles d’avoir une incidence sur le sort de la demande d’asile, sans que le ministre ne les prenne cependant en considération lors de sa prise de décision ».
En l’espèce, il convient en premier lieu de relever qu’il est établi par les pièces versées au dossier que préalablement à la décision ministérielle déférée, les demandeurs ont fait l’objet d’une audition détaillée et individuelle par un agent du service de police judiciaire, ainsi que par un agent du ministère de la Justice en présence d’un traducteur assermenté.
En ce qui concerne la durée qui s’est écoulée entre les auditions des demandeurs et la prise de la décision, force est de constater que les demandeurs restent en défaut d’indiquer en quoi leur droits auraient été lésés, étant donné que, d’une part, contrairement à l’argumentation développée par les demandeurs, le ministre de la Justice est appelé à statuer sur base des déclarations des demandeurs en tenant compte de la situation telle qu’elle se présente à l’heure où il statue, c’est-à-dire qu’il doit tenir compte des changements de situation qui sont intervenus depuis les auditions des demandeurs d’asile et qui sont de nature à influencer le sort à réserver à la demande d’asile et, d’autre part, les demandeurs n’indiquent 3 pas dans leurs mémoires en quoi leur situation particulière ou celle de leur pays auraient évolué depuis leurs auditions sans que pareil changement n’ait été pris en considération par le ministre.
Il s’ensuit que le reproche d’une violation des droits de la défense des demandeurs ne saurait être utilement retenu en l’espèce, à défaut d’éléments concrets avancés à cet égard.
Ensuite, à l’appui de leur demande d’asile, les demandeurs exposent qu’ils auraient fait l’objet de persécutions « à caractère étatique en raison de leur appartenance ethnique et religieux, ou se trouvent du moins dans une situation subjective spécifique telle qu’elle laisse supposer un danger sérieux pour leur personne », que M. MUSIC aurait reçu une convocation pour intégrer l’armée yougoslave et qu’il aurait refusé d’y donner suite, que son insoumission serait motivée par des raisons politiques, d’appartenance ethnique et de conscience et qu’en raison de son insoumission, il risquerait d’être condamné à une lourde peine d’emprisonnement, que Mme …, en tant que musulmane et épouse d’un déserteur risquerait également d’être persécutée.
En substance, les demandeurs reprochent au ministre de la Justice d’avoir méconnu leur situation spécifique qui serait telle qu’en raison des faits ci-avant exposés, en cas de retour dans leur pays d’origine, ils seraient exposés à un risque de persécution justifiant la reconnaissance du statut de réfugié politique.
Le représentant étatique soutient que le ministre de la Justice aurait fait une saine appréciation de la situation des consorts MUSIC-… et que leur recours laisserait d’être fondé.
Aux termes de l’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève, le terme « réfugié » s’applique à toute personne qui « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion et de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner ».
La reconnaissance du statut de réfugié n’est pas uniquement conditionnée par la situation générale du pays d’origine mais aussi et surtout par la situation particulière du demandeur d’asile qui doit établir, concrètement, que sa situation subjective spécifique a été telle qu’elle laissait supposer un danger sérieux pour sa personne. - Dans ce contexte, il convient encore de préciser que le tribunal est appelé, dans le cadre d'un recours en réformation, à apprécier le bien-fondé et l'opportunité d'une décision entreprise en tenant compte de la situation existant au moment où il statue (cf. trib. adm. 1er octobre 1997, n° 9699, Pas. adm. 2001, V° Recours en réformation, n° 11).
Dans le cadre de l’évaluation de la situation personnelle des demandeurs, l’examen fait par le tribunal ne se limite pas à la pertinence des faits allégués, mais il apprécie également la valeur des éléments de preuve et la crédibilité des déclarations de M. et Mme MUSIC-….
En l’espèce, l’examen des déclarations faites par M. et Mme MUSIC-… lors de leurs auditions respectives en date du 18 juin 1999, telles que celles-ci ont été relatées dans les comptes rendus figurant au dossier, ensemble les moyens et arguments développés au cours des procédures gracieuse et contentieuse et les pièces produites en cause, amène le tribunal à 4 conclure que les demandeurs restent en défaut de faire état et d’établir à suffisance de droit des raisons personnelles de nature à justifier dans leur chef une crainte actuelle justifiée de persécution du fait de leur race, de leur religion, de leur nationalité, de leur appartenance à un certain groupe social ou de leurs convictions politiques ainsi que le prévoit l’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève.
En effet, le principal motif de persécution dont les demandeurs font état, à savoir l’état d’insoumission de M. MUSIC, il convient de rappeler que l’insoumission n’est pas, en elle-
même, un motif justifiant la reconnaissance du statut de réfugié, puisqu’elle ne saurait, à elle seule, fonder dans le chef des demandeurs, une crainte justifiée d’être persécutés dans leur pays d’origine du fait de leur race, de leur religion, de leur nationalité, de leur appartenance à un certain groupe social ou de leurs opinions politiques ainsi que le prévoit l’article 1er, paragraphe 2 de la section A, de la Convention de Genève.
En outre, il ne ressort pas à suffisance de droit des éléments du dossier que M. MUSIC risque de devoir participer à des actions militaires contraires à des raisons de conscience valables ou que des traitements discriminatoires, en raison de son appartenance ethnique et de sa religion, risquaient ou risquent de lui être infligés ou encore que la condamnation qu’il risque d’encourir en raison de son insoumission serait disproportionnée par rapport à la gravité d’une telle infraction ou que la condamnation éventuelle soit prononcée pour une des causes visées par la Convention de Genève. Concernant ce dernier point, il convient encore d’ajouter que si des condamnations à des peines d’emprisonnement de plusieurs années ont été prononcées dans le passé à l’égard de déserteurs et d’insoumis, M. MUSIC n’établit pas, au vu de l’évolution de la situation actuelle en Yougoslavie et plus particulièrement de la loi d’amnistie votée récemment par les deux chambres du Parlement de la République Fédérale Yougoslave visant les déserteurs et insoumis de l’armée fédérale, que des poursuites pénales sont encore susceptibles d’être entamées et, surtout, que des jugements prononcés sont encore exécutés effectivement.
Enfin, les craintes de persécutions des demandeurs en raison de leur confession musulmane constituent en substance l’expression d’un sentiment général de peur, sans qu’ils n’aient établi un état de persécution personnelle vécue ou une crainte qui serait telle que leur vie leur serait, à raison, intolérable dans leur pays d’origine.
Il ressort de ce qui précède que les demandeurs n’ont pas fait état d’une persécution ou d’une crainte de persécution au sens de la Convention de Genève susceptible de justifier la reconnaissance du statut de réfugié politique dans leur chef. Partant, le recours en réformation est à rejeter comme étant non fondé.
Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant contradictoirement;
reçoit le recours en réformation en la forme;
5 au fond le déclare non justifié et en déboute;
déclare le recours en annulation irrecevable;
condamne les demandeurs aux frais.
Ainsi jugé par:
M. Ravarani, président, M. Campill, premier juge, Mme Lamesch, juge, et lu à l’audience publique du 6 décembre 2001, par le président, en présence de M. Legille, greffier.
s. Legille s. Ravarani 6